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Date : 19990907

Dossier : IMM-1356-98

ENTRE :

OLEG DEMCHUK,

demandeur,

-et-

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

défendeur.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE CULLEN

[1]         Le demandeur conteste par voie de contrôle judiciaire la décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Section du statut de réfugié (ci-après SSR), en date du 25 février 1998, dans laquelle la SSR a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention selon les termes du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (ci-après la Loi). Le juge Evans a accordé, le 4 novembre 1996, l'autorisation d'engager la présente procédure de demande de contrôle judiciaire.


Les faits

[2]         Le demandeur, Oleg Demchuk, est un citoyen ukrainien de 36 ans. Sa demande de statut de réfugié au sens de la Convention se fonde sur ses opinions politiques et sur son appartenance à un groupe social. Il craint d'être persécuté par les mafias ukrainienne ou russe.

[3]         Dans son formulaire de renseignements personnels (dossier de demande du demandeur [ci-après DD], onglet 4, aux pages 27 à 29), le demandeur dresse la liste des incidents qui l'ont amené à chercher asile à Toronto le 10 avril 1996.

[4]         Du mois d'octobre 1992 jusqu'au mois d'octobre 1995, le demandeur a travaillé au sein d'une société, Energetic, laquelle était assujettie à 80 % au contrôle de l'État. La succursale à laquelle il était affecté s'occupait de l'entretien et de l'installation des stations de distribution d'énergie. Depuis le début de 1995, il a également travaillé sur une base contractuelle pour une autre société, la Ukranian Energy Consortium; il en est devenu président en octobre 1995.

[5]         Au début de 1995, le demandeur a également commencé à recevoir des menaces anonymes au téléphone lui dictant à qui vendre l'énergie et à quel prix. Ces personnes voulaient aussi que le demandeur leur verse illégalement des sommes d'argent appartenant à la société. Elles ont promis au demandeur de faire démarrer sa carrière politique, si telle était son ambition. Le demandeur n'a signalé ces appels à personne, craignant qu'ils aient des conséquences défavorables sur son statut dans la société. Il a également refusé de se plier aux exigences de ces personnes.

[6]         Le demandeur affirme avoir été brutalisé à trois reprises pour avoir refusé d'exécuter les ordres. Le premier incident est survenu le 5 avril 1995. Il a signalé l'incident et a obtenu qu'un rapport soit préparé sur ses blessures, mais personne n'a jamais été arrêté. Les appels de menace ont continué au même rythme et le demandeur a été brutalisé une seconde fois le 23 août 1995. Une fois de plus, il a signalé l'incident et a obtenu qu'un rapport soit préparé sur ses blessures mais, une fois de plus, aucune arrestation n'a eu lieu. Toute enquête aurait pu, bien sûr, être entravée par son incapacité d'identifier l'un ou l'autre de ses agresseurs. Le troisième incident a eu lieu le 27 décembre 1995 dans l'entrée de l'édifice où il travaillait. À cette date, le demandeur était alors accompagné au travail et après le travail par un chauffeur pour sa propre sécurité. Il a obtenu qu'un rapport soit préparé sur ses blessures, mais a refusé de signaler l'incident à la police, jugeant la démarche futile.    

[7]         Le 3 janvier 1996, après en avoir discuté avec son épouse, le demandeur a décidé que sa situation était devenue intolérable; il a alors fait une demande pour obtenir un visa pour le Canada, supposément pour rendre visite à un ami. Au cours des trois mois qui ont suivi, il était absent de l'Ukraine pour voyages d'affaires et son épouse a continué à recevoir des appels anonymes de personnes cherchant à en savoir sur les allées et venues du demandeur. Finalement, au cours d'un voyage d'affaires en Pologne, le demandeur a acheté un billet pour le Canada; il est arrivé au pays le 10 avril 1996, date à laquelle il a présenté sa demande du statut de réfugié au sens de la Convention.

