Dossier : T-1502-19
Référence : 2020 CF 642
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 26 mai 2020
En présence de madame la juge McDonald
ENTRE :
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JODY FRANCIS
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et D-J COMPOSITES INC.
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
La question à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire concerne le caractère raisonnable de la décision rendue le 6 mars 2019 par la division d’appel (DA) du Tribunal de la sécurité sociale (TSS). Dans la décision en question, la DA a conclu que l’employeur pouvait présenter une demande d’autorisation d’en appeler d’une décision de la division générale (DG) du TSS en vertu de l’article 55 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 (la LMEDS). La question en litige est soulevée dans le contexte factuel où l’employeur a choisi de ne pas participer aux procédures de la DG.
[2]
Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, car je ne suis pas convaincue du caractère raisonnable de la décision de la DA.
Le contexte
[3]
Le demandeur, M. Francis, travaillait pour D-J Composites (l’employeur) à Gander (T.-N.-L.). Après la cessation de son emploi, il a présenté une demande de prestations d’assurance-emploi à la Commission de l’assurance-emploi du Canada (la Commission). Cette dernière devait trancher la question de savoir si M. Francis avait perdu son emploi en raison d’un conflit collectif.
[4]
La Commission a rejeté la demande de prestations d’assurance-emploi de M. Francis après avoir conclu à l’existence d’un conflit collectif au sens de la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996, c 23 (Loi sur l’AE), ce qui excluait M. Francis et les autres employés mis à pied du bénéfice des prestations d’assurance-emploi.
[5]
Le demandeur a interjeté appel de la décision de la Commission devant la DG. Avant d’examiner la question, la DG a avisé l’employeur de l’appel par écrit et l’a informé du fait qu’il pouvait demander d’être ajouté comme partie afin de pouvoir présenter des observations et participer à l’audience. L’employeur, D-J Composites, n’a pas demandé à être ajouté comme partie et n’a donc pas participé à l’instance devant la DG. Je remarque que rien ne donne à penser que D-J Composites n’a pas reçu la communication en question de la DG.
[6]
Au terme d’une audience, la DG a déterminé que l’existence d’un conflit collectif à la date pertinente n’avait pas été établie et que, par conséquent, le demandeur et les autres employés mis à pied étaient admissibles au bénéfice des prestations d’assurance-emploi.
[7]
Après avoir reçu la décision de la DG, l’employeur a déposé une demande d’autorisation d’en appeler auprès de la DA.
[8]
Dans sa décision datée du 6 mars 2019, la DA a accordé à l’employeur l’autorisation d’en appeler de la décision de la DG. Le demandeur conteste le droit de l’employeur de participer à l’appel et demande le contrôle judiciaire de la décision de la DA.
[9]
À titre de précision, l’existence d’un conflit collectif dans le milieu de travail ou le moment où un tel conflit collectif est survenu ne sont pas en cause dans le présent contrôle judiciaire.
[10]
Lors de l’audience relative au présent contrôle judiciaire, l’employeur était représenté par un avocat, et un conseiller juridique du procureur général a participé à l’audience.
La décision faisant l’objet du contrôle
[11]
La DA a conclu que l’employeur pouvait en appeler de la décision de la DG en vertu de l’article 55 de la LMEDS puisqu’il avait présenté sa demande d’autorisation à temps et que son appel avait une chance raisonnable de succès.
[12]
La DA a souligné n’avoir trouvé aucune décision qui portait sur la signification de l’expression « toute personne qui fait l’objet de la décision »
dans l’article 55 de la LMEDS et que « très peu de choses substantielles »
avaient été dites au sujet de l’article 55 depuis l’entrée en vigueur de la LMEDS en 2013.
[13]
La DA a déterminé que la question se résumait à une question d’interprétation législative, citant l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, à l’appui de la proposition selon laquelle un décideur « doit lire les termes de la loi en suivant leur sens ordinaire dans leur contexte immédiat et dans l’esprit de la loi dans son ensemble »
(décision et motifs de la DA, au par. 24).
[14]
La DA s’est appuyée sur les définitions du Black’s Law Dictionary (2e édition) et du dictionnaire Merriam Webster pour conclure qu’une « personne qui fait l’objet d’une décision de la division générale est une personne qui dépend de sa décision, est concernée ou possiblement concernée par celle-ci ou est susceptible de souffrir du résultat de celle-ci »
(décision de la DA, au par. 34).
