Date : 20040917
Dossier : IMM-9552-03
Référence : 2004 CF 1261
OTTAWA (ONTARIO) LE 17 SEPTEMBRE 2004
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER
ENTRE :
ANDREI NAIVELT et MARINA BORISSEVITS
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LA JUGE SNIDER
[1] Les demandeurs, qui sont des citoyens de l'Estonie, sont arrivés au Canada en provenance des États-Unis en octobre 2001. Ils déclarent craindre que, s'ils doivent retourner en Estonie, ils seront battus ou tués par les hommes qui ont forcé la demanderesse à se prostituer et qui continueront, selon eux, à leur réclamer la somme de 20 000 $US. Dans une décision datée du 12 mai 2003, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté leur demande. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.
Questions en litige
[2] Voici les questions litigieuses soulevées par la présente demande :
1. La Commission a-t-elle commis une erreur en jugeant invraisemblable la preuve des demandeurs?
2. La Commission a-t-elle commis une erreur en ne vérifiant pas l'existence de « raisons impérieuses » justifiant de rendre une décision favorable?
La décision de la Commission
[3] La Commission a ajouté foi à certaines parties de la version des faits de la demanderesse. Ainsi, la Commission a accepté que la demanderesse avait été contrainte de se livrer à la prostitution en Italie, qu'elle y avait beaucoup souffert et que les expériences qu'elle y avait vécues l'avaient « gravement traumatisée » . La demanderesse ne fondait cependant pas sa demande d'asile sur les mauvais traitements qu'elle avait subis en Italie mais plutôt sur les événements survenus à son retour en Estonie, où elle affirmait avoir été pourchassée et avoir été victime d'extorsion de la part de ses ravisseurs. La Commission avait des réserves sur ces aspects de la version des faits donnée par les demandeurs.
[4] Pourquoi la Commission n'a-t-elle pas cru que les ravisseurs continuaient ou continueraient à pourchasser les demandeurs? La Commission a fondé sa décision sur plusieurs des problèmes qu'elle a relevés.
· Il n'était pas vraisemblable que les ravisseurs se comportent comme les demandeurs le prétendaient en se contentant de leur téléphoner au lieu de recourir à des moyens plus énergiques pour leur extorquer encore plus d'argent.
· Il n'était pas vraisemblable, compte tenu des menaces de mort dont elle affirmait avoir été l'objet, que la demanderesse ne se soit pas enfuie en Russie où elle avait une grand-mère chez qui elle pouvait habiter.
· Le défaut des demandeurs de demander l'asile aux États-Unis ou même d'essayer de contacter un avocat pendant les quatre mois où ils y ont travaillé témoignait d'une absence de crainte subjective de persécution.
· Les demandeurs n'avaient pas expliqué de façon satisfaisante le fait qu'il n'était pas question d'appels téléphoniques de menaces dans leur Formulaire de renseignements personnels (FRP), ce qui a amené la Commission à conclure que les demandeurs avaient inventé ces appels pour renforcer leur demande d'asile.
· Vu la gravité des menaces et des gestes imputés aux ravisseurs, il était invraisemblable que les demandeurs n'aient pas cherché plus sérieusement à obtenir l'aide de la police.
· Il n'était pas vraisemblable que les demandeurs restent en Estonie pendant plus de cinq mois après que les ravisseurs leur eurent exigé 20 000 $US de plus et qu'ils aient attendu deux semaines après avoir reçu leur visa pour partir pour les États-Unis.
· L'absence, dans leur déclaration au point d'entrée, de toute allusion, même générale, aux faits allégués dans leur demande d'asile qu'ils ont par la suite articulés dans leur FRP n'était pas raisonnable et appuyait la conclusion de la Commission que le risque avait cessé d'exister.
Norme de contrôle
[5] Les demandeurs tablent fortement sur les propos qu'a tenus le juge Muldoon dans le jugement Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 776 (C.F. 1re inst.) (QL) au paragraphe 7 :
Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22]. [Non souligné dans l'original.]
