Dossier : IMM-3566-19
Référence : 2020 CF 631
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 20 mai 2020
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE :
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MEDHANIE AREGAWI WELDEMARIAM
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
APERÇU
[1]
Le demandeur est un citoyen éthiopien et un ancien employé de l’Information Network Security Agency (agence chargée de la sécurité des réseaux [INSA]), un service de renseignement de sécurité de l’État éthiopien. La Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a jugé qu’à cause de ces antécédents professionnels, le demandeur était interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Plus précisément, la Section de l’immigration a conclu que le demandeur était interdit de territoire parce qu’il avait été membre d’une organisation qui a été l’auteur d’actes d’espionnage « contraire[s] aux intérêts du Canada »
, comme le prévoit l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.
[2]
Le demandeur sollicite un contrôle judiciaire de cette décision en application du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il ne nie pas avoir été employé par l’INSA de 2009 à 2014 et ne conteste pas que l’INSA a été l’auteur d’actes d’espionnage ni que le fait de travailler pour l’INSA peut constituer une adhésion à une organisation pour l’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. En revanche, il prétend que la décision de la SI selon laquelle il est interdit de territoire pour des raisons de sécurité repose sur une interprétation trop générale de l’expression « contraire aux intérêts du Canada »
utilisée à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.
[3]
Pour les motifs qui suivent, je suis du même avis que le demandeur. La présente demande est donc accueillie et l’affaire est renvoyée à la Section de l’immigration aux fins de réexamen.
[4]
Les parties ont proposé conjointement une question à certifier en application de l’alinéa 74d) de la LIPR. Comme je l’expliquerai également ci-dessous, bien que je modifierais légèrement l’énoncé de la question proposée, je conviens sur le fond avec les parties que cette question devrait être certifiée.
II.
CONTEXTE
[5]
Le demandeur est né en Éthiopie en 1986. Lorsqu’il a obtenu son baccalauréat en sciences informatiques de l’Université de Mekelle en 2009, il a été recruté à un poste de concepteur de logiciels pour l’INSA.
[6]
L’INSA est un organisme gouvernemental éthiopien qui rend des comptes au premier ministre. Son mandat est de « protéger l’intérêt national »
en assurant la protection [traduction] « des renseignements et des infrastructures d’information du pays »
. D’après le site Web de l’organisme, son rôle consiste à établir [traduction] « une puissance cybernétique nationale capable de protéger l’intérêt national »
et à fournir [traduction] « des renseignements techniques en lien avec [l’]intérêt national afin d’appuyer les décisions et les mesures prises par le gouvernement »
. Des rapports produits par des organisations de la société civile indiquent notamment que l’INSA joue un rôle important dans la surveillance d’Internet et le filtrage des sites Web accessibles en Éthiopie. Son mandat prévoit également l’utilisation de cybercapacités offensives. Selon les rapports produits par des organisations de la société civile, le gouvernement éthiopien a ciblé des membres de la diaspora éthiopienne (particulièrement des journalistes) au moyen de logiciels de surveillance malveillants. On reproche à l’INSA d’avoir été l’organisme éthiopien ayant pris part à cette activité, du moins en partie.
[7]
Le demandeur affirme n’avoir travaillé que sur un projet lorsqu’il travaillait pour l’INSA, à savoir la conception d’un logiciel de simulation de défense aérienne devant servir à la formation de militaires.
[8]
Le demandeur a travaillé à l’INSA jusqu’en juin ou juillet 2014. Il a ensuite quitté l’Éthiopie afin de préparer une maîtrise en sciences informatiques à l’Université de Linköping, en Suède, de septembre 2014 à septembre 2016. Après ses études, il est revenu en Éthiopie.
[9]
Le demandeur, après son arrivée à l’Aéroport international Pearson de Toronto le 4 février 2017, a déposé une demande d’asile. Il a soutenu qu’il courait un risque de persécution de la part des forces de sécurité éthiopiennes, qui l’avaient ciblé après son retour de la Suède.
[10]
La demande d’asile déposée par le demandeur est restée en suspens pendant que le ministre cherchait à savoir si le demandeur était interdit de territoire au Canada en raison de l’emploi qu’il avait occupé à l’INSA. Elle a par la suite été suspendue conformément au paragraphe 103(1) de la LIPR.
[11]
Le 27 juillet 2017, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada a interrogé le demandeur quant à ses antécédents et à l’emploi qu’il avait occupé à l’INSA. Le demandeur a affirmé que le seul projet auquel il avait travaillé à l’INSA était la conception d’un logiciel de simulation de défense aérienne. L’agent lui a posé des questions au sujet de rapports voulant que l’INSA ait utilisé des logiciels espions pour surveiller des membres de la diaspora éthiopienne (en particulier des journalistes) et pour empêcher la production de rapports indépendants et l’opposition au gouvernement éthiopien. Le demandeur a déclaré qu’il n’avait aucune connaissance de ces activités.
[12]
Le 15 août 2017, l’agent a produit, en application du paragraphe 44(1) de la LIPR, un rapport dans lequel il affirmait que le demandeur était interdit de territoire au Canada conformément à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Plus précisément, il indiquait dans son rapport que le demandeur avait travaillé à l’INSA et que [traduction] « l’INSA est une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été, qu’elle est ou qu’elle sera l’auteur d’un acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada »
, conformément à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. L’agent a également préparé un examen détaillé du dossier dans lequel il recommandait le renvoi à la Section de l’immigration afin qu’elle tienne une audience sur l’interdiction de territoire.