[15]
Pour ce qui est de savoir si M. Francis était admissible au bénéfice des prestations au titre du paragraphe 36(1) de la Loi sur l’AE, la DA a souligné que la question dont était saisie la DG consistait à savoir si M. Francis avait perdu son emploi ou était incapable de le reprendre en raison d’un arrêt de travail attribuable à un conflit collectif. La DA a fait remarquer que la DG a pris sa décision « dans le contexte d’une situation de négociation pour la convention collective entre l’agent négociateur du prestataire et l’employeur »
(décision de la DA, au par. 36). Elle a conclu que, vu ce contexte, l’employeur était visé par la définition de « personne qui dépend de la décision de la division générale, est concernée ou possiblement concernée par celle-ci et est susceptible de souffrir du résultat de celle-ci et, donc, fait l’objet de la décision de la division générale au titre de l’article 55 de la Loi sur le MEDS »
(décision de la DA, au par. 37).
[16]
La DA a accordé à l’employeur le droit de participer à l’instance.
La question en litige
[17]
L’interprétation de l’article 55 de la LMEDS de la DA était-elle raisonnable?
La norme de contrôle
[18]
Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 115 [Vavilov], la Cour suprême a déclaré que « [l]es questions d’interprétation de la loi ne reçoivent pas un traitement exceptionnel. Comme toute autre question de droit, on peut les évaluer en appliquant la norme de la décision raisonnable ».
[19]
« [U]ne décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au par. 85).
[20]
« Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné »
(Vavilov, au par. 86).
Les dispositions législatives
[21]
La disposition pertinente de la LMEDS porte que :
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[22]
Avant l’entrée en vigueur de la LMEDS, la disposition législative applicable était le paragraphe 115(1) de la Loi sur l’AE, qui était en vigueur du 1er janvier 2003 au 31 mars 2013, et qui se lisait comme suit :
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Analyse
[23]
Le demandeur soutient que l’analyse de la DA est erronée parce qu’elle porte sur les mauvais mots. En effet, dans la version anglaise de l’article 55, l’expression utilisée est « by any person who is the subject of the decision »
(par toute personne qui fait l’objet de la décision), tandis que la DA a analysé l’expression « by any person who is subject to the decision »
(par toute personne qui est assujettie à la décision). Le demandeur affirme également que le retrait du mot « employeur »
de l’article 55 de la LMEDS — alors qu’il figurait dans la disposition législative précédente — était un choix délibéré du législateur et que la DA n’a pas tenu compte de façon appropriée d’un tel changement.
[24]
Dans sa décision, la DA commence par souligner qu’il n’y a pas eu d’interprétation de l’expression « toute personne qui fait l’objet de la décision »
qui figure à l’article 55 de la LMEDS. Aux paragraphes 28, 29 et 30, elle compare l’article 55 aux dispositions abrogées de la Loi sur l’AE, et plus précisément aux articles 112 et 113 ainsi qu’au paragraphe 115(1). Elle souligne que le paragraphe 115(1) de la Loi sur l’AE contient une liste précise des personnes qui ont le droit d’interjeter appel. Au paragraphe 30, elle note que l’article 55 de la LMEDS ne prévoit pas que l’employeur a « le pouvoir de présenter un appel devant la division d’appel et ce dernier n’est pas précisément mentionné à l’article 55 de la Loi sur le MEDS comme étant une personne qui peut interjeter appel d’une décision de la division générale »
.
[25]
Cependant, au paragraphe 32 de la version anglaise de la décision, la DA passe à l’analyse de l’expression « subject to the decision » (
assujettie à la décision) sans fournir d’explication. La transition se produit entre les paragraphes 31 et 32 de la version anglaise, où la DA dit ce qui suit :
[31] Section 55 of the DESD Act gives the right to appeal to the Appeal Division to any person who is the subject of the decision and any other prescribed person. However, there are no regulations defining “other persons” for the purposes of this section.
[32] The Tribunal must therefore ask itself: Who is a person subject to the decision of the General Division?
[26]
Ensuite, la DA poursuit son analyse de l’article 55 comme s’il contenait le libellé « subject to »
(assujetti à). Cependant, elle ne fournit aucun énoncé en guise de transition ni aucune explication de la raison pour laquelle elle analyse une expression différente de celle figurant à l’article 55. Comme la DA n’a pas expliqué la raison pour laquelle elle a examiné un libellé législatif différent, on doit supposer qu’elle a commis une erreur.
[27]
Il faut se demander si une telle erreur revêt une importance suffisante pour miner la fiabilité de l’analyse de la DA. Je note que « les omissions ne justifient pas à elles seules l’intervention judiciaire : il s’agit principalement de savoir si l’aspect omis de l’analyse amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur »
(Vavilov, au par. 122). Autrement dit, l’« erreur »
est-elle assez importante pour rendre l’analyse et la conclusion de la DA déraisonnables?
[28]
Les défendeurs soutiennent que la substitution, dans la version anglaise de la décision, du mot « of »
par le mot « to »
n’a pas d’incidence sur le résultat. Ils soulignent que, dans les deux cas, une personne doit être concernée pour avoir un droit d’appel et que, par conséquent, la modification du libellé analysé par la DA constituait une [traduction] « erreur mineure »
et non une faille décisive.
[29]
Les défendeurs font valoir que l’employeur possède un droit d’appel en vertu de la LMEDS, parce que le libellé de l’article 55 est large et que quiconque pouvant démontrer qu’il fait l’objet d’une décision a le droit d’en appeler. Ils reconnaissent que, même si le terme [traduction] « partie »
ne figure pas à l’article 55, il ne faut pas interpréter l’article de manière à restreindre les droits des personnes qui « font l’objet »
des décisions sans nécessairement être des parties. Ils soutiennent également que la DA a dûment tenu compte du fait que la question sous-jacente concernait l’existence d’un conflit collectif, situation qui, selon eux, fait nécessairement intervenir les intérêts de l’employeur. Enfin, ils font valoir qu’il serait absurde que l’employeur puisse participer aux procédures de la DG, mais pas à celles de la DA.
[30]
En revanche, le demandeur soutient que la DA aurait dû tenir compte du fait que le législateur a intentionnellement omis d’inclure les « employeurs »
parmi les personnes pouvant demander une autorisation d’en appeler d’une décision à l’article 55 de la LMEDS, surtout lorsqu’on sait que les employeurs possédaient un droit d’appel explicite en vertu des dispositions anciennement en vigueur de la Loi sur l’AE. La DA ne s’est pas expressément penchée sur cette question.
[31]
Selon mon interprétation des faits précis de la présente affaire, la DA aurait aussi dû tenir compte du fait que l’employeur, D-J Composites, avait choisi de ne pas participer aux procédures de la DG. J’admets qu’un employeur qui participe aux procédures de la DG aurait le droit d’interjeter appel comme le prévoit l’article 55, mais, en l’espèce, l’employeur n’a pas participé aux procédures devant la DG, ce qui soulève un certain nombre de questions sur les droits d’appel des employeurs, notamment :
Les employeurs doivent-ils fournir des motifs ou des raisons pour lesquels ils devraient avoir le droit de participer aux procédures de la DA lorsqu’ils choisissent de ne pas participer aux procédures de la DG?
Les employeurs ont-ils pleinement le droit de participer aux procédures de la DA lorsqu’ils n’ont pas participé aux procédures de la DG?
Les employeurs ont-ils le droit de présenter de nouveaux éléments de preuve ou de formuler de nouveaux arguments dans le cadre des procédures de la DA?
[32]
Les questions qui précèdent se posent à la lumière des faits de la présente affaire, mais elles n’ont pas été examinées par la DA. Selon moi, le fait que la DA ne se soit pas posé ces questions et qu’elle n’ait pas analysé le libellé approprié de la disposition rend son analyse globale peu fiable.
[33]
Selon moi, la décision de la DA n’est pas intrinsèquement cohérente ni fondée sur une analyse rationnelle apparente (Vavilov, au par. 85). De telles lacunes sont centrales à la question examinée par la DA (Vavilov, au par. 100). Même si, en fin de compte, la conclusion de la DA selon laquelle, dans les circonstances, l’employeur avait un droit d’appel est juste, « un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être […] tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné »
(Vavilov, au par. 86).
[34]
Par conséquent, la décision n’est pas raisonnable, et l’affaire est renvoyée pour un nouvel examen.
Dépens
[35]
Le demandeur a droit aux dépens, que j’établis à 1 200 $, taxes et débours compris.
JUGEMENT dans le dossier T-1502-19
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le demandeur obtiendra des dépens d’un montant fixe de 1 200 $, y compris les taxes et les débours.
« Ann Marie McDonald »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 8e jour de juin 2020
Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1502-19
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INTITULÉ :
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JODY FRANCES c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL.
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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ST. JOHN’S (TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 20 FÉVRIER 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE MCDONALD
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DATE :
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LE 26 MAI 2020
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COMPARUTIONS :
Barry E. Wadsworth
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POUR LE DEMANDEUR
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Matthew Vens
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POUR LE DÉFENDEUR
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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Blair Mitchell
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POUR LE DÉFENDEUR
D-J COMPOSITES INC.
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Service juridique d’Unifor
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Ministère de la Justice du Canada
Services juridiques d’EDSC
Gatineau (Québec)
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POUR LE DÉFENDEUR
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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Mitchell & Ferguson Associates
Halifax (N.-É.)
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POUR LE DÉFENDEUR
D-J COMPOSITES INC.
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