[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2020
En présence de monsieur le juge Manson
I.
Introduction
[1]
Les demanderesses, ViiV Healthcare Company, Shionogi & Co Ltd et ViiV Soins de santé ULC [collectivement, ViiV], cherchent à faire rejeter la requête en procès sommaire présentée par la défenderesse Gilead Sciences Canada Inc. [Gilead], ou à en faire reporter l’instruction à une date indéterminée. Subsidiairement, ViiV sollicite une ordonnance ajournant le procès sommaire à une date postérieure à la fin des interrogatoires préalables ou prolongeant la durée du procès sommaire de trois à cinq jours.
II.
Le contexte
[2]
La présente requête s’inscrit dans le contexte d’une action en contrefaçon de brevet intentée par ViiV le 7 février 2018. ViiV allègue que Gilead a contrefait le brevet canadien no 2,606,282 [le brevet 282] en fabriquant, en utilisant, en vendant ou en offrant à la vente du bictégravir à titre de composant de son produit BIKTARVY. Gilead a nié toutes les allégations de contrefaçon, et déposé une demande reconventionnelle dans laquelle elle alléguait que le brevet 282 était invalide.
A.
La communication des documents
[3]
La date limite pour la production des actes de procédure était le 27 août 2018, et la production des documents a lieu depuis. Des documents ont initialement été produits le 25 avril 2019, et Gilead a depuis produit des documents supplémentaires entre septembre et novembre 2019 en réponse aux demandes de ViiV. Aucune date de procès n’a été fixée.
[4]
Après la production de certains documents liés au développement du bictégravir, ViiV a demandé la production d’autres données sous‑jacentes aux expériences et études auxquelles renvoient les documents déjà produits. Gilead a produit les données sous‑jacentes pertinentes pour le bictégravir, mais elle a refusé de produire les données sous‑jacentes à d’autres composés, affirmant que ces renseignements ne sont pas pertinents.
[5]
Le 2 octobre 2019, ViiV a présenté une requête pour la production des données sous‑jacentes aux autres composés. La protonotaire Milczynski a rejeté la requête, après avoir conclu que les données que ViiV cherchait à obtenir n’étaient pas importantes pour les questions d’interprétation des revendications ou de contrefaçon. ViiV a interjeté appel de cette ordonnance, mais la Cour l’a rejeté le 10 décembre 2019. Étant donné que la Cour n’a pas ordonné la production d’autres documents, Gilead estime qu’elle a entièrement produit ses documents.
B.
La requête en procès sommaire
[6]
Le 6 août 2019, Gilead a déposé un avis de requête en procès sommaire, dans lequel elle demandait à la Cour de conclure à l’absence de contrefaçon des revendications 1, 11 et 16 du brevet 282. La seule question à trancher lors du procès sommaire est celle de savoir si la juste interprétation des revendications 1, 11 et 16 permet que le « cycle A »
comprenne une structure cyclique pontée. Dans la négative, Gilead soutient que le bictégravir n’est pas visé par les revendications énoncées dans le brevet 282.
[7]
Au soutien de sa requête en jugement sommaire, Gilead a signifié à ViiV, le 2 août 2019, les rapports d’experts de M. Mark Lautens, Ph. D., et de M. Brent Stranix, Ph. D. Gilead a signifié d’autres rapports de ces mêmes experts le 4 novembre 2019.
[8]
ViiV a signifié sa contre-preuve pour le procès sommaire le 11 décembre 2019. Ces éléments de preuve sont les rapports d’expert de M. Mamuka Kvaratskhelia, Ph. D., de M. Peter Williams, Ph. D., et de M. Jeffrey D. Winkler, Ph. D.
[9]
Le procès sommaire, d’une durée de trois jours, a été fixé à une date à la fin janvier.
C.
La requête en rejet de la requête en procès sommaire – la « méta-requête »
[10]
Le 14 septembre 2019, ViiV a déposé un avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance rejetant la requête en procès sommaire présentée par Gilead, ou reportant l’instruction de cette requête à une date indéterminée. Les parties donnent à cette requête le nom de « méta-requête »
, puisqu’il s’agit d’une requête visant à faire rejeter une autre requête.
[11]
Au soutien de sa requête, ViiV a produit l’affidavit d’un témoin expert, daté du 28 octobre 2019, souscrit par Me Andrew M. Shaughnessy. Maître Shaughnessy est un avocat ayant plus de 25 ans d’expérience dans le domaine du droit des brevets.
[12]
La présente requête doit être examinée à la lumière du fait que les deux parties ont signifié et produit des rapports d’experts dans lesquels les auteurs ont abordé les questions soulevées dans la requête en procès sommaire. ViiV et Gilead ont produit leurs dossiers de requête pour cette requête les 9 et 16 décembre 2019, respectivement, et elles ont convenu que la requête devait être jugée sur dossier sans qu’une audience soit tenue.
III.
Les questions en litige
[13]
Les questions en litige sont les suivantes :
[14]
ViiV a aussi soulevé la question de savoir si l’instruction de la requête en jugement sommaire devrait avoir lieu seulement après que Gilead aura produit tout autre document que la Cour lui ordonnera de produire. Vu le rejet de l’appel, interjeté par ViiV, de l’ordonnance rendue par la protonotaire Milczynski, ce point est théorique.
IV.
Les dispositions pertinentes
[…]
a) les questions soulevées ne se prêtent pas à la tenue d’un procès sommaire;
b) un procès sommaire n’est pas susceptible de contribuer efficacement au règlement de l’action.
V.
L’analyse
A.
La question préliminaire : l’affidavit de Me Shaughnessy
[19]
À titre préliminaire, je conclus que l’affidavit de Me Shaughnessy n’est pas approprié et qu’il devrait être rejeté. Comme l’a soutenu Gilead, Me Shaughnessy expose clairement dans son affidavit une opinion juridique qui relève de la compétence de la Cour (Dywidag Systems Internation, Canada, Ltd c Garford PTY Ltd, 2010 CAF 223, par. 10 à 12). En résumé, Me Shaughnessy décrit sa propre expérience des litiges en matière de brevet, y compris en procès sommaires, il expose la jurisprudence sur les procès sommaires et donne son opinion sur la question de savoir si un procès sommaire est indiqué dans les circonstances. La majeure partie de son affidavit constitue une opinion et une argumentation juridiques. Les avocats des demanderesses devraient présenter ces arguments, tant en ce qui concerne la requête qu’en ce qui concerne le procès sommaire, et non s’appuyer sur l’affidavit d’un avocat tiers pour le faire.
B.
Le procès sommaire
(1)
La Cour devrait-elle rejeter la requête en procès sommaire de Gilead ou en reporter l’instruction à une date indéterminée?
[20]
Gilead a le droit de déposer une requête en procès sommaire en vertu de l’article 213 des Règles. Il incombe à la partie requérante d’établir que la tenue d’un procès sommaire est appropriée, et elle doit en convaincre la Cour à l’étape de l’instruction de la requête en procès sommaire, et non à l’étape d’une requête préventive comme celle de l’espèce (Collins c Canada, 2014 CF 307, par. 39 à 41 [Collins CF]; conf. par 2015 CAF 281 [Collins CAF].
[21]
ViiV s’appuie fortement sur les facteurs examinés par la Cour dans Wenzel Downhole Tools Ltd c National‑Oilwell Canada Ltd, 2010 CF 966 [Wenzel]. Bien que ces facteurs soient indubitablement ceux que la Cour doit examiner pour décider si un procès sommaire est indiqué, le contexte dans lequel ils ont été appliqués dans Wenzel est nettement différent de celui de l’espèce. Les défendeurs avaient présenté une requête en jugement sommaire et la Cour devait décider si elle devait orienter les parties vers une requête en procès sommaire sur le fondement du paragraphe 215(3) des Règles.
[22]
La question de savoir si un procès sommaire est indiqué devrait être tranchée à l’étape de l’instruction de la requête en procès sommaire (Collins CF, par. 41). Bien que la Cour d’appel fédérale n’ait pas abordé ce point de façon précise lorsqu’elle a confirmé la décision de la juridiction inférieure, elle a conclu qu’il n’était pas nécessaire que les interrogatoires préalables soient effectués avant le procès sommaire et que la seule exigence prévue dans les Règles des Cours fédérales est que les requêtes en procès sommaire doivent être déposées avant que les heure et lieu de l’instruction soient fixés (Collins CAF, précité, par. 44 et 45). Par conséquent, dans le cadre de la présente requête, la Cour devrait éviter d’aborder à l’avance les facteurs Wenzel.
[25]
Ce principe est certes admis dans certaines affaires dont la Cour est saisie, mais en l’espèce, il n’existe pas de « mécanisme semblable »
. Nulle part dans les dispositions applicables aux procès sommaires prévues dans les Règles des Cours fédérales ne trouve-t-on un mécanisme semblable à celui du paragraphe 9‑7(11) des Règles de procédure civile de la C.‑B., qui permet la présentation d’une requête visant à rejeter la requête en procès sommaire avant l’instruction du procès sommaire. Qui plus est, les Règles de la Cour sont exhaustives et n’exigent pas l’application des Règles d’une cour provinciale pour les compléter.
[26]
Par ailleurs, la Cour a reconnu le principe énoncé dans Bruce c John Northway & Son Ltd, [1962] OWN 150 (protonotaire de la HCJ) selon lequel, en règle générale, lorsqu’un avis de requête est produit, toute mesure ultérieure susceptible de nuire aux droits de la partie requérante sera ignorée par la Cour (Kornblum c Canada (Ressources humaines et Développement social Canada), 2010 CF 656, par. 29; Odyssey Television Network Inc c Ellas TV Broadcasting Inc, 2018 CF 337, par. 42). Gilead a produit son avis de requête en procès sommaire le 6 août 2019 et son droit à un procès sommaire, dans le cadre duquel il lui incombe d’établir qu’un procès sommaire est indiqué, a pris naissance ce jour-là. La présente requête a pour but de priver Gilead de ce droit et ne devrait pas être tolérée par la Cour.
[27]
Enfin, ViiV continue d’affirmer que la structure du bictégravir est litigieuse. ViiV soutient que, compte tenu de ce litige d’ordre factuel, le procès sommaire n’est pas indiqué parce que le seul fait pertinent pour conclure à l’existence d’une contrefaçon au procès sommaire – la structure chimique du bictégravir – demeure en litige. ViiV a invoqué une structure précise du bictégravir dans sa déclaration. Gilead a nié que la structure du bictégravir était celle qui était invoquée dans la déclaration parce qu’elle ne comprend pas la bonne stéréochimie.
[30]
ViiV soutient que la partie de la structure du bictégravir indiquée par le cercle pointillé ci‑dessus correspond au « cycle A »
des revendications du brevet 282. Selon Gilead, le bictégravir ne contrefait pas le brevet parce qu’il contient un système ponté qui n’est pas intégré dans le « cycle A »
, conformément aux définitions des revendications indépendantes 1 et 11, correctement interprétées. Si le bictégravir contrefait la revendication 1, Gilead estime que son système ponté ne contrefait pas la revendication 16, car celui‑ci n’est pas intégré dans le « cycle A »
selon la définition prévue à la revendication 16.
[31]
La monographie de produit indique la structure chimique, y compris la stéréochimie appropriée et la forme saline du bictégravir. ViiV soutient que la monographie de produit constitue une preuve par ouï-dire et que la structure du bictégravir demeure donc litigieuse. ViiV s’appuie sur un énoncé figurant dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation de 2009 qui accompagnait l’introduction des procès sommaires dans les Règles des Cours fédérales selon lequel il « serait inacceptable d’instruire un procès sommaire sur le fondement d’une preuve par ouï-dire »
. Cet énoncé a été fait par le comité des règles de la Cour fédérale relativement à une modification corrélative apportée à l’article 81 des Règles prévoyant que les affidavits contenant des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits ne sont pas admissibles dans le cadre des requêtes en jugement sommaire ou en procès sommaire.
[32]
Les deux camps ont formulé des arguments sur la nécessité et la fiabilité de la preuve par ouï‑dire et les exceptions possibles à la règle d’exclusion de la preuve par ouï-dire. La question du ouï-dire ne devrait pas être abordée à cette étape-ci. L’admissibilité et l’importance devant être accordée à la monographie de produit doivent plutôt être laissées à l’appréciation du juge qui instruira le procès sommaire.
(2)
La Cour devrait-elle ajourner la requête en procès sommaire présentée par Gilead à une date postérieure à la fin des interrogatoires préalables?
[33]
Comme il est indiqué ci-dessus, la réponse fournie à cette question par Collins CAF fournie est simple : la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’est pas nécessaire que les interrogatoires préalables soient terminés avant la tenue du procès sommaire. Par conséquent, il n’est pas opportun pour la Cour d’ajourner la requête en procès sommaire présentée par Gilead à une date postérieure à la fin des interrogatoires préalables.
(3)
Si la requête de Gilead en procès sommaire n’est pas rejetée ou si l’instruction de cette requête n’est pas ajournée, la Cour devrait-elle prolonger la durée prévue pour l’instruction du procès sommaire, de trois à cinq jours?
[34]
Gilead ne s’oppose pas à cette demande. Gilead propose aussi que, si la Cour ne fait pas droit à cette demande, mais qu’elle croit qu’un délai supplémentaire est nécessaire, elle puisse fixer un délai supplémentaire pour les plaidoiries à une date ultérieure. Je suis disposé à prolonger la durée de l’instruction du procès sommaire à cinq jours.
[35]
La requête est rejetée. Les deux camps ont produit entre eux cinq rapports d’experts et ils ont tous deux consacré beaucoup de temps à la préparation du procès sommaire sur le fond. Étant donné que Gilead ne s’oppose pas à la demande de ViiV de prolonger la durée de l’instruction à plus de trois jours et que la Cour a les ressources pour faire droit à cette demande, j’ajoute deux jours supplémentaires à la durée de l’instruction, laquelle aura lieu du 27 au 31 janvier 2020.
ORDONNANCE dans le dossier T‑226‑18
- La requête est rejetée.
- La durée de l’instruction du procès sommaire est prolongée de deux jours, et aura lieu du 27 au 31 janvier 2020.
- Les parties peuvent s’entendre sur une journée supplémentaire pour les plaidoiries auprès du juge qui instruira le procès sommaire.
- Les dépens sont adjugés à Gilead. Les parties auront jusqu’au 10 janvier 2020 pour fournir une entente sur l’adjudication des dépens. Si elles ne s’entendent pas, les parties fourniront à la Cour des observations écrites, ne dépassant pas cinq pages, exposant leurs positions respectives sur les dépens au plus tard le 15 janvier 2020.
Traduction certifiée conforme
Ce 16e jour d’avril 2020.
Linda Brisebois, LL.B.