Toronto (Ontario), le 24 août 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN
ENTRE :
EINSTEN GUSTAVO FERNANDEZ CUEVAS
et LORENA DE LOS ANGELES MONTIEL ESPLUGA
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), datée du 22 septembre 2004, dans laquelle on a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger en raison de leur crainte à l’égard des forces de la guérilla au Venezuela.
[2] Le demandeur principal, M. Cuevas (le demandeur), est un citoyen vénézuélien de 31 ans qui craint d’être persécuté par les forces de la guérilla. Sa femme, également citoyenne vénézuélienne, fonde sa demande d’asile sur la demande de son mari.
[3] Le demandeur exploitait une agence de recouvrement dans la ville de Ciudad Ojeda, État de Zulia, au Venezuela. Il allègue qu’en juin 2003, quatre hommes armés ont pénétré dans ses bureaux, l’ont battu et ont exigé qu’il leur verse des sommes mensuellement. Les hommes se sont présentés comme étant des membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Le demandeur affirme que lorsqu’il a effectué un premier versement de 500 000 bolivars en espèces le 19 juin 2003, en raison des menaces dont il avait fait l’objet, il a été battu par les guérilleros qui lui ont dit qu’il devrait verser davantage d’argent. On lui a également dit qu’il serait tué s’il portait plainte à la police.
[4] Les guérilleros ont communiqué avec le demandeur à plusieurs reprises en juillet et août 2003 pour lui extorquer de l’argent. Le demandeur déclare qu’il a versé en tout 1 500 000 bolivars mais que ces hommes ont continué à exiger plus d’argent. Le 9 septembre 2003, un des employés du demandeur a été agressé et dévalisé par des guérilleros qui lui ont pris 1 000 000 bolivars. Le lendemain, le demandeur a signalé à la police le vol commis sur la personne de l’employé et l’extorsion. Il affirme que, plus tard la même journée, il a été contacté par un homme qui a déclaré qu’il allait le tuer pour avoir signalé les incidents à la police.
[5] Craignant pour leur vie, le demandeur et sa femme ont fui leur domicile et pris des arrangements pour quitter le pays. Ils ont quitté le Venezuela le 18 septembre 2003 et sont arrivés au Canada le 4 octobre 2003; ils ont présenté des demandes d’asile la même journée.
[6] Les demandeurs soutiennent qu’après leur départ, des membres de leur famille au Venezuela ont reçu des menaces par téléphone de guérilleros qui voulaient savoir où se trouvaient les demandeurs. Des membres de leur famille ont dû déménager pour se mettre à l’abri de ces menaces.
LA DÉCISION
[7] La Commission a rejeté la demande d’asile présentée par les demandeurs pour deux motifs. Premièrement, elle a conclu qu’il n’existait pas plus qu’une simple possibilité que les demandeurs soient persécutés s’ils retournaient dans leur région d’origine au Venezuela. La Commission a estimé que le demandeur principal ne serait pas ciblé par les guérilleros parce qu’il n’exploitait plus d’entreprise et à cause du temps écoulé (cela faisait dix mois qu’il avait quitté le Venezuela au moment de l’audience).
[8] La Commission a également conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Caracas, au Venezuela. Elle a noté ce qui suit à la page 3 de la décision :
Les mauvais traitements lui ont été infligés dans l’État de Zulia, c’est‑à‑dire là où il [le demandeur principal] vivait et travaillait. Le tribunal est d’avis que la menace dont il faisait l’objet était limitée à cette région.
Compte tenu de la preuve documentaire au sujet de la présence restreinte des FARC à Caracas, aux yeux du tribunal, il n’existe pas plus qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté s’il […] s’installe à Caracas.
Les demandeurs sont tous deux plutôt scolarisés. Le demandeur a bien réussi dans les affaires et sa femme est enseignante. Le tribunal estime qu’il n’existe aucun obstacle de nature culturelle, linguistique ou autre les empêchant de s’installer à Caracas. Le tribunal estime en outre que, dans leur situation, cette solution ne serait pas déraisonnable.
LES QUESTIONS EN LITIGE
1. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur ne ferait pas face à plus qu’une simple possibilité de persécution s’il retournait dans sa région d’origine au Venezuela?
2. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il existait une PRI viable à Caracas?
ANALYSE
Première question en litige
La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur ne ferait pas face à plus qu’une simple possibilité de persécution s’il retournait dans sa région d’origine au Venezuela?
[9] Lorsqu’elle a conclu que le demandeur ne courait pas de risque dans sa région d’origine, la Cour a noté à la page 2 :
[…] les FARC sont un groupe de guérilleros ayant effectivement leur quartier général en Colombie. Bien que, suivant la preuve documentaire, les FARC soient effectivement présentes au Venezuela, notamment près des frontières que partage ce pays avec la Colombie, le tribunal estime que leur activité au Venezuela n’a pas atteint une ampleur suffisante pour qu’il existe une réelle possibilité que le demandeur soit persécuté s’il retourne dans ce pays.
[10] Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur susceptible de révision en omettant de faire référence à des éléments de preuve documentaire appuyant la conclusion selon laquelle il ne courrait plus de risque au Venezuela. Je souscris à cette affirmation. Il ne s’agit pas d’un cas où la Commission a estimé que le demandeur n’était pas digne de foi; en fait, la Commission a rejeté la demande du demandeur en se basant sur le fait que sa crainte d’être persécuté n’était pas bien fondée objectivement. À mon avis, compte tenu des circonstances, il incombait à la Commission d’étayer par des éléments de preuve de sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas raison de craindre d’être persécuté dans sa ville d’origine.
[11] En outre, la Commission a omis de faire référence aux éléments de preuve documentaire présentés par les membres de la famille du demandeur selon lesquels les guérilleros étaient toujours à la recherche des demandeurs au Venezuela. En particulier, les parents du demandeur ont souscrit un affidavit, daté du 23 avril 2004, dans lequel ils ont déclaré avoir reçu des menaces par téléphone de guérilleros qui s’enquéraient du lieu où se trouvait leur fils et qu’ils avaient dû se cacher pour éviter les guérilleros. Une lettre émanant de la sœur du demandeur confirmant ces renseignements a également été déposée auprès de la Commission. La Commission n’est certes pas tenue de mentionner tous les éléments de preuve présentés mais elle ne peut écarter une preuve extrêmement pertinente et corroborante – en particulier lorsque cette preuve va à l’encontre de la conclusion à laquelle est arrivée la Commission. En l’espèce, les lettres envoyées par les membres de la famille donnent à penser que, contrairement à la conclusion de la Commission, les guérilleros continuent à s’intéresser au demandeur malgré le temps passé. Si la Commission estimait que les lettres n’étaient pas dignes de foi ou n’avaient qu’une faible valeur probante, elle aurait dû le mentionner dans sa décision. Voir Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.).
Deuxième question en litige
La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il existait une PRI viable à Caracas?
[12] La Cour estime également que la Commission a commis une erreur dans son analyse de la PRI. La Commission a conclu à la page 3 de sa décision :
Compte tenu de la preuve documentaire au sujet de la présence restreinte des FARC à Caracas, aux yeux du tribunal, il n’existe pas plus qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté s’il […] s’installe à Caracas.
La Commission ne mentionne cependant aucune preuve documentaire susceptible d’appuyer sa conclusion selon laquelle Caracas constitue une PRI viable. Il est également difficile de savoir à la lecture du dossier du tribunal quels sont les documents sur lesquels la Commission s’est appuyée pour conclure que Caracas était une PRI viable pour les demandeurs. J’estime que la Commission était tenue de fournir certains motifs pour sa conclusion quant à la PRI, en particulier lorsque, comme c’est le cas ici, le demandeur a déclaré que les guérilleros sont très actifs à Caracas et apporté des éléments de preuve selon lesquels ils s’intéressaient encore à lui. L’omission de la part de la Commission d’agir de cette façon constitue une erreur susceptible de révision. La preuve documentaire présentée à la Commission mentionne que les enlèvements et les extorsions sont chose courante et se sont multipliés à Caracas. Voir, par exemple, la réponse à la demande de renseignements préparée par la Direction de la recherche de la Commission intitulée Venezuela : enlèvement et extorsion dans les régions urbaines et rurales, notamment à Caracas (2002).
CONCLUSION
[13] Le demandeur principal a fui sa patrie parce que les guérilleros avaient vu en lui un homme d’affaires prospère. La police n’était pas en mesure de le protéger contre ces actions terroristes à moins que le demandeur ne passe dans la clandestinité et cesse toutes ses activités commerciales. La Commission doit tenir pour acquis que le demandeur sera obligé de reprendre, et qu’il reprendra effectivement, ses activités commerciales s’il retourne au Venezuela. Le demandeur est un homme d’affaires. On ne peut pas lui demander d’exercer un métier qu’il ne connaît pas, comme celui d’agriculteur. Un léopard ne peut pas changer ses taches. Si le demandeur retourne dans sa province d’origine ou à Caracas, la Commission doit évaluer le risque de persécution qu’il courra, en tenant pour acquis que le demandeur reprendra ses activités commerciales. Il faut bien travailler pour vivre.
[14] Pour ces motifs, il sera fait droit à la demande de contrôle judiciaire. Aucun des avocats n’a proposé la certification d’une question. Aucune question ne sera certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QU’IL soit fait droit à la présente demande, que la décision de la Commission, datée du 22 septembre 2004, soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.
Juge
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑8676‑04
INTITULÉ : EINSTEN GUSTAVO FERNANDEZ CUEVAS et
LORENA DE LOS ANGELES MONTIEL ESPLUGA
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 24 AOÛT 2005
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
DATE DES MOTIFS : LE 24 AOÛT 2005
COMPARUTIONS :
Jeinis S. Patel POUR LES DEMANDEURS
Mary Matthews POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jeinis S. Patel
Avocat
Toronto (Ontario) POUR LES DEMANDEURS
John H. Sims, c.r.
Sous‑procureur général du Canada POUR LE DÉFENDEUR