[13]
L’examen du cas comprenait des renseignements sur le ciblage présumé de journalistes éthiopiens au moyen de cyberattaques en décembre 2013, puis une nouvelle fois en novembre et en décembre 2014.
[14]
Un logiciel espion appelé Remote Control System (RCS) et produit par Hacking Team, une société établie en Italie, avait été envoyé à des journalistes travaillant pour l’organe de presse Ethiopian Satellite Television & Radio (qu’on appelle communément ESAT). Fondé en 2010, ESAT est un organe de presse indépendant qui diffuse des nouvelles par satellite à la télévision, à la radio et en ligne; il est administré par des membres de la diaspora éthiopienne. Il présente souvent des reportages critiques à l’égard du gouvernement éthiopien et des conditions en Éthiopie. D’après une réponse à une demande d’information (RDI) de la CISR datée du 1er avril 2016, son siège social se trouve à Amsterdam, mais il a également des bureaux à Washington D.C. et à Londres, en Angleterre. On pouvait également lire, dans cette RDI, que même si ESAT compte des groupes de soutien partout au Canada, rien n’indiquait à l’époque que des journalistes d’ESAT vivaient au Canada.
[15]
Les attaques ont consisté en l’envoi aux employés d’ESAT de courriels accompagnés de pièces jointes apparemment inoffensives dans lesquelles étaient cachés des logiciels espions. Un de ces employés se trouvait en Belgique à l’époque; les autres étaient aux États-Unis. Une fois que le logiciel espion infecte un appareil électronique tel qu’un ordinateur, RCS est apparemment capable de récupérer des données sur l’ordinateur, de surveiller l’utilisation de l’ordinateur (y compris les conversations Skype), d’enregistrer des mots de passe et même d’allumer la caméra et le micro de l’ordinateur. Il semble qu’aucune tentative de ciblage n’a été fructueuse. Des éléments de preuve ont permis d’établir des liens entre ces tentatives et le gouvernement éthiopien (notamment de la correspondance entre Hacking Team et son client en Éthiopie après la publication d’articles sur les cyberattaques dont ESAT a été victime). Des preuves circonstancielles établissaient également des liens entre ces attaques et l’INSA, plus précisément.
[16]
Un superviseur de l’application de la loi a approuvé la recommandation de l’agent et a renvoyé le demandeur devant la Section de l’immigration pour une audience sur l’interdiction de territoire en application du paragraphe 44(2) de la LIPR.
[17]
L’audience devant la Section de l’immigration a eu lieu le 11 mars 2019.
[18]
Les documents présentés à la Section de l’immigration comprenaient des éléments de preuve substantiels quant au fait que l’Éthiopie persécutait les journalistes de l’opposition et ciblait plus précisément ESAT, mais le ministre ne s’est appuyé que sur les cyberattaques montées contre les employés d’ESAT en 2013 et en 2014 pour justifier l’interdiction de territoire du demandeur.
[19]
Pour des motifs datés du 17 mai 2019, la Section de l’immigration a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et a pris une mesure d’expulsion contre lui.
III.
DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
[20]
Il incombait au ministre d’établir qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est interdit de territoire. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 114, la norme des « motifs raisonnables [de penser] »
« exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile [renvois omis]. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi. »
[21]
La compréhension de la Section de l’immigration quant au fardeau de la preuve ou à la norme de preuve n’est pas mise en doute.
[22]
Lors de l’audience devant la Section de l’immigration, le demandeur a reconnu que l’emploi qu’il avait occupé à l’INSA suffisait à faire de lui un « membre d’une organisation »
pour l’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Les questions déterminantes étaient donc de savoir si les activités en cause de l’INSA constituaient de l’espionnage et, dans l’affirmative, si elles étaient contraires aux intérêts du Canada.
[23]
La Section de l’immigration a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’INSA avait ciblé des journalistes éthiopiens et des dissidents politiques en dehors de l’Éthiopie à l’aide du logiciel espion de RCS en 2013 et en 2014 (tel qu’il est indiqué ci-dessus, aux paragraphes 14 et 15). S’appuyant sur les décisions Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 CF 71, au paragraphe 48, et Peer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 752, aux paragraphes 30 à 37 (conf. par Peer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 91), la Section de l’immigration a également conclu que cette activité constituait de l’« espionnage »
au sens de l’alinéa 34(1)a) puisqu’il s’agissait d’une tentative subreptice de recueillir de l’information. Ces conclusions ne sont pas contestées dans la présente demande.
[24]
Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, la seule conclusion en litige en l’espèce est la conclusion de la Section de l’immigration quant au fait que les activités de l’INSA étaient contraires aux intérêts du Canada.
[25]
La Section de l’immigration a conclu que les actes d’espionnage contre ESAT commis par l’INSA étaient « contraire[s] aux intérêts du Canada »
pour deux raisons. La première est que les actes d’espionnage visaient « des ressortissants de pays alliés du Canada »
. (L’avocat du ministre avait fait valoir que l’INSA s’était livrée à des activités de cyberespionnage [traduction] « concernant précisément des gens qui sont nos alliés et qui vivent dans ces pays »
. C’est le seul critère sur lequel s’est appuyé le ministre pour affirmer, lors de l’audience devant la Section de l’immigration, que les actions de l’INSA étaient « contraire[s] aux intérêts du Canada »
.)
[26]
Voici la façon dont la Section de l’immigration a énoncé la deuxième raison pour laquelle elle a conclu que les actes d’espionnage commis par l’INSA étaient contraires aux intérêts du Canada :
Ces personnes étaient membres d’une entreprise médiatique qui est active dans de nombreux pays, dont le Canada. Les libertés fondamentales d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et d’autres moyens de communication, constituent l’une des pierres angulaires de la Charte canadienne des droits et libertés. Ainsi, je suis convaincue que les actes d’espionnage auxquels s’est livrée l’INSA contre des membres de l’ESAT sont contraires aux intérêts du Canada.
[27]
L’idée que la Section de l’immigration s’est faite de ce qui est contraire aux intérêts du Canada découle en partie de l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559. L’avocat du ministre ne s’en était pas servi pour déclencher l’application de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR, mais il en est question dans l’examen du cas préparé par l’agent.
[28]
La Section de l’immigration a donc conclu que le demandeur, puisqu’il a été membre de l’INSA, une organisation qui a été, est ou sera l’auteur d’un acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada, de la manière prévue à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR, est interdit de territoire au Canada.
IV.
NORME DE CONTRÔLE
[29]
Je conviens avec les parties que la décision de la Section de l’immigration – y compris sa conclusion quant à la question centrale de l’interprétation législative – devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable.
[30]
Conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la norme de la décision raisonnable est désormais la norme de contrôle présumée, à l’exception de cas précis « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige »
(au paragraphe 10). À mon avis, il n’y a pas lieu de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme applicable en l’espèce.
[31]
Je note que mon collègue le juge Brown a récemment tiré la même conclusion dans la décision Crenna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 491, aux paragraphes 62 à 65. Il s’agit d’un autre dossier reposant sur l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR (dans ce cas-là, par la Section d’appel de l’immigration). Par souci d’exhaustivité, je note également que cette norme de contrôle relativement aux décisions rendues en vertu du paragraphe 34(1) de la LIPR était bien établie avant l’arrêt Vavilov : voir les décisions Okomaniuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 473, au paragraphe 19, et Hadian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1182, au paragraphe 15.
[32]
Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit »
(Vavilov, au paragraphe 82).
[33]
L’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet »
(Vavilov, au paragraphe 95). Par conséquent, un décideur administratif a l’obligation « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée »
(Vavilov, au paragraphe 96).
[34]
Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au paragraphe 85). Même si la retenue n’a jamais signifié qu’il fallait « respecter aveuglément »
les décideurs désignés par la loi ni manifester une « adhésion aveugle »
à ce qu’ils énoncent (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 , au paragraphe 48; Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, au paragraphe 41), « la Cour dans l’arrêt Vavilov [...] souligne une fois de plus que le contrôle judiciaire concerne non seulement le résultat, mais aussi la justification du résultat (lorsque des motifs sont requis) »
(Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au paragraphe 29). L’évaluation du caractère raisonnable de la décision doit comporter une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux paragraphes 12 et 13). La norme de la décision raisonnable vise à faire en sorte que « les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif »
(Vavilov, au paragraphe 13).
[35]
Lorsque, comme en l’espèce, des motifs ont été fournis, l’analyse du caractère raisonnable de la décision doit commencer là. Le contrôle « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision »
(Vavilov, au paragraphe 83). Pour mener son analyse du caractère raisonnable d’une décision, une cour de révision doit « examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion »
(Vavilov, au paragraphe 84, guillemets internes omis). Les motifs doivent être interprétés eu égard au dossier dans son ensemble et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés (Vavilov, aux paragraphes 91 à 94). Ils méritent une « attention particulière »
et doivent être interprétés « de façon globale et contextuelle [afin] justement de comprendre le fondement sur lequel repose la décision »
(Vavilov, au paragraphe 97).
[36]
Il faut également suivre cette approche lorsqu’une question d’interprétation législative fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au paragraphe 116). La cour de révision ne procède pas à une analyse de novo de la question soulevée ni ne se demande ce que devrait être la décision correcte (ibid.). « Tout comme lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable dans l’examen de questions de fait ou de questions concernant un pouvoir discrétionnaire ou des politiques, la cour de justice doit plutôt examiner la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu. »
(ibid.)
[37]
Le « principe moderne »
en matière d’interprétation des lois est qu’il faut lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »
(Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, au paragraphe 26, citant l’un et l’autre l’ouvrage Construction of Statutes d’Elmer Driedger (2e éd. 1983), à la page 87). C’est « uniquement à partir du texte de loi, de l’objet de la disposition législative et du contexte dans son ensemble qu’il est possible de saisir l’intention du législateur »
(Vavilov, au paragraphe 118). Même si l’interprétation à laquelle se livre un décideur administratif peut sembler bien différente de celle effectuée par une cour de justice, les deux doivent appliquer le principe moderne pour interpréter des dispositions législatives (Vavilov, au paragraphe 119). Ainsi, la tâche du décideur administratif « est d’interpréter la disposition contestée d’une manière qui cadre avec le texte, le contexte et l’objet, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause »
(Vavilov, au paragraphe 120).
[38]
Il se peut qu’au moment d’interpréter une disposition législative, le décideur administratif ne tienne aucunement compte d’un aspect pertinent de son texte, de son contexte ou de son objet. Une telle omission ne sera pas nécessairement fatale au caractère raisonnable de l’interprétation faite par le décideur. Toutefois, « s’il est manifeste que le décideur administratif aurait pu fort bien arriver à un résultat différent s’il avait pris en compte un élément clé du texte, du contexte ou de l’objet d’une disposition législative, le défaut de tenir compte de cet élément pourrait alors être indéfendable et déraisonnable dans les circonstances »
(Vavilov, au paragraphe 122). Il s’agit principalement de « savoir si l’aspect omis de l’analyse amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur »
(ibid.).
V.
ANALYSE
[39]
Le demandeur est présenté comme étant interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR parce qu’il a été membre d’une organisation – l’INSA – dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été l’auteur d’actes d’espionnage au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Comme je l’ai fait remarquer, la question déterminante dans la présente demande est le sens que la Section de l’immigration a donné à l’alinéa 34(1)a).
[40]
L’alinéa 34(1)a) de la LIPR est ainsi libellé :
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[41]
Pour faciliter la lecture de l’analyse qui suit et puisque les actes d’espionnage précis sur lesquels s’appuie le ministre se sont produits dans le passé, je m’exprimerai généralement au passé, étant entendu que l’application des motifs d’interdiction de territoire ne s’en trouve pas limitée : voir l’article 33 de la LIPR.
[42]
Pour établir l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)a), ce dernier prévoit deux exigences : 1) la partie concernée a été l’auteur d’un acte d’espionnage; et 2) cet acte d’espionnage était « dirigé contre le Canada »
ou était « contraire aux intérêts du Canada »
. Étant donné que la prétendue interdiction de territoire du demandeur reposait sur l’appartenance à une organisation aux termes de l’alinéa 34(1)f), la partie en question est, bien entendu, l’INSA. Comme je l’ai déjà mentionné, le demandeur ne conteste pas la conclusion de la Section de l’immigration quant au fait que les actes en cause commis par l’INSA constituent de l’« espionnage »
pour l’application de l’alinéa 34(1)a). Puisque rien n’indique que ces actes étaient « dirigé[s] contre le Canada »
, la question déterminante est la compréhension par la Section de l’immigration de ce qu’est un acte d’espionnage « contraire aux intérêts du Canada »
.
[43]
Compte tenu du texte, du contexte et de l’objet de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, je suis d’avis que la Section de l’immigration a rendu une décision déraisonnable pour les trois raisons suivantes.
[44]
Premièrement, la Section de l’immigration ne tient absolument pas compte de l’historique et de l’objectif de la disposition. Cet historique montre que la disposition a été adoptée afin de limiter les décisions d’interdiction de territoire pour des raisons de participation à des actes d’espionnage.
[45]
L’alinéa 34(1)a), dans sa version actuelle, est entré en vigueur le 19 juin 2013. Voici le libellé de la version précédente :
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[46]
La modification a fait en sorte que la participation à des actes d’espionnage et la participation à des actes de subversion sont devenues deux motifs distincts d’interdiction de territoire. (Les actes de subversion font désormais l’objet de l’alinéa 34(1)b).) De plus, alors que ces deux types d’actes devaient auparavant viser « toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada »
, ils sont désormais limités par différentes exigences. Un acte d’espionnage doit être dirigé contre le Canada ou être contraire aux intérêts du Canada. Un acte de subversion, en revanche, peut faire en sorte qu’une personne soit interdite de territoire s’il vise « un gouvernement »
. Si l’on compare le libellé des dispositions actuelles et celui des dispositions précédentes, on constate qu’alors que la portée de la subversion en tant que motif d’interdiction de territoire a été élargie (il suffit désormais que l’acte de subversion vise « un gouvernement »
tandis qu’auparavant, il devait viser « toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada »
), la portée de l’espionnage en tant que motif d’interdiction de territoire a été réduite (alors qu’il suffisait, auparavant, que l’acte d’espionnage vise « toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada »
, il doit désormais viser le Canada ou être « contraire aux intérêts du Canada »
).
[47]
Ces modifications du paragraphe 34(1) de la LIPR faisaient partie du projet de loi C-43. Lorsque le projet de loi a été lu pour la première fois le 24 septembre 2012, l’honorable Jason Kenney (ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme) a justifié ainsi la modification apportée relativement à l’espionnage :
Permettez-moi de passer en revue les dispositions de la loi. Tout d’abord, pour ce qui est de faciliter l’entrée aux visiteurs et immigrants légitimes, la mesure cherche à restreindre la portée de la disposition relative à l’interdiction de territoire pour motif d’espionnage pour viser essentiellement les actes d’espionnage contre le Canada ou ses intérêts.
Ce changement ferait en sorte de protéger les personnes qui se livrent à l’espionnage pour le compte de proches alliés démocratiques du Canada et qui recueillent peut-être en fait des renseignements au nom de notre pays concernant des menaces communes à la sécurité. Nous estimons que le libellé actuel de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est inutilement vague et que l’interdiction de territoire associée à l’espionnage devrait s’appliquer aux personnes qui commettent des actes d’espionnage qui sont contraires aux intérêts du Canada.
Canada, Parlement, Débats de la Chambre des communes, 41e législature, 1re session, volume 146, numéro 151 (24 septembre 2012), a la page 10327 [Non souligné dans l’original.]
[48]
Vu les inquiétudes quant au fait que l’ancien libellé de l’alinéa 34(1)a) avait une trop grande portée parce qu’il pouvait englober les activités des « personnes qui se livrent à l’espionnage pour le compte de proches alliés démocratiques du Canada et qui recueillent peut-être en fait des renseignements au nom de notre pays concernant des menaces communes à la sécurité »
, il convient de mentionner l’édition 2014 du rapport Ennemis d’Internet préparé par Reporters sans frontières. Dans ce rapport, que le ministre a fourni à la Section de l’immigration, on peut lire ce qui suit à propos des activités de la National Security Agency (NSA), aux États-Unis, et du Government Communications Headquarters (GCHQ), au Royaume-Uni :
La NSA et le GCHQ ont espionné les communications de plusieurs millions de citoyens, dont de nombreux journalistes, introduit sciemment des failles de sécurité dans les matériels servant à acheminer les requêtes sur Internet et piraté le cœur même du réseau dans le cadre des programmes Quantum Insert pour la NSA et Tempora pour le GCHQ. Internet était un bien commun, la NSA et le GCHQ en ont fait une arme au service d’intérêts particuliers, bafouant au passage la liberté d’information, la liberté d’expression et le droit à la vie privée.
[49]
Le rapport inclut également la NSA, le GCHQ et l’INSA parmi les « agences de protection du territoire qui ont largement outrepassé leur mission originelle pour espionner ou censurer les acteurs de l’information »
.
[50]
D’après ce que la Section de l’immigration comprend de la portée de l’alinéa 34(1)a), cette disposition tiendrait compte de toutes ces activités – non seulement celles menées par l’INSA, mais également celles de la NSA ou du GCHQ. Par conséquent, toute personne ayant travaillé pour l’une de ces organisations (y compris les deux dernières, avec lesquelles le Canada coopère étroitement sur des questions de sécurité nationale) serait interdite de territoire en raison de sa participation à des activités d’espionnage contraires aux intérêts du Canada. La Section de l’immigration n’étudie nullement la question de savoir si son interprétation large de l’alinéa 34(1)a) cadre avec l’intention du législateur de réduire la portée de ce motif d’interdiction de territoire. Cette lacune m’amène à perdre confiance dans la décision rendue par la Section de l’immigration.
[51]
Deuxièmement, l’analyse de la Section de l’immigration repose sur une utilisation équivoque de l’expression « intérêts du Canada »
. La Section de l’immigration considère que les « intérêts du Canada »
sont équivalents à [traduction] « ce qui intéresse le Canada »
, en omettant le fait qu’il doit exister un lien réel avec le Canada pour déclencher l’application de l’alinéa 34(1)a).
[52]
La Section de l’immigration affirme par exemple que les « libertés fondamentales d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et d’autres moyens de communication, constituent l’une des pierres angulaires de la Charte canadienne des droits et libertés »
. C’est indiscutable. Cependant, la Section de l’immigration n’explique pas en quoi cela est pertinent aux actions de l’INSA.
[53]
La Charte ne s’applique pas à l’INSA et ne protège pas les journalistes ciblés par l’INSA en 2013 et en 2014. La Section de l’immigration souligne qu’ESAT est « exerce des activités au Canada »
, mais ne tire aucune conclusion quant aux répercussions éventuelles des actions de l’INSA sur ces activités. S’il n’y a pas au moins quelques explications quant aux répercussions, sur ces activités, du ciblage que l’INSA a mené sur des particuliers dans d’autres pays (en supposant qu’il y ait eu des répercussions), il ne s’agit pas d’une base assez solide pour étayer raisonnablement une conclusion selon laquelle les actions de l’INSA étaient contraires aux intérêts du Canada.
[54]
La Charte établit fermement la « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication »
au Canada (malgré l’assujettissement de ces libertés fondamentales à « des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique »
). Il ne fait aucun doute que le Canada « s’intéresse »
à la liberté d’opinion et à la liberté d’expression (y compris la liberté de la presse) à l’intérieur de ses propres frontières, mais également dans le reste du monde, dans le sens où il « est préoccupé »
par ces libertés partout ou est « déterminé à les promouvoir et à les protéger »
. De plus, sa position sur ces questions à l’échelle internationale s’explique sans doute, du moins en partie, par les valeurs qui sous-tendent la Charte ainsi que par les principes et usages démocratiques que le Canada s’engage à respecter. Cependant, même si tout cela est vrai, le fait qu’une partie qui n’est pas assujettie à la Charte tente de restreindre l’exercice de ces libertés par des personnes qui ne se trouvent pas au Canada et qui n’ont aucun autre lien avec le Canada ne peut raisonnablement être qualifié de « contraire aux intérêts du Canada »
dans le sens prévu par l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Autrement dit, il se peut fort bien que les actions de l’INSA soient contraires aux valeurs du Canada, mais cela ne suffit pas pour supposer qu’elles sont également contraires aux intérêts du Canada de sorte à déclencher l’application de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Il était déraisonnable pour la Section de l’immigration de tirer une conclusion différente.
[55]
Le fait que la Section de l’immigration n’ait pas tenu compte de la nécessité d’un lien avec le Canada pour l’application de l’alinéa 34(1)a) l’a également amenée à s’appuyer à tort sur l’arrêt Agraira.
[56]
Voici ce qu’a écrit la commissaire de la Section de l’immigration :
Même si l’affaire dont je suis saisie concerne l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR et non les dispositions d’allègement énoncées à l’article 42.1, je conclus que les principes énoncés par la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’arrêt Agraira [renvoi omis] quant au sens de l’expression « contraire à l’intérêt national » sont utiles pour définir les « intérêts du Canada » afin de décider si une personne est interdite de territoire en application de l’alinéa 34(1)a).
[57]
Ensuite, la commissaire cite une bonne partie du paragraphe 65 de l’arrêt Agraira :
Les parties ne contestent pas que l’expression « intérêt national » renvoie à des questions qui intéressent le Canada et les Canadiens. La sécurité publique et la sécurité nationale comptent sans aucun doute parmi ces questions. Il est également évident, toutefois, que les préoccupations du Canada et des Canadiens ne se limitent pas à la sécurité publique et à la sécurité nationale. Par exemple, le sens ordinaire de l’expression « intérêt national » comprend aussi la préservation des valeurs sous‑jacentes à la Charte canadienne des droits et libertés et au caractère démocratique de la fédération canadienne, et en particulier la protection et l’égalité des droits de toute personne assujettie à ses lois et à sa Constitution. Le libellé explicite de la disposition milite donc en faveur d’une interprétation plus large de l’expression « intérêt national » que celle adoptée par l’intimé et par la Cour d’appel fédérale, qui limiterait la portée de cette expression à la protection de la sécurité publique et de la sécurité nationale.
[58]
Comme je l’ai noté, la commissaire l’a jugé [traduction] « utile »
pour définir [traduction] « les intérêts du Canada »
afin de prendre une décision quant à l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)a). Même si l’on met de côté la question de savoir s’il y a lieu d’interpréter un critère ayant un objectif – c’est-à-dire décider si une personne est interdite de territoire – en utilisant un autre critère ayant un objectif totalement différent – c’est-à-dire décider si une personne peut être exemptée en ce qui concerne un motif d’interdiction de territoire –, la Section de l’immigration a eu tort de s’appuyer sur l’arrêt Agraira.
[59]
Contrairement à ce qu’indique la Section de l’immigration, l’arrêt Agraira portait sur l’interprétation du paragraphe 34(2) de la LIPR, et non de l’article 42.1. Le paragraphe 34(2) a été abrogé et remplacé par l’article 42.1 dans le cadre du projet de loi C-43. Je le souligne parce que la formulation des deux dispositions présente une différence révélatrice.
[60]
En termes simples, l’article 42.1 formule le critère permettant au ministre d’accorder une dispense concernant certains motifs d’interdiction de territoire (y compris l’article 34), ce critère étant qu’un étranger puisse convaincre le ministre qu’il n’est « pas contraire à l’intérêt national »
de déclarer que l’étranger n’est pas interdit de territoire pour ce motif.
[61]
Le paragraphe 34(2), en revanche, a été rédigé en faisant précisément référence à la présence de la personne au Canada. Le voici :
|
|
[62]
On peut dire que les deux dispositions soulèvent la même question – de façon abstraite dans l’article 42.1 et de façon concrète dans le paragraphe 34(2) – puisque, toutes choses étant égales par ailleurs, si une personne n’est pas interdite de territoire, alors cette personne est autorisée à se trouver au Canada. C’est dans le contexte de ce lien avec le Canada – selon le libellé clair du paragraphe 34(2), par la présence d’une personne dans le pays – qu’il faut comprendre la référence qu’a faite la Cour suprême, dans l’arrêt Agraira, aux « valeurs sous‑jacentes à la Charte canadienne des droits et libertés et au caractère démocratique de la fédération canadienne, et en particulier la protection et l’égalité des droits de toute personne assujettie à ses lois et à sa Constitution »
(au paragraphe 65). Cette référence montre que la Cour suprême du Canada n’a pas commis l’erreur élémentaire de donner un effet extraterritorial au droit canadien en général ni à la Charte en particulier : voir les arrêts R c Terry, [1996] 2 RCS 207, aux paragraphes 14 à 20, et R c Hape, [2007] 2 RCS 292, 2007 CSC 26, aux paragraphes 48 et 49. Il est par contre nettement moins clair que la Section de l’immigration n’a pas commis cette erreur (même en ne tenant pas compte du fait que la Charte ne s’applique aucunement à l’INSA).
[63]
À mon avis, le fait que la Section de l’immigration se soit appuyée sur l’arrêt Agraira en l’espèce suscite des questions puisqu’il n’existe aucun lien entre les activités d’espionnage de l’INSA et le Canada. En revanche, on trouve un exemple de ce type de lien dans une autre décision de la Section de l’immigration, à savoir Karaboneye c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CanLII 99224 (CISR).
[64]
La commissaire de la Section de l’immigration n’évoque pas la décision Karaboneye dans ses motifs, mais il en est longuement question dans l’examen du cas préparé par l’agent, où cette décision est citée pour appuyer la conclusion selon laquelle le demandeur est interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)a) (bien que l’agent se trompe en affirmant qu’il s’agit d’une décision de notre Cour). Le recueil de documents du ministre contenait également une copie de la décision.
[65]
Mme Karaboneye a été déclarée interdite de territoire au Canada pour avoir commis un acte d’espionnage contraire aux intérêts du Canada. Elle était ressortissante rwandaise et était venue au Canada pour étudier. L’acte d’espionnage précis sur lequel reposait la conclusion d’interdiction de territoire était la collecte de renseignements au Canada, pour le compte du Front patriotique rwandais, au sujet d’une autre Rwandaise qui étudiait à l’Université Laval, à Québec. De toute évidence, il est impossible d’établir un tel lien avec le Canada en l’espèce. Dans la décision Karaboneye, la Section de l’immigration s’est notamment appuyée expressément sur le paragraphe 65 de l’arrêt Agraira pour décider que l’acte d’espionnage en cause était contraire aux intérêts du Canada. C’est logique, puisque la femme que Mme Karaboneye espionnait avait droit à la protection offerte par les lois canadiennes lorsqu’elle se trouvait au Canada. Bien que l’arrêt Agraira ait pu être instructif dans les circonstances de l’affaire Karaboneye, les circonstances de l’espèce sont complètement différentes.
[66]
Enfin, à ce propos, voici ce qu’indique Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) dans son guide opérationnel ENF 2/OP 18 – Évaluation de l’interdiction de territoire :
L’espionnage « contre le Canada » s’entend des actes d’espionnage menés par une organisation ou un État étranger au Canada et/ou à l’étranger contre toute entité publique ou privée canadienne pour le compte d’un gouvernement étranger. Il peut aussi comprendre les activités d’une organisation non étatique étrangère contre le gouvernement du Canada, mais ne comprend pas les actes d’espionnage industriel entre des entités privées où aucun gouvernement n’est mis en cause.
Voici une liste non exhaustive d’activités pouvant constituer des actes d’espionnage qui sont « contraires aux intérêts du Canada » :
• Actes d’espionnage commis à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada qui auraient une incidence négative sur la sûreté, la sécurité ou la prospérité du Canada. La prospérité du Canada comprend, entre autres, les facteurs suivants : financiers, économiques, sociaux et culturels.
• Les actes d’espionnage ne doivent pas nécessairement être contre l’État. Ils peuvent être contre des intérêts commerciaux ou autres intérêts privés canadiens.
• L’utilisation du territoire canadien pour mener des actes d’espionnage peut être contraire à la sécurité nationale et à la sécurité publique du Canada, et donc contraire aux intérêts du Canada.
Remarque : Il s’agit de lignes directrices évolutives puisque la notion d’acte contraire aux intérêts du Canada peut changer au fil du temps.
[67]
La Section de l’immigration fait remarquer que les deux parties se sont appuyées sur ce passage du guide, mais n’aborde pas cette question par ailleurs. J’examinerai ci-dessous le dernier point de la liste qui précède. En ce qui concerne les trois autres points, la Section de l’immigration ne tient pas compte du fait qu’ils illustrent bien les circonstances dans lesquelles il existe, avec le Canada, un lien précis autre qu’un simple intérêt de la part du Canada. Ces exemples auraient au moins dû commander un examen attentif, par la Section de l’immigration, de l’interprétation large qu’elle avait adoptée quant à ce qui est contraire aux intérêts du Canada. Il s’agit d’une autre lacune qui m’amène à perdre confiance dans la décision rendue par la Section de l’immigration.
[68]
Troisièmement, la Section de l’immigration n’explique pas le lien entre les actions en cause de l’INSA et la sécurité nationale du Canada.
[69]
En toute déférence, j’adopte le raisonnement suivi par mon collègue le juge Grammond dans la décision Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1251; il y avait conclu qu’il faut un lien avec la sécurité nationale pour qu’une affaire réponde aux exigences du paragraphe 34(1) de la LIPR. (Il s’agissait plus précisément, dans la décision Mason, de la portée du paragraphe 34(1)e) de la LIPR.) S’il en faut plus pour étayer ce raisonnement, j’ajouterais simplement qu’il est indiqué, dans le Résumé législatif du projet de loi C-43 produit par la Bibliothèque du Parlement (Publication no 41-1-C43-F – 30 juillet 2012, révisée le 3 octobre 2012), que l’article 34 de la LIPR « prévoit l’interdiction de territoire au Canada d’une personne pour raison de sécurité nationale »
(à la page 3). On aurait pu penser que c’était évident compte tenu des types d’actes énumérés au paragraphe 34(1) et du fait que la disposition a toujours été intitulée « Sécurité »
.
[70]
Le seul lien avec la sécurité du Canada que la Section de l’immigration a pu établir était que l’INSA « s’est livrée à des actes d’espionnage visant contre des ressortissants de pays alliés du Canada »
.
[71]
Je ne parviens pas à distinguer, dans le dossier, les éléments de preuve établissant que les personnes ciblées par l’INSA en décembre 2013 ou en novembre et en décembre 2014 étaient des ressortissants des États-Unis ou de la Belgique, et non des résidents de ces pays. Selon un article de presse du 12 février 2014, certaines des [traduction] « cibles de cyberattaques récentes »
étaient des citoyens américains et d’autres avaient [traduction] « vécu pendant des années aux États-Unis ou dans d’autres pays occidentaux »
. L’article fait état de plusieurs cyberattaques différentes sans indiquer précisément si les deux cibles des cyberattaques de décembre 2013 étaient des citoyens ou des résidents des pays concernés (il s’agit, parmi les cyberattaques sur lesquelles s’est appuyé le ministre en l’espèce, des deux seules qui avaient eu lieu lorsque l’article a été rédigé). En ce qui concerne les cyberattaques de novembre et de décembre 2014, d’après le rapport produit par The Citizen Lab au sujet de ces attaques, seuls des [traduction] « journalistes éthiopiens établis aux États-Unis »
ont été visés. Un article de journal du 12 juillet 2015 présente dans les mêmes termes les personnes visées par ces attaques. Le dossier ne semble contenir aucun renseignement quant à la nationalité des personnes visées, en dehors du fait qu’elles sont éthiopiennes. Le mémoire des faits et du droit du défendeur quant à la présente demande qualifie simplement les cibles d’ESAT de [traduction] « résidents »
de pays alliés.
[72]
Quoi qu’il en soit, même si les personnes ciblées étaient ressortissantes de leurs pays de résidence respectifs, la Section de l’immigration n’explique absolument pas en quoi le fait qu’une agence étrangère les cible aux fins de surveillance dans un autre pays met en jeu la sécurité nationale du Canada. Bien que cela puisse mettre en jeu les intérêts de sécurité nationale des pays dont ils sont résidents, il ne faut pas en déduire que les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale sont également mis en jeu si aucune autre explication n’est donnée.
[73]
Pour étayer la conclusion selon laquelle les actions de l’INSA étaient contraires aux intérêts du Canada, la Section de l’immigration s’appuie sur le jugement rendu par le juge O’Reilly dans la décision Sumaida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 256. Cette demande de contrôle judiciaire concernait une décision selon laquelle M. Sumaida n’était pas autorisé à présenter une demande pour des motifs d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR parce qu’il avait été déclaré interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de cette même loi. Plus précisément, un agent de Citoyenneté et Immigration Canada avait conclu que M. Sumaida avait été membre de la police secrète irakienne (le Mukhabarat), une organisation qui se livre à des activités d’espionnage contraires aux intérêts du Canada. M. Sumaida avait notamment reconnu avoir fourni des renseignements sur des opposants de Saddam Hussein lorsqu’il vivait au Royaume-Uni. L’agent a rejeté la demande pour motifs d’ordre humanitaire parce que le paragraphe 25(1) empêche expressément toute personne interdite de territoire au titre de l’article 34 de la Loi d’invoquer des motifs d’ordre humanitaire en application du paragraphe 25(1). La demande de contrôle judiciaire portait sur le caractère raisonnable de la conclusion d’appartenance et sur la décision selon laquelle le Mukhabarat était l’auteur d’actes d’espionnage : voir la décision Sumaida, aux paragraphes 7 à 9. La question de savoir si les activités d’espionnage de M. Sumaida (ou celles du Mukhabarat, de façon plus générale) étaient contraires aux intérêts du Canada ne semble pas avoir été soulevée lors du contrôle judiciaire et n’a pas été abordée par le juge O’Reilly. Par conséquent, contrairement à ce que pensait la Section de l’immigration, cette décision n’appuie aucunement sa décision.
[74]
Tel qu’il est indiqué dans le guide de CIC, les actes d’espionnage contre des alliés du Canada peuvent aussi être contraires aux intérêts du Canada. Le ciblage d’un allié peut facilement être perçu comme mettant en jeu la sécurité nationale du Canada. Cependant, l’INSA ne ciblait ni les États-Unis ni la Belgique. Elle ciblait des particuliers qui se trouvaient aux États-Unis ou en Belgique. C’est une chose d’envisager que le ciblage d’un pays allié mette en jeu les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale, mais c’est tout autre chose de laisser entendre que ces intérêts sont mis en jeu par le simple ciblage de particuliers qui sont ressortissants ou résidents d’un pays allié du Canada. Pour que la décision résiste à un contrôle, il faut au moins une explication raisonnable quant au lien entre ce ciblage et les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale. Or, aucune explication n’a été donnée en l’espèce. Par conséquent, la décision manque de justification, de transparence et d’intelligibilité.
VI.
QUESTION À CERTIFIER
[75]
Les parties ont proposé conjointement la question à certifier suivante en application de l’alinéa 74d) de la LIPR :
[76]
Conformément à l’alinéa 74(d) de la LIPR, il est possible d’interjeter appel devant la Cour d’appel fédérale relativement à une décision concernant une demande de contrôle judiciaire aux termes de cette loi si le juge certifie que l’affaire soulève « l’affaire soulève une question grave de portée générale »
et énonce celle-ci. Cette condition préalable a été interprétée comme signifiant que pour être certifiée, une question « doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. »
En outre, il ne peut s’agit d’une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire ou des motifs du juge : voir les arrêts Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au paragraphe 46; Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF178, au paragraphe 16; et Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 36.
[77]
Je conviens sur le fond avec les parties que la question qu’elles ont posée conjointement satisfait au critère de certification. Je modifierais légèrement l’énoncé de leur question, en partie pour mieux indiquer que la Section de l’immigration s’est appuyée sur le paragraphe 65 de l’arrêt Agraira et pour tenir compte du fait que la Section de l’immigration invoque uniquement l’alinéa 2b) de la Charte, et non l’article 2 dans son ensemble. J’énoncerais par conséquent la question grave de portée générale indiquée ci-dessous.
VII.
CONCLUSION
[78]
Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section de l’immigration datée du 17 mai 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à la Section de l’immigration pour être réexaminée par un autre décideur.
[79]
La question suivante, qui est une question grave de portée générale, est énoncée aux termes de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés :
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3566-19
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de la Section de l’immigration datée du 17 mai 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour réexamen.
La question suivante, qui est une question grave de portée générale, est énoncée aux termes de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés :
Une personne est-elle interdite de territoire au Canada conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés parce qu’elle a été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été, qu’elle est ou qu’elle sera l’auteur d’actes d’espionnage « contraire[s] aux intérêts du Canada » au sens de l’alinéa 34(1)a) de la Loi, si les activités d’espionnage de cette organisation ont lieu en dehors du Canada et ciblent des ressortissants étrangers de façon contraire aux valeurs qui sous-tendent la Charte canadienne des droits et libertés et le caractère démocratique du Canada, notamment les libertés fondamentales garanties par l’alinéa 2b) de la Charte?
« John Norris »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3566-19
|
INTITULÉ :
|
MEDHANIE AREGAWI WELDEMARIAM c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 3 février 2020
|
JUGEMENT ET MOTIFS
|
LE JUGE NORRIS
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 20 mai 2020
|
COMPARUTIONS :
Paul VanderVennen
|
Pour le demandeur
|
Bernard Assan
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Paul VanderVennen
Avocat
Toronto (Ontario)
|
Pour le demandeur
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|