[6] Les demandeurs citent également l'arrêt Giron c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 481 (C.A.F.) (QL), dans lequel la Cour d'appel affirme que le juge des faits n'est pas mieux placé que notre Cour pour tirer les inférences nécessaires pour pouvoir conclure à l'invraisemblance.
[7] Les demandeurs font par conséquent valoir que la Cour devrait examiner chacune des conclusions d'invraisemblance en fonction de la norme de savoir si la version des faits proposée par le demandeur d'asile « déborde le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre » . Sinon, la conclusion d'invraisemblance tirée par la Commission ne devrait pas être retenue. Je ne puis accepter cet argument. Les demandeurs voudraient que je pervertisse le concept de la retenue judiciaire et de la norme de contrôle judiciaire.
[8] Les propos de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.) (QL), au paragraphe 4, s'accordent davantage avec le degré de retenue dont il y a lieu de faire preuve envers la Commission :
Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que, dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. [Non souligné dans l'original.]
[9] J'estime par conséquent que les conclusions tirées au sujet de l'invraisemblance ont droit à la même retenue judiciaire que celles qui sont tirées au sujet de la crédibilité. Seules les décisions de la Commission qui sont manifestement déraisonnables doivent être infirmées.
[10] Je conviens que la Commission doit être prudente lorsqu'elle aborde une question dont la réponse peut dépendre de la vraisemblance d'un acte déterminé plutôt que des contradictions ou incohérences ou du comportement de l'intéressé. En pareil cas, la Cour est souvent tout aussi bien placée que la Commission pour apprécier la vraisemblance de la version des faits relatée devant cette dernière. La Cour ne doit pas pour autant changer l'angle de son analyse en se demandant si la version des faits relatée par le demandeur d'asile fait partie du domaine du possible au lieu de se demander si la conclusion de la Commission est raisonnable. Presque tous les récits exposés devant la Commission entrent dans le domaine du possible, ce qui ne veut pas nécessairement dire que la Commission s'est trompée. Il nous reste donc à décider si le rejet par la Commission de la version des faits offerte en l'espèce par la demanderesse était déraisonnable. Et, comme c'est le cas pour toutes les conclusions sur la crédibilité, ce sont les motifs exposés par la Commission qui nous donneront la réponse à cette question.
Première question : les conclusions d'invraisemblance
[11] Ainsi qu'il a déjà été expliqué en détail, la Commission a relevé dans la version des faits des demandeurs au moins cinq invraisemblances distinctes de même que deux omissions. Il convient de signaler qu'aucune conclusion d'invraisemblance ne scellait à elle seule le sort de la demande d'asile des demandeurs. C'est l'effet cumulatif de ces conclusions qui a amené la Commission à estimer que, dans l'ensemble, on ne pouvait ajouter foi à la version des faits proposée et que le risque auquel les demandeurs avaient peut-être déjà été exposés n'existait plus. Néanmoins, même si la décision doit être prise comme un tout, il se peut que certaines des conclusions de la Commission soient erronées. Or, si l'analyse de la Commission comporte plusieurs erreurs de ce genre, il se peut que la décision en entier soit entachée d'irrégularités suffisamment graves pour justifier son rejet. La décision ressemble à une tapisserie : un ou deux fils relâchés ne sauraient détruire l'intégrité de l'ensemble, mais si l'on tire suffisamment de fils, la tapisserie risque de se disloquer. Je vais donc passer en revue chacune des présumées erreurs citées par les demandeurs dans leurs plaidoiries pour vérifier si la décision est effectivement entachée d'erreurs et, dans l'affirmative, si elle demeure valable malgré ces erreurs.
a) Invraisemblance du comportement des ravisseurs
[12] Bien qu'elle semble avoir accepté que les ravisseurs - les présumés agents de persécution - étaient un « groupe de criminels » , la Commission s'est demandé comment un tel groupe était susceptible de se comporter et elle a conclu que le comportement qu'ils avaient adopté envers la demanderesse, sa famille et le demandeur n'était pas plausible.
Si les demandeurs continuaient à représenter pour les criminels une source d'extorsion, il est peu vraisemblable qu'ils les auraient laissés tranquilles dès le mois de janvier, en se contentant de téléphoner pour leur rappeler qu'ils devaient encore de l'argent [...] [I]l n'est pas vraisemblable que les criminels n'aient pas agi de façon plus implacable.
[13] La décision semble reposer sur le fait que la Commission croyait que les ravisseurs ne se contenteraient pas de proférer des menaces au téléphone. Cette partie de la décision est à mon avis mal fondée.
[14] Comme la Commission a accepté que les demandeurs s'étaient « mis à dos » les criminels estoniens qui leur avaient extorqué de l'argent, il est difficile de comprendre pourquoi le moyen employé pour établir le premier contact revêtait une telle importance. Cette conclusion d'invraisemblance ne repose sur rien d'autre que sur l'opinion de la Commission quant à la façon dont les criminels étaient censés se comporter. Il n'y avait aucun élément de preuve pour appuyer cette spéculation du commissaire, qui ne possédait pas de connaissances spécialisées en la matière. Je conclus donc que la Commission a commis une erreur en tirant cette conclusion d'invraisemblance. Dans le cas qui nous occupe, je suis convaincue qu'il est vraisemblable que les menaces proférées par les criminels auraient pu être faites par téléphone plutôt que par un autre moyen. Il ne s'ensuit toutefois pas que les ravisseurs ont effectivement formulé des exigences et proféré des menaces au téléphone.
b) Défaut d'entreprendre d'autres démarches pour obtenir l'aide de la police
[15] Les membres de la famille de la demanderesse n'ont pas réclamé l'aide de la police dès le début. Ils n'ont communiqué avec la police qu'après avoir reçu des menaces au téléphone et après qu'on leur eut réclamé de l'argent. Des policiers se sont présentés et ont recueilli leur déclaration mais, suivant les demandeurs, ils n'ont rien fait de plus. La Commission a soulevé deux questions en ce qui concerne le comportement des demandeurs au sujet de la police. Premièrement, bien que la Commission ait accepté que la demanderesse ait refusé au départ de demander l'aide de la police, elle n'a pas accepté que le père ne réclame pas la protection de la police au nom de sa fille.
[16] Deuxièmement, en ce qui concerne les contacts ultérieurs avec la police, la Commission a trouvé peu vraisemblable qu'après qu'on lui eut dit qu'elle devait porter plainte par écrit avant que des poursuites au criminel puissent être engagées, la demanderesse n'ait pas tenté plus sérieusement d' « obtenir la protection de l'État » .
[17] Les demandeurs affirment que ces conclusions d'invraisemblance ne sont pas fondées. Ils citent l'affidavit de M. Solomon, qui affirme qu'on ne peut compter sur la protection de la police en Estonie en pareil cas. Ils invoquent également l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, au paragraphe 49, où la Cour suprême du Canada explique que le demandeur d'asile n'est tenu de s'adresser à l'État pour obtenir sa protection que lorsque la protection de l'État peut raisonnablement être assurée.
[18] Pour décider si les arguments des demandeurs sont bien fondés, je retiens tout d'abord que la Commission n'a pas conclu que les demandeurs ne pouvaient pas bénéficier de la protection de l'État. La Commission a plutôt examiné le comportement des demandeurs en fonction de leurs allégations. L'arrêt Ward, précité, qui a été rendu dans le contexte d'une conclusion de protection de l'État, ne s'applique peut-être pas directement au cas qui nous occupe. La question qui se pose en l'espèce est celle de savoir s'il est vraisemblable que des personnes à qui l'on tente d'extorquer de l'argent et à qui l'on adresse des menaces de mort ne fassent pas l'impossible pour obtenir l'aide de la police.
[19] Outre l'affidavit de M. Solomon, la Commission disposait d'éléments de preuve documentaires au sujet des mesures prises par le gouvernement estonien pour lutter contre la traite des êtres humains.
[20] La Commission avait également en main le rapport de la police. Dans ce rapport, qui avait été rédigé à la suite d'une plainte téléphonique, la police expliquait qu'elle avait effectué des « perquisitions » tout de suite après l'appel, mais qu'on avait expliqué à la demanderesse que « pour que des poursuites au criminel puissent être engagées, vous devez faire une demande écrite » . À mon avis, dans cette réponse, la police ne disait pas qu'elle était incapable de faire quelque chose ou qu'elle refusait d'agir. Elle affirmait clairement qu'elle prendrait d'autres mesures si une plainte écrite était déposée. Compte tenu des menaces de mort dont ils faisaient l'objet et de l'offre que la police leur avait faite de leur venir en aide si un rapport écrit était déposé, j'ai du mal à comprendre pourquoi les demandeurs et les membres de leur famille n'ont pas entrepris cette démarche supplémentaire.
[21] Après examen des éléments de preuve portés à la connaissance de la Commission, je trouve raisonnable sa conclusion qu'il est invraisemblable que les demandeurs n'aient pas davantage cherché à obtenir la protection de la police ou de l'État.
c) Défaut de s'enfuir de Russie
[22] La Commission a estimé qu'il était invraisemblable que la demanderesse reste en Estonie « si ses ravisseurs avaient réellement proféré contre elle des menaces de mort » . Une des solutions qui s'offraient à elle était de s'enfuir chez sa grand-mère, qui vivait en Russie. La demanderesse a expliqué qu'elle ne croyait pas pouvoir obtenir des services médicaux ou psychologiques là-bas. Le tribunal a soupesé cette explication et la menace qui était censée peser sur sa vie et a conclu :
Même s'il était important qu'elle ait accès à des soins médicaux et psychologiques, sûrement que la préoccupation primordiale de ses parents à ce moment-là aurait été de lui sauver la vie.
[23] Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur en tirant cette conclusion. Ils affirment qu'on ne peut raisonnablement s'attendre à ce que la demanderesse se rende dans un lieu où elle ne pourrait pas bénéficier de services sociaux (Plyasova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1146 (C.F.) (QL); Kandiah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1269 (C.F. 1re inst.) (QL.)).
[24] À mon avis, le raisonnement de la Commission est juste et elle pouvait raisonnablement conclure à l'invraisemblance. Les seuls éléments de preuve présentés par la demanderesse au sujet de l'accès à des services médicaux chez sa grand-mère était son observation équivoque suivant laquelle elle ne « pensait » pas pouvoir en obtenir. C'est une situation fort différente de celle que l'on trouve dans l'une ou l'autre des décisions qui ont été citées par les demandeurs et dans lesquelles le tribunal avait omis d'examiner les éléments de preuve des demandeurs d'asile ou dans lesquelles la preuve portait sur d'autres difficultés que posait le fait de trouver refuge dans une autre partie du même pays (possibilité de refuge intérieur ou PRI). Dans le cas qui nous occupe, la Commission n'examinait pas la viabilité d'une possibilité de refuge intérieur; mais le comportement des demandeurs. La Commission a essentiellement conclu que, normalement, une personne dont la vie est en danger s'enfuit dès qu'elle en a la possibilité. La demanderesse avait notamment le choix de se rendre en Russie pour aller habiter chez sa grand-mère. Or, elle n'a tout simplement pas fourni d'explication satisfaisante pour élucider pourquoi elle n'avait pas envisagé la possibilité d'aller en Russie.
d) Contradictions entre les notes au point d'entrée et le FRP
[25] En octobre 2001, lorsque les demandeurs sont arrivés au Canada en provenance des États-Unis, ils ont déclaré à l'agent d'immigration qu'ils demandaient l'asile au Canada parce qu'en Estonie, les Russes de souche étaient en butte à des problèmes en raison de la politique nationaliste du gouvernement. La Commission leur a demandé pourquoi ils n'avaient pas fait la moindre allusion aux problèmes qu'ils soulevaient maintenant. Ils ont répondu que la demanderesse était « hystérique » et qu'elle avait supplié le demandeur de ne pas donner la véritable version des faits. Voici l'analyse que la Commission a faite du comportement des demandeurs :
Encore une fois, le tribunal connaît les Directives fondées sur le sexe. Le tribunal est conscient que son devoir est d'être extrêmement prudent et sensible en évaluant la crédibilité des cas de persécution fondée sur le sexe. Or, de l'avis du tribunal, les demandeurs n'ont pas expliqué de façon satisfaisante pourquoi leur déclaration au point d'entrée et leurs FRP étaient radicalement différents. Il est raisonnable de s'attendre à ce que les demandeurs mentionnent au moins certains des problèmes dans la déclaration du point d'entrée, ne serait-ce qu'en termes généraux [...] De l'avis du tribunal, cela corrobore encore davantage les conclusions du tribunal, à savoir que, s'ils craignaient réellement d'être persécutés en retournant en Estonie, ils auraient mentionné en termes généraux la menace qui continuait de planer sur eux. L'omission appuie la conclusion du tribunal selon laquelle le risque avait cessé d'exister.
[26] Suivant les demandeurs, la Commission n'a tenu compte ni de la preuve médicale relative à l'état psychologique de la demanderesse ni des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe pour évaluer le comportement des demandeurs.
[27] Les demandeurs citent le jugement R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 162 (C.F. 1re inst.) (QL) dans lequel le juge Martineau a accueilli une demande de contrôle judiciaire, du moins en partie, au motif que le tribunal n'avait pas tenu compte de l'état psychologique de la demanderesse et n'avait pas reconnu les différences culturelles et les différences entre les sexes. Toutefois dans l'affaire R.K.L., même si la demanderesse n'avait pas expliqué sa demande en détail, elle avait fait une déclaration générale au sujet des problèmes qu'elle avait rencontrés en Inde. Or, en l'espèce, il n'y a même pas de déclaration générale. La version des faits donnée à l'agent d'immigration au point d'entrée ne renfermait pas la moindre allusion à des actes de violence, à des menaces ou à de l'extorsion.
[28] En ce qui concerne les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, je constate que la Commission les cite à plusieurs reprises dans sa décision pour accepter certaines parties de la version des faits des demandeurs. Ainsi, sur cette question précise, il est évident que la Commission aurait jugé vraisemblable que les demandeurs omettent toute mention de la version des faits de la demanderesse au sujet du kidnapping. Pour appliquer les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, la Commission n'est cependant pas tenue d'accepter aveuglément les explications avancées par le demandeur d'asile.
[29] Face à une version des faits totalement différente de celle qui avait été relatée au point d'entrée, la Commission a refusé d'ajouter foi aux explications des demandeurs. La Commission a agi de façon raisonnable.
e) Défaut de demander l'asile aux États-Unis
[30] En mai 2001, les demandeurs ont obtenu des visas de travail aux États-Unis. Ils se sont rendus à Jackson Hole, au Wyoming, où ils ont travaillé pendant quatre mois (la durée de leur visa) avant de venir au Canada, mais ils n'ont entrepris aucune démarche en vue de demander l'asile aux États-Unis. De l'avis de la Commission, « le défaut [des demandeurs] de demander l'asile aux États-Unis témoigne de l'absence de crainte subjective » . Pour en arriver à cette conclusion, la Commission n'a pas accepté les explications suivantes des demandeurs :
a. ils ne sont allés aux États-Unis que pour gagner assez d'argent pour pouvoir rembourser leurs extorqueurs;
b. ils n'ont jamais consulté d'avocat parce que leur horaire de travail était trop chargé et qu'ils vivaient dans un « village » où ils n'ont jamais vu d'avocat.
[31] Les demandeurs s'opposent à cette conclusion et ils soutiennent que leurs explications sont valables. Ils font en outre valoir que la Commission ne pouvait s'attendre à ce qu'ils présentent une demande d'asile alors qu'ils se trouvaient dans un pays où ils étaient munis de visas de travail en cours de validité (Hue c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1988] A.C.F. no 283 (C.A.F.) (QL)).
[32] La Commission a le droit de tenir compte du défaut de quelqu'un de demander l'asile à la première occasion et d'inférer que ce demandeur n'a pas de crainte subjective. Il semble que dans l'affaire Hue, précitée, le temps qui s'était écoulé avant que l'intéressé ne demande l'asile était le seul facteur examiné par le tribunal. En l'espèce, ce n'est qu'un des nombreux indices dont la Commission a tenu compte dans son examen détaillé de la demande des demandeurs.
[33] Il est vrai que les demandeurs auraient pu demander l'asile aux États-Unis. Le fait qu'ils n'ont pas même cherché à rencontrer un avocat, surtout à l'approche de l'expiration de leur visa de travail, constitue un autre indice de leur absence de crainte subjective. Je trouve d'ailleurs très peu convaincantes les excuses qu'ils ont avancées sur ce dernier point.
f) Résumé
[34] Pour résumer cette question, j'estime qu'il n'y a pas lieu de modifier la décision de la Commission. Bien qu'une des conclusions de la Commission soit manifestement déraisonnable, cela n'est pas suffisant pour détruire l'ensemble de la décision. Même si je présume que des criminels pourraient se comporter comme les demandeurs le prétendent, la prépondérance de la preuve ne permet pas de conclure en l'espèce que les criminels ont effectivement agi ainsi. Les nombreuses invraisemblances et omissions que comporte la version des faits des demandeurs permettaient pleinement et raisonnablement à la Commission de conclure que les demandeurs ne risquaient pas d'être battus ou tués par les hommes qui avaient forcé la demanderesse à se prostituer.
Seconde question en litige : Raisons impérieuses
[35] L'alinéa 108(1)e) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés prévoit que la demande d'asile est rejetée et que le demandeur n'a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger lorsque les raisons qui lui ont fait demander l'asile n'existent plus. L'alinéa (1)e) ne s'applique cependant pas si le demandeur prouve qu'il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu'il a quitté ou hors duquel il est demeuré (paragraphe 108(4)).
[36] Les demandeurs font valoir qu'en raison de la « persécution épouvantable » dont la demanderesse avait été victime, la Commission devait se demander s'il existait des raisons impérieuses pour elle de ne pas retourner en Estonie. Suivant les demandeurs, l'exception prévue au paragraphe 108(4) s'applique à ceux qui, pour reprendre la formule employée par le juge Hugessen, « [...] ont souffert d'une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer, lors même qu'ils n'auraient plus aucune raison de craindre une nouvelle persécution » (Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 (C.A.F.) (QL)). La Commission disposait d'éléments de preuve au sujet de l'expérience vécue par la demanderesse, qui avait été contrainte de se livrer à la prostitution, et au sujet des difficultés auxquelles elle s'exposait si elle retournait là-bas. Les demandeurs expliquent que, lorsqu'une décision défavorable rendue au sujet d'une demande d'asile repose sur la conclusion que la raison qui justifiait la crainte de persécution n'existe plus, la Commission doit tenir compte de l'exception relative aux « raisons impérieuses » (Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 457 (C.A.F.) (QL)).
[37] Malgré l'horrible traitement que la demanderesse a subi, je ne suis pas convaincue que la Commission devait tenir compte de l'exception relative aux « raisons impérieuses » . Cette exception ne s'applique que lorsque la Commission constate que le demandeur a déjà eu la qualité de réfugié ou de personne à protéger (Kudar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 778 (C.F.) (QL)). En l'espèce, la demande concerne les menaces proférées par les ravisseurs de la demanderesse. Les demandeurs ne fondaient pas leur demande sur les affreux sévices dont la demanderesse a souffert de la part de ses ravisseurs. C'est donc avec raison que la Commission n'a jamais dit que les demandeurs étaient des réfugiés ou des personnes à protéger. Sans conclusion explicite, l'exception à l'alinéa 108(1)e) ne joue pas.
Dispositif
[38] Pour ces motifs, la demande est rejetée.
[39] Aucune des parties n'a proposé de question à certifier. Aucune ne sera donc certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La demande est rejetée;
2. Aucune question de portée générale n'est certifiée.
« Judith A. Snider »
Juge
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-9552-03
INTITULÉ : ANDREI NAIVELT et autre
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 30 AOÛT 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : MADAME LA JUGE SNIDER
DATE DES MOTIFS : LE 17 SEPTEMBRE 2004
COMPARUTIONS:
Michael Bossin
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POUR LES DEMANDEURS |
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Services juridiques communautaires Ottawa (Ontario) |
POUR LES DEMANDEURS |
Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |