Date : 20040113
Dossier : IMM-5098-03
OTTAWA (Ontario), le 13 janvier 2004
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN
ENTRE :
VEYSEL KAYBAKI
demandeur
- et -
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de Martin Pelletier, agent d'évaluation du risque avant renvoi (l'agent), en date du 5 mai 2003, qui avait estimé que le demandeur ne serait pas exposé à un risque s'il était renvoyé en Turquie.
LES FAITS
[2] Le demandeur, de nationalité turque, est âgé de 44 ans. Il est arrivé au Canada en avril 1999. Il est un Kurde alevi qui demande protection en raison de ses origines et de ses activités politiques. Il est membre de l'organisation alevi appelée Pir Sultan Abdal Cultural Association of Ankara (la PSACA) et de la Human Rights Association of Antalaya (la HRA). Il affirme avoir aidé des familles kurdes alevi injustement traitées par le gouvernement turc, avoir participé aux célébrations Newroz (Nouvel An kurde) et avoir soutenu l'organisation des Mères du Samedi. Il affirme aussi avoir été arrêté à plusieurs reprises durant les années 1980 et 1990 et avoir été battu et torturé par la police durant sa détention. Il dit que, depuis qu'il a quitté la Turquie en 1999, des perquisitions ont été menées aux domiciles et aux lieux de travail des membres de sa famille et que la police continue d'enquêter sur ses allées et venues.
[3] La demande de M. Kaybaki a été rejetée parce que l'agent a estimé que, s'il est renvoyé en Turquie, il est extrêmement peu probable qu'il soit exposé à un risque de persécution, de torture ou de peines cruelles et inusitées, selon ce que prévoient l'article 96 et les alinéas 97(1)a) et 97(1)b) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).
[4] L'agent a tiré trois conclusions importantes :
Premièrement, à la page 3 de ses motifs, il arrive à la conclusion que, bien que les Kurdes alevi soient discriminés en Turquie, cette discrimination n'équivaut pas en général à persécution. Sa conclusion repose sur le rapport d'évaluation IND du Royaume-Uni pour la Turquie, daté de novembre 2002 (ci-après le rapport d'évaluation), où l'on peut lire ce qui suit :
[traduction] En dehors du sud-est de la Turquie, les Kurdes ne sont pas en général victimes de persécution, ni même de discrimination administrative, à condition qu'ils n'affichent pas publiquement ou politiquement leur identité kurde... Les Kurdes qui affichent publiquement ou politiquement leur identité kurde s'exposent au harcèlement, aux mauvais traitements et aux poursuites... Dans les zones urbaines, les Kurdes sont largement assimilés, ne peuvent publiquement s'afficher comme Kurdes et n'approuvent pas en général le séparatisme kurde. Ils se marient d'ailleurs souvent avec les Turcs, atteignent les échelons les plus élevés de la société et sont rarement l'objet d'une discrimination fondée sur leur origine ethnique. [Non souligné dans l'original.]
Deuxièmement, l'agent n'a pas été convaincu que le demandeur avait été arrêté à plus d'une reprise. À la page 4 de ses motifs, il écrit ce qui suit :
[traduction]... Le demandeur n'a produit aucune preuve propre à réfuter les conclusions de la SSR en ce qui a trait à ses arrestations des années 1990. Pour prouver les démêlés qu'il a eus avec la police turque, il a produit un dossier qui montre qu'il a été arrêté en 1982. Il a aussi produit un rapport de police attestant les arrestations de certains des membres de sa famille... Si le demandeur a été arrêté en 1982 et qu'il a pu se procurer les pièces qu'il a produites pour le prouver, alors je ne suis pas convaincu qu'il ne serait pas en mesure (en recourant aux mêmes sources) de se procurer la preuve des sept autres fois où il a été arrêté... [Non souligné dans l'original.]
Troisièmement, l'agent a accepté la preuve du rôle du demandeur au sein de la HRA et de la PSACA, mais il a estimé que cette preuve ne confirmait pas ses arrestations ni l'étendue de son rôle. Il s'exprime ainsi, à la page 5 de ses motifs :
[traduction]... Eu égard à cette lettre, je suis d'avis que le demandeur jouait un rôle au sein de la Human Rights Association... Il produit également une lettre du Pir Sultan Abdal Cultural Association, selon laquelle il jouait également un rôle au sein de ce groupe. Je n'ai aucune raison de douter de la validité de ce document, et je l'accepte donc comme preuve attestant que le demandeur jouait un rôle au sein de ce groupe de défense des droits de l'homme. Cependant, les lettres indiquent simplement qu'il était membre, elles ne précisent pas quelles activités il exerçait au sein de ce groupe. Les lettres ne font état d'aucune arrestation ni d'aucune difficulté que le demandeur aurait pu connaître avec les autorités dans l'accomplissement de ses fonctions.
ANALYSE
[5] Il convient de déférer à la décision d'un agent d'évaluation du risque avant renvoi puisque cette décision repose sur des conclusions de fait. Cependant, la décision de l'agent doit être autorisée par la preuve. Par ailleurs, la présomption selon laquelle le décideur a tenu compte de tous les faits est une présomption réfutable et, lorsque la valeur probante des faits en question est significative, la Cour peut considérer défavorablement l'absence de mention des faits en question dans les motifs du décideur. Voir les espèces suivantes : Ozdemir c. Canada (MCI) (2001), 282 N.R. 394 (C.A.F.); Hassan c. Canada (MEI) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.); Florea c. Canada (MEI), [1993] A.C.F. n ° 598 (C.A.) (QL); et Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 (1re inst.). Dans ce dernier précédent, le juge Evans (son titre à l'époque) écrivait, au paragraphe 17 :
Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait. [Non souligné dans l'original.]
[6] La conclusion de l'agent selon laquelle :
[traduction] « ... Le demandeur n'a produit aucune preuve propre à réfuter les conclusions de la SSR en ce qui a trait à ses arrestations des années 1990... »
est manifestement déraisonnable, puisque le demandeur a produit la lettre d'un avocat, M. Canakci, d'Istanbul, en Turquie, datée du 2 mai 2002, qui confirme son arrestation de septembre 1998. Cette lettre a été ignorée par l'agent.
[7] La conclusion de l'agent selon laquelle le dossier d'information du Royaume-Uni pour la Turquie, de novembre 2002, ne montre pas que les personnes telles que le demandeur sont victimes de persécution est tout à fait légitime de la part de l'agent puisque le dossier dit que les activistes kurdes « s'exposent au harcèlement, aux mauvais traitements et aux poursuites » . On peut y voir ou non une persécution.
[8] Les rapports sur la Turquie pour les activistes kurdes en 2002 montrent que, même si le gouvernement arrête les protestataires, l'agent avait le loisir de conclure que ces arrestations n'équivalaient pas à persécution, ni à un risque de torture ou à une menace pour la vie de telle sorte que le demandeur serait une personne à protéger au sens de l'article 97 de la LIPR. L'arrestation de protestataires, qui sont promptement relâchés, n'est pas nécessairement une persécution. Les rapports sur la Turquie pour 2002 que l'agent avait entre les mains ne disent pas que les Kurdes alevi sont menacés.
[9] L'agent n'a pas cru le demandeur, et sa décision de ne pas le croire n'est pas manifestement déraisonnable.
[10] La conclusion relative à l'arrestation de 1998, qui est manifestement déraisonnable, n'entache pas la décision, parce qu'une arrestation n'équivaut pas nécessairement à persécution ni à un risque selon l'article 97.
[11] Par ailleurs, selon l'alinéa 113a) de la LIPR, l'agent ne doit considérer que les « preuves nouvelles » qui sont nées après le rejet de la demande d'asile ou qui n'étaient pas raisonnablement accessibles ou dont on n'aurait pas pu raisonnablement s'attendre à ce qu'elles fussent présentées devant la Commission. En l'espèce, la lettre de l'avocat confirmant l'arrestation de septembre 1998, ainsi que les autres lettres présentées à l'agent, auraient pu être obtenues et auraient dû être présentées à la Commission. Pour ce motif, l'agent n'aurait pas dû tenir compte de ces lettres. La procédure d'évaluation du risque avant renvoi ne saurait se transformer en une seconde audience du statut de réfugié. Cette procédure a pour objet d'évaluer les nouveaux risques pouvant surgir entre l'audience et la date du renvoi.
[12] Les parties et la Cour s'entendent pour dire que cette demande ne soulève pas une question grave de portée générale susceptible d'être certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
Cette demande de contrôle judiciaire est rejetée.
« Michael A. Kelen » _______________________________
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5098-03
INTITULÉ : Veysel Kaybaki c. Le solliciteur général du Canada
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 8 JANVIER 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE KELEN
DATE DES MOTIFS : LE 13 JANVIER 2004
COMPARUTIONS :
Ricardo Aguirre POUR LE DEMANDEUR
Negar Hashemi POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ricardo Aguirre POUR LE DEMANDEUR
Avocat
Toronto (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
COUR FÉDÉRALE
Date : 20040113
Dossier : IMM-5098-03
ENTRE :
VEYSEL KAYBAKI
demandeur
- et -
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE