Date : 20050502
Dossier : T-1630-04
Référence : 2005 CF 598
ENTRE :
WING TSE
demandeur
et
FEDERAL EXPRESS CANADA LTD.
défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LA JUGE DAWSON
[1] M. Wing Tse présente une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision rendue le 25 août 2004 par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) de déclarer irrecevable la plainte qu'il avait déposée le 1er mars 2004 contre son ancien employeur, Federal Express Canada Ltd. (Federal Express). La Commission a décidé, en vertu de l'alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi), de déclarer la plainte irrecevable pour le motif que celle-ci était fondée sur des faits survenus plus d'un an avant son dépôt.
LE CONTEXTE FACTUEL
[2] Les présents motifs sont publiés en même temps que mes motifs dans le dossier de la Cour T-894-04 (motifs connexes). Dans cette instance, M. Tse avait sollicité un contrôle judiciaire visant une décision de la Commission canadienne des droits de la personne rendue le 8 avril 2004, rejetant une autre plainte qu'il avait déposée contre Federal Express. Dans cette plainte (la deuxième plainte), M. Tse prétendait que lorsqu'il était employé par Federal Express, cette dernière avait exercé des représailles contre lui parce qu'il avait précédemment déposé une plainte en matière de droits de la personne (la première plainte) contre elle; l'entreprise avait également pratiqué, toujours selon M. Tse, de la discrimination à son endroit en le traitant de façon hostile et en l'ostracisant en raison de ses origines chinoises ou de son appartenance à ce groupe ethnique. L'instruction des deux demandes de contrôle judiciaire a été jointe par ordonnance.
[3] La chronologie des faits pertinents quant à la décision de la Commission de déclarer la plainte du 1er mars 2004 irrecevable (la troisième plainte) s'établit comme suit :
1. Le 5 avril 2002 : la deuxième plainte est déposée.
2. Le 13 novembre 2002 : Federal Express congédie M. Tse.
3. Le 21 janvier 2003 : ce dernier a épuisé les trois niveaux de recours interne à sa disposition; Federal Express maintient sa décision de congédier M. Tse.
4. Le 19 janvier 2004 : M. Tse s'adresse à la Commission par écrit pour l'aviser de son intention d'[traduction] « alléguer que Federal Express Canada Ltd. [l]'a congédié en guise de représailles du dépôt précédent [de la première plainte] en date du 10 janvier 2000 et de [la deuxième plainte] » .
5. Le 22 janvier 2004 : un médiateur travaillant pour la Commission écrit à M. Tse pour l'aviser qu'en raison du délai mentionné à l'alinéa 41(1)e) de la Loi, il est peu probable que la Commission statue sur les questions soulevées dans sa lettre du 19 janvier 2004.
6. Le 1er mars 2004 : M. Tse signe sa troisième plainte et la soumet à la Commission, alléguant qu'il a été congédié en représailles de ses plaintes précédentes et que Federal Express n'a pas tenu compte de son incapacité.
7. Le 8 avril 2004 : la Commission rejette la deuxième plainte.
8. Le 30 juin 2004 : M. Tse reçoit une copie du rapport de l'enquêteuse relatif à sa troisième plainte.
9. Le 11 juillet 2004 : M. Tse écrit à la Commission en réponse au rapport de l'enquêteuse.
10. Le 21 juillet 2004 : la Commission envoie à M. Tse une copie de la réponse de Federal Express à sa plainte.
11. Le 7 août 2004 : M. Tse fournit les arguments relatifs à sa réponse à la Commission.
12. Le 25 août 2004 : la Commission déclare la troisième plainte irrecevable.
LA DÉCISION DE LA COMMISSION
[4] Les membres de la Commission ont souligné qu'avant de rendre leur décision, [traduction] « la Commission a revu le rapport qui vous a été précédemment communiqué ainsi que tous les arguments déposés en réponse audit rapport. Après examen de cette information, la Commission a décidé, en vertu de l'alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de déclarer la plainte irrecevable pour les motifs suivants :
La plainte est fondée sur des faits qui sont survenus plus d'un an avant le dépôt de la plainte » .
Les articles 41 et 42 de la Loi sont reproduits en annexe des présents motifs.
[5] Bien que des motifs plus complets n'aient pas été fournis par la Commission, la Cour d'appel fédérale a confirmé dans l'affaire Société Radio-Canada c. Paul (2001), 198 D.L.R. (4e) 633 (C.A.F.), au paragraphe 43, que « [l]es tribunaux ont statué que les motifs de la Commission sont ceux qui sont exposés dans le rapport d'enquête lui-même » . Pour ce qui est de la conformité des motifs fournis par la Commission et des exigences du paragraphe 42(1) de la loi, le juge Richard, alors juge à la Section de première instance, a conclu ainsi :
Dans des circonstances comme celles de l'espèce, où la Commission a accepté la recommandation de son agent, il est approprié que l'analyse et la recommandation de celui-ci, qui ont toutes deux été communiquées au requérant, soient examinées pour déterminer si la Commission a respecté le paragraphe 42(1) de la Loi.
Voir Hardman c. Énergie atomique du Canada Ltée, [1997] A.C.F. no 477 (1re inst.), au paragraphe 13.
[6] Examinons donc le rapport de l'enquêteuse. Cette dernière a noté que, au moment de son congédiement, M. Tse avait une plainte en cours devant la Commission. Toutefois, l'enquêteur affecté à cette plainte n'avait eu connaissance du congédiement de M. Tse que le 12 novembre 2003, lorsqu'il en a été informé par un témoin. Le 3 décembre 2003, l'enquêteur en question a eu une entrevue avec M. Tse, sans mentionner, dans ses notes, qu'il avait perdu son emploi. À cette même date, M. Tse a envoyé par télécopieur à l'enquêteur une liste de noms de témoins, mais encore une fois sans mentionner qu'il avait perdu son emploi.
[7] L'enquêteuse chargée de la troisième plainte a noté que M. Tse avait intenté un recours interne relativement à la décision de Federal Express de le congédier et que le 21 janvier 2003, son congédiement avait été maintenu. M. Tse a d'abord, le 19 janvier 2004, envoyé une télécopie à la Commission dans laquelle il disait croire que son congédiement constituait une riposte aux plaintes qu'il avait auparavant déposées contre son ancien employeur au titre des droits de la personne. L'enquêteuse a noté que ces évènements s'étaient produits quelque 14 mois après le congédiement de M. Tse.
[8] L'enquêteuse a considéré le fait que M. Tse avait été informé que le délai d'un an commençait à courir à partir de la date à laquelle le dernier acte discriminatoire avait censément été commis. En l'espèce, cette date serait le 13 novembre 2002, soit la date de son congédiement. Cependant, M. Tse a avisé la Commission qu'il était d'avis que le délai devait commencer à courir à partir de la date de conclusion des procédures d'appel et que, dans ce cas-là, sa plainte aurait été déposée dans les délais prescrits.
[9] L'enquêteuse a examiné les arguments de Federal Express selon lesquels, en plus d'avoir contesté son congédiement à l'interne, M. Tse avait déposé une plainte pour congédiement injustifié en vertu de l'article 240 du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2. L'audition de cette demande a débuté en novembre 2003 et était alors en cours. Federal Express a prétendu que M. Tse avait bénéficié d'une audition complète et juste devant ce tribunal. Federal Express a également fait remarquer que M. Tse connaissait pertinemment la procédure de la Commission, puisqu'il y avait déjà déposé deux plaintes, et qu'il a malgré tout choisi de ne pas déposer de plainte relative à son congédiement avant le mois de janvier 2004. Federal Express a maintenu qu'il serait fondamentalement injuste de donner suite à cette procédure car M. Tse avait amplement eu le temps pendant l'année ayant suivi son congédiement de saisir la Commission, étant donné qu'une enquête dans le cadre d'une plainte existante était en cours pendant cette période. Federal Express a ajouté que le moment du dépôt de la présente plainte laissait croire qu'elle était futile, frivole, vexatoire et entachée de mauvaise foi.
[10] L'enquêteuse a souligné qu'elle avait essayé de contacter M. Tse dans le but de recueillir des informations additionnelles pour la préparation de son rapport, mais que celui-ci ne l'avait pas rappelée, malgré les messages qu'elle avait laissés dans sa boîte vocale.
[11] Dans son analyse, l'enquêteuse a noté que le dernier acte discriminatoire allégué était survenu en novembre 2002, au moment où M. Tse avait une plainte en cours en matière de droits de la personne. Malgré cela, il n'a pas mentionné son congédiement à la personne qui menait l'enquête relative à sa plainte, il n'a pas non plus exprimé quelque désir que ce soit de déposer une plainte contre son ex-employeur pour représailles. M. Tse a contacté la Commission une première fois pour déposer une telle plainte le 19 janvier 2004, soit quelque 14 mois après le dernier incident discriminatoire allégué. L'enquêteuse a recommandé, en vertu de l'article 41(1)e) de la Loi, que la Commission déclare irrecevable la plainte de M. Tse pour le motif qu'elle était fondée sur des faits ou des omissions, dont les derniers sont survenus plus d'un an après réception de la plainte.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[12] M. Tse formule les questions en litige comme suit :
1. La Commission a omis d'exercer le pouvoir que confère l'article 43 de la Loi de rechercher rigoureusement les faits.
2. La Commission n'a pas respecté les principes de justice naturelle et d'équité procédurale en manifestant un manque constant de compréhension.
3. La Commission s'est basée uniquement sur le rapport de l'enquêteuse sans examiner les preuves sous-jacentes.
4. La Commission s'est basée uniquement sur les conclusions de l'enquêteuse, suscitant chez le demandeur une crainte raisonnable de partialité.
5. La Commission a fondé sa décision sur une enquête erronée et sommaire qui a été menée de manière négligente sans tenir compte des éléments de preuve déposés.
6. La Commission a, dans l'exercice de son pouvoir, servi une fin inadéquate, pris en compte des considérations erronées, omis d'examiner des éléments pertinents et n'a pas respecté l'exigence de neutralité et de rigueur.
[13] À mon avis, les arguments de M. Tse, qu'il a développés de vive voix, posent deux questions pertinentes : premièrement, la Commission a-t-elle respecté les exigences relatives à l'équité procédurale? deuxièmement, la décision de la Commission était-elle manifestement déraisonnable?
[14] M. Tse n'a pas contesté la justesse des motifs de la Commission.
NORME DE CONTRÔLE
[15] Dans la mesure où M. Tse soulève des questions relatives à l'équité procédurale, il n'est pas nécessaire de déterminer la norme de contrôle suivant l'analyse pragmatique et fonctionnelle. Dans l'arrêt S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100, la Cour suprême a établi que la norme applicable au contrôle d'une décision où il y aurait eu violation de l'obligation d'équité procédurale est celle de la décision correcte.
[16] Dans une certaine mesure, la présente demande de contrôle judiciaire soulève des questions autres que celle de l'équité procédurale. Un certain nombre de décisions de la Cour se sont intéressées à la norme de contrôle applicable aux décisions de la Commission de statuer ou non sur une plainte, même si celle-ci est fondée sur des actes ou omissions survenus plus d'un an avant son dépôt. Dans ces affaires, la Cour a conclu que la norme de contrôle applicable était celle du caractère manifestement déraisonnable. Voir, par exemple, Cape Breton Development Corp. c. Hynes (1999), 164 F.T.R. 32, au paragraphe 15; Price c. Concord Transportation Inc. (2003), 238 F.T.R. 113, au paragraphe 42; Johnston c. Canada Mortgage and Housing Corp., [2004] A.C.F. no 1121, au paragraphe 8; et Davey c. Canada (2004), 257 F.T.R. 316, au paragraphe 12. J'admets que le caractère manifestement déraisonnable constitue la norme de contrôle applicable au contrôle de la décision portant sur la recevabilité d'une plainte, même si elle était tardive.
[17] Dans les motifs connexes, j'ai estimé que la norme de contrôle applicable à une décision de la Commission, en vertu de l'alinéa 44(3)b) de la Loi, de rejeter une plainte était celle de la décision raisonnable simpliciter. Ces normes de contrôle différentes illustrent la nature différente des décisions faisant l'objet du contrôle et sont compatibles avec les remarques du juge Décary, siégeant à la Cour d'appel fédérale, dans Sociétécanadienne des postes c. Barrette, [2000] 4 C.F. 145, au paragraphe 22, où il a écrit :
Il est vrai que les cours ont maintes fois statué qu'elles n'infirmeraient pas à la légère des décisions que la Commission a prises en vertu du processus d'examen préalable prévu à l'article 44 de la Loi, et à plus forte raison pour ce qui est des décisions prises en vertu du processus prévu à l'article 41 de la Loi.
ANALYSE
[18] Voici, dans leur totalité, les observations écrites de M. Tse :
[traduction]
18. Comme le mentionne l'exposé des faits, l'appelant a travaillé à temps plein àpartir du mois d'octobre 1989 et son emploi a pris fin en novembre 2002.
19. Victime d'un harcèlement continuel et systématique, l'appelant a demandé réparation par le biais du processus de recours interne de l'entreprise, mais en vain. L'appelant a par la suite déposé sa première plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP), dossier W50023 en 2000. Le processus d'enquête de la Commission a manqué de rigueur et a été mené de manière négligente, sans tenir compte des éléments présentés; plus spécifiquement, l'enquêteuse n'a, par négligence, contacté AUCUN témoin.
20. Même si l'enquête menée dans le cadre du dossier de la CCDP numéro 20020114 avait été rigoureuse, la Commission a omis d'examiner les preuves sous-jacentes qui lui étaient présentées et s'est fondée uniquement sur les recommandations de l'enquêteuse pour rejeter la plainte.
21. En raison du harcèlement continuel exercépar Federal Express Canada Ltd., l'appelant a dûprendre un long congé de maladie qui a épuisétoutes ses économies, ainsi que les REER de sa femme et l'a financièrement ruiné. Les deux enfants de l'appelant ont inutilement souffert de stress et d'embarras. Les notes du bulletin scolaire du fils de l'appelant ont chuté; sa fille, qui étudie à temps plein à l'Université Simon Fraser, est devenue très inquiète, et leur médecin de famille a recommandéque les deux enfants soient suivis par un psychologue. Le médecin de l'appelant l'a également envoyéconsulter un psychiatre, le Dr Mistry, dont il est toujours le patient.
(i) La Commission a-t-elle omis d'assurer une équitéprocédurale à M. Tse ?
[19] Les préoccupations de M. Tse à cet égard posent la question de savoir si la Commission s'est basée sur une enquête qui n'a pas été effectuée avec toute la rigueur requise, si elle était autorisée à se fonder sur le seul rapport de l'enquêteuse, et si ses actes pouvaient susciter une crainte raisonnable de partialité.
[20] Comme je l'ai indiqué dans les motifs connexes, la Cour d'appel fédérale a statué que l'équité procédurale n'exige pas que les membres de la Commission examinent le dossier d'enquête au complet. Ces derniers sont plutôt autorisés à se baser sur le rapport de l'enquêteur pour autant que celui-ci soit divulgué aux parties, que celles-ci aient la possibilité de faire toutes les observations pertinentes en réponse à ce rapport et que ces observations en réponse soient prises en compte par la Commission lorsqu'elle rend sa décision. De plus, l'enquêteur qui prépare le rapport doit mener une enquête rigoureuse. Une intervention est justifiée dans le cadre d'un contrôle judiciaire si l'enquêteur omet d'examiner des preuves manifestement capitales. Voir, par exemple, Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général), 2005 C.A.F. 113; [2005] A.C.F. no 543, au paragraphe 8 et suivants.
[21] En l'espèce, à la lumière des informations que M. Tse a fournies à la Commission lorsqu'il a déposé sa plainte, je ne trouve aucune preuve manifestement capitale que l'enquêteuse aurait omis d'étudier. M. Tse n'a pas établi que l'enquête n'avait pas rempli le critère de rigueur établi par la Cour d'appel dans l'arrêt Tahmourpour.
[22] De même, en envoyant aux parties une copie du rapport de l'enquêteuse, en recevant leurs observations en guise de réponse, et en tenant compte de ces observations lorsqu'elle a rendu sa décision finale, la Commission a suivi une procédure conforme à l'équité procédurale.
[23] L'allégation de M. Tse relative à la crainte raisonnable de partialité tient à ce qu'il conteste la justesse des commentaires de l'enquêteuse selon lesquels le demandeur ne l'aurait pas rappelée, malgré les messages laissés dans sa boîte vocale, et au fait que le sommaire de la plainte tout comme le rapport de l'enquêteuse omettent de mentionner que la plainte était fondée non seulement sur l'article 14.1 de la Loi, mais également sur les articles 2 et 15 de la Loi. Cette dernière omission semble être une erreur de la part de la Commission.
[24] Le critère de la crainte raisonnable de partialité consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » . Voir Comm. for Justice c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394.
[25] À mon avis, une personne bien renseignée qui étudierait de façon réaliste et pratique le litige entourant la question de savoir si l'on a répondu à des messages laissés dans une boîte vocale, ainsi que l'omission de citer des articles additionnels de la Loi dans le sommaire de la plainte et dans le rapport de l'enquêteuse, ne conclurait pas que, selon toute vraisemblance, la Commission n'a pas rendu une décision juste quant à la suite à donner à la plainte de M. Tse.
(ii) La décision de la Commission était-elle manifestement déraisonnable?
[26] Une décision manifestement déraisonnable est une décision entachée d'un vice immédiatement apparent à sa lecture. Une décision manifestement déraisonnable sera clairement irrationnelle ou non conforme à la raison. Dans l'arrêt S.C.F.P., précité au paragraphe 164, le juge Binnie, s'exprimant au nom de la majorité de la Cour, expliquait :
Cependant, lorsqu'il applique la norme du caractère manifestement déraisonnable qui commande plus de déférence, le juge doit intervenir s'il est convaincu qu'il n'y a pas de place pour un désaccord raisonnable concernant l'omission du décideur de respecter l'intention du législateur. Dans un sens, une seule réponse est possible tant selon la norme de la décision correcte que selon celle du caractère manifestement déraisonnable. La méthode de la décision correcte signifie qu'il n'y a qu'une seule réponse appropriée. La méthode du caractère manifestement déraisonnable signifie que de nombreuses réponses appropriées étaient possibles, sauf celle donnée par le décideur.
[27] Pour décider du caractère raisonnable de la décision, la première question à se poser est celle de savoir si la plainte de M. Tse a été effectivement déposée après l'expiration du délai d'un an prévu à l'alinéa 41(1)e) de la Loi. Il n'est pas contesté que M. Tse ait contacté la Commission pour la première fois le 19 janvier 2004 pour lui faire part de son intention de déposer une plainte, ce qu'il a fait le 1er mars 2004. La contestation porte sur la question de savoir si la date de départ du délai de prescription est celle de son congédiement, soit le 13 novembre 2002, ou celle à laquelle M. Tse a épuisé les voies de recours internes, soit le 21 janvier 2003.
[28] Cette question a déjà été jugée par la Cour d'appel fédérale qui a statué en défaveur de la position de M. Tse.
[29] Dans l'arrêt Latif c. Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687, au paragraphe 28, la Cour d'appel fédérale a souscrit à une décision de la Commission portant que le congédiement est un acte qui se produit et qui se termine à une date donnée. L'insistance affichée par l'employeur pour justifier le congédiement n'a pas pour effet de faire de ce congédiement un acte discriminatoire continu.
[30] La Cour d'appel fédérale a repris cette opinion dans Lever c. Canada (Commission des droits de la personne), [1988] A.C.F. no 1062. Dans cet arrêt, la Cour a estimé que lorsqu'une plainte était déposée alors que le congédiement était effectif, aucun évènement postérieur à la date du congédiement ne pouvait donner lieu à une plainte relative à ce dernier.
[31] Pour ce qui est de la date réelle de dépôt de la plainte de M. Tse, la Cour a décidé, dans la décision Johnston, précitée, au paragraphe 7, que le délai d'un an commence à courir à partir de la date à laquelle une plainte écrite est déposée, et non à partir de la date à laquelle le plaignant contacte la Commission pour la première fois au sujet d'une plainte. En l'espèce, cependant, la date en question n'a que peu d'importance. Qu'il s'agisse du 19 janvier 2004 ou du 1er mars 2004, la plainte a dans les deux cas été déposée après l'expiration du délai d'un an.
[32] La Commission avait donc raison de se fonder sur des faits non contestés pour conclure que la plainte était tardive. La Commission a toutefois compétence pour examiner des plaintes déposées après l'expiration du délai d'un an. Malgré cette compétence, la Commission a choisi de ne pas examiner la plainte de M. Tse. S'agissait-il d'une décision manifestement déraisonnable?
[33] À cet égard, des éléments de preuve avaient été présentés à la Commission et commentés par l'enquêteuse, éléments qui montraient que M. Tse n'avait jamais mentionné son congédiement au cours de l'enquête se rapportant à sa deuxième plainte. En outre, la plainte pour congédiement injustifié déposée par le demandeur en vertu du Code canadien du travail était mentionnée comme étant pendante. Au moment où l'enquêteur a achevé son rapport, il y avait eu environ dix jours d'audience devant le Conseil des relations de travail.
[34] Vu cette preuve, je ne peux conclure qu'il était manifestement déraisonnable de la part de la Commission de refuser de statuer sur la plainte de M. Tse.
[35] Le seul aspect préoccupant du dossier de M. Tse se rapporte à son affirmation, faite devant la Commission en réponse à la fois au rapport de l'enquêteuse et à la réponse de Federal Express, selon laquelle il n'a pas déposé plus tôt sa plainte parce qu'un représentant de la Commission lui avait dit de ne pas le faire. Plus spécifiquement, M. Tse affirme qu'au cours d'une conversation avec un membre de la Commission au sujet de l'enquêteur chargé de la deuxième plainte, le représentant lui aurait dit qu'[traduction] « [il] n'était pas le seul dans son cas, qu'il y avait des centaines et des centaines de dossiers, et lorsque ce serait [son] tour, l'enquêteur [l]e contacterait » . On lui aurait également conseillé de ne pas déposer une nouvelle plainte à ce moment-là parce qu'il avait déjà un dossier actif. La question qui se pose est de savoir si cet élément de preuve a été ignoré, de sorte que la Commission a rendu une décision sans tenir compte de la preuve dont elle disposait.
[36] Il n'est pas nécessaire pour le décideur administratif de mentionner chaque élément de preuve présenté qui va à l'encontre de sa décision. Ainsi, comme c'est le cas dans la présente affaire, le décideur peut simplement dire qu'il a examiné tous les arguments qui lui ont été présentés. Cependant, plus une preuve qui n'est ni mentionnée ni analysée est capitale, plus il est probable qu'une cour de révision en déduira que le décideur a ignoré cette preuve et a rendu sa décision sans en tenir compte. Il est donc nécessaire de décider si l'affirmation de M. Tse selon laquelle on lui avait conseillé de ne pas déposer de plainte constitue un élément dont la Commission aurait dû tenir compte et qu'elle aurait dû développer dans ses motifs.
[37] Il semble que M. Tse n'ait fourni ces informations à la Commission qu'après avoir reçu le rapport de l'enquêteuse et la réponse de Federal Express, malgré la lettre rédigée le 22 janvier 2004 par l'agent d'accueil le prévenant qu'en raison de contraintes de temps, il était peu probable que la Commission donne suite à sa plainte. Un tel avertissement émis par l'agent d'accueil constituait une information pertinente que M. Tse aurait dû fournir en même temps que sa plainte tardive.
[38] Lorsqu'elle a déclaré la plainte irrecevable, la Commission disposait du rapport de l'enquêteuse qui ne laissait planer aucun doute sur le fait que l'enquêteur chargé de la deuxième plainte n'avait appris le congédiement de M. Tse que le 12 novembre 2003, soit un an après. Ceci, à mon avis, n'est pas compatible avec l'affirmation de M. Tse selon laquelle il n'a pas déposé de plainte parce qu'on lui a dit de ne pas le faire à cause d'une autre plainte en cours et que c'est pour cette raison qu'il n'a pas informé l'enquêteur chargé de cette plainte de son congédiement. Vu la preuve dont disposait la Commission et qui était incompatible avec l'affirmation de M. Tse, faite uniquement en réponse, selon laquelle on lui avait dit de ne pas déposer de plainte, je ne puis inférer de l'omission de la Commission à cet égard qu'elle a rendu sa décision sans tenir compte de la preuve.
[39] Par conséquent, pour les motifs précédemment énoncés, je ne considère pas qu'il était manifestement déraisonnable de la part de la Commission de refuser de statuer sur la plainte de M. Tse.
CONCLUSION
[40] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.
[41] Bien que Federal Express ait sollicité les dépens dans ses observations écrites, elle n'a présenté aucun argument à ce sujet lors de l'audience. Federal Express devra donc, dans les sept jours suivant la date de réception des présents motifs, signifier et déposer un mémoire de frais. M. Tse devra également, dans les sept jours suivant la réception du mémoire de Federal Express, signifier et déposer des observations en réponse. Federal Express aura ensuite quatre jours pour signifier et déposer toute observation en réplique.
[42] Après examen de ces observations, une ordonnance sera prononcée qui rejettera la demande de contrôle judiciaire et traitera de la question des dépens.
« Eleanor R. Dawson »
Juge
Ottawa (Ontario)
Le 2 mai 2005
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
ANNEXE
Articles 41 et 42 de la Loi canadienne sur les droits de la personne :
41. (1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants : a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts; b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale; c) la plainte n'est pas de sa compétence; d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi; e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.
41(2) La Commission peut refuser d'examiner une plainte de discrimination fondée sur l'alinéa 10a) et dirigée contre un employeur si elle estime que l'objet de la plainte est traité de façon adéquate dans le plan d'équité en matière d'emploi que l'employeur prépare en conformité avec l'article 10 de la Loi sur l'équité en matière d'emploi.
41(3) Au présent article, « employeur » désigne toute personne ou organisation chargée de l'exécution des obligations de l'employeur prévues par la Loi sur l'équité en matière d'emploi. 42. (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Commission motive par écrit sa décision auprès du plaignant dans les cas où elle décide que la plainte est irrecevable.
42(2) Avant de décider qu'une plainte est irrecevable pour le motif que les recours ou procédures mentionnés à l'alinéa 41a) n'ont pas été épuisés, la Commission s'assure que le défaut est exclusivement imputable au plaignant. |
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41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that (a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available; (b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act; (c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission; (d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or (e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint. 41(2) The Commission may decline to deal with a complaint referred to in paragraph 10(a) in respect of an employer where it is of the opinion that the matter has been adequately dealt with in the employer's employment equity plan prepared pursuant to section 10 of the Employment Equity Act.
41(3) In this section, "employer" means a person who or organization that discharges the obligations of an employer under the Employment Equity Act.
42. (1) Subject to subsection (2), when the Commission decides not to deal with a complaint, it shall send a written notice of its decision to the complainant setting out the reason for its decision. 42(2) Before deciding that a complaint will not be dealt with because a procedure referred to in paragraph 41(a) has not been exhausted, the Commission shall satisfy itself that the failure to exhaust the procedure was attributable to the complainant and not to another. |
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1630-04
INTITULÉ : WING TSE
c.
FEDERAL EXPRESS CANADA LTD.
LIEU DE L'AUDIENCE : VANCOUVER (COLOMBIE-
BRITANNIQUE)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 5 AVRIL 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LA JUGE DAWSON
DATE DES MOTIFS : LE 2 MAI 2005
COMPARUTIONS :
Wing Tse POUR SON PROPRE COMPTE
Andrea L. Zwack POUR LA DÉFENDERESSE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Heenan Blaikie POUR LA DÉFENDERESSE
Vancouver (Colombie-Britannique)