[8]         Le demandeur affirme que son épouse, qui est demeurée en Ukraine, continue de recevoir des appels anonymes, mais qu'elle répond que son époux est en voyage d'affaires en Pologne.

La décision de la SSR

[9]         La SSR a entendu les témoignages pendant trois jours, soit le 9 septembre et les 5 et 10 novembre 1997, puis a rendu sa décision le 25 février 1998.

[10]       Dans ses motifs (DD, onglet 3, aux pages 9 à 13), le tribunal a jugé que la question déterminante en l'espèce était celle du lien. Le demandeur a fondé sa demande de statut sur ses opinions politiques et sur son appartenance à un groupe social; toutefois, le tribunal a conclu qu'il n'existait pas de lien entre les craintes du demandeur et les motifs énoncés dans la Convention.

[11]       En ce qui concerne la situation générale en Ukraine et le crime organisé, le tribunal a dit ceci :

[TRADUCTION] La preuve documentaire appuie les déclarations du demandeur relativement au crime organisé dans son pays [renvoi omis]. Il existe également des éléments de preuve quant à la corruption des fonctionnaires et quant aux efforts déployés par le gouvernement pour s'occuper de ces individus [renvoi omis]. Nous sommes d'avis que le gouvernement ukrainien n'est pas à ce point rattaché à la corruption que le simple fait de combattre un tel comportement corrompu ou criminel serait perçu comme une menace à l'autorité gouvernementale. Au contraire, la preuve documentaire montre que le gouvernement combat le crime organisé et que certains membres du gouvernement ont été victimes d'agressions graves en raison de la position du gouvernement sur la question [renvoi omis].

De plus, le requérant ne constitue pas une « menace » pour les criminels de façon telle que son refus de coopérer met en péril leur statutde quelque manière que ce soit. En effet, le requérant n'occupe plus son poste de direction au sein de la société d'énergie, alors il n'est plus en position de coopérer avec les criminels même s'il le voulait.    Ce qu'il craint aujourd'hui est la revanche à laquelle il s'expose pour ne pas les avoir aidés. Toutefois, comme l'a noté la cour :

La crainte d'une vengeance personnelle n'est pas la crainte de persécution [renvoi omis].

                                                   (DD, onglet 3, à la page 11)

[12]       Le tribunal a conclu que la prétention du demandeur selon laquelle il était persécuté en raison de ses opinions politiques n'était pas fondée.

[13]       Le tribunal a également conclu que les victimes du crime organisé ne formaient pas un groupe social au sens de l'arrêt Ward c. Procureur général du Canada et autres, [1993] 2 R.C.S. 689.

Les prétentions du demandeur

[14]       Le demandeur plaide que la SSR a commis une erreur lorsqu'elle a conclu qu'il n'y avait aucun lien entre la situation qu'il vivait et les motifs donnant ouverture au statut de réfugié au sens de la Convention. Le demandeur fait valoir que la SSR s'est fiée sur des passages choisis de la preuve documentaire qui appuyaient son point de vue relativement au crime organisé en Ukraine, alors qu'elle a écarté les passages qui allaient à l'encontre de ce point de vue.

[15]       Le demandeur fournit plusieurs exemples de ce qu'il avance en renvoyant à d'autres documents provenant de la pièce R-3, sur laquelle le tribunal s'est appuyé. Ces extraits indiquent notamment qu'il existe un problème sérieux de corruption étatique en Ukraine par des éléments criminels et que la mafia exerce aujourd'hui un pouvoir considérable sur les organismes étatiques et ce, à tous les échelons. De plus, l'Ukraine ne semble pas être en mesure de faire face à la situation de la corruption de façon satisfaisante, et à plus forte raison de l'éliminer.

[16]       Le demandeur soutient qu'étant donnée l'omniprésence du climat de corruption qui règne en Ukraine, son refus de coopérer avec la mafia en raison de ses convictions personnelles serait considéré comme une prise de position politique. Contrairement à ce qu'en a dit la SSR, la situation est demeurée inchangée en dépit de la démission du poste que le demandeur occupait au sein de la société. Le tribunal a déduit que la menace à laquelle s'exposait le demandeur s'est dissipée lorsque ce dernier a quitté la société. Le demandeur fait observer que son épouse a continué à recevoir des menaces au téléphone bien après son départ.


Les prétentions du défendeur

[17]       Le défendeur plaide que la SSR a examiné la preuve documentaire avec minutie et qu'elle a intégralement tenu compte de la preuve dont elle disposait. Le défendeur soutient que ce que le demandeur conteste n'est en réalité que l'importance que la SSR a accordée à la preuve.

[18]       Le défendeur fait valoir que la conclusion tirée par le tribunal, à savoir que le demandeur ne faisait pas partie d'un groupe social, est conforme à la jurisprudence pertinente, suivant laquelle les victimes du crime organisé et les opposants à la corruption ne forment pas des groupes sociaux au sens de la Convention.

Analyse

[19]       Dans l'affaire Vassiliev c. Canada (MCI) (IMM-3443-96, 4 juillet 1997), le juge Muldoon a conclu que la SSR avait commis une erreur en statuant que le demandeur d'origine russe dans cette affaire n'avait pas exprimé d'opinion politique de par son refus de se soumettre à la corruption :

Compte tenu des éléments de preuve dont elle disposait, la SSR a commis une erreur en concluant que M. Vassiliev n'avait pas exprimé d'opinions politiques en refusant de transmettre des pots-de-vin [...] et de blanchir de l'argent [...].

Il a souvent été jugé que refuser de participer à une activité criminelle, bien que cela soit louable, ce n'est pas exprimer une opinion politique. À cet égard, la conclusion de la Commission ne s'écarte pas des arrêts récents de cette cour, dans lesquels il a été conclu que s'opposer à une activité criminelle en soi, ce n'est pas exprimer une idée politique. Ainsi, cette cour a examiné des cas dans lesquels on avait dénoncé des trafiquants de drogue [Munoz c. MCI (IMM-1884-95) (22 février 1996) et Suarez c. MCI (IMM-3246-96) (29 juillet 1996)]. Le cas dont la Cour est ici saisie est différent. Les faits auxquels la SSR a conclu montrent que, dans ce cas-ci, les activités criminelles sont répandues dans tout l'appareil étatique. S'opposer aux actes criminels, c'est s'opposer aux autorités étatiques. Compte tenu de ces faits, il est clair qu'il n'existe pas de distinction entre l'aspect de lutte contre le crime et les aspects idéologiques ou politiques, en ce qui concerne la crainte qu'a le revendicateur d'être persécuté. On ne nierait jamais que refuser de voter parce que les élections sont organisées constitue l'expression d'une opinion politique. Pourquoi devrait-il en être autrement en ce qui concerne le refus de M. Vassiliev de participer à un régime

corrompu? M. Vassiliev a exprimé une opinion politique tout aussi valable et les remarques que Monsieur le juge La Forest a faites dans l'arrêt Ward s'appliquent. Cette erreur à elle seule est suffisante pour déférer cette décision pour nouvel examen, mais la SSR a également commis une erreur en évaluant la protection fournie par l'État et la possibilité de refuge intérieur.

[20]       En l'espèce, la situation du demandeur est assez semblable à celle du revendicateur dans l'affaire Vassiliev, particulièrement si l'on accepte sa prétention que la corruption criminelle s'est largement répandue dans tout l'appareil étatique ukrainien. Le tribunal n'a toutefois pas accepté cette prétention, se fondant plutôt sur certains extraits de la preuve documentaire dont il disposait.

[21]       Le tribunal a conclu que le gouvernement ukrainien prenait des mesures pour combattre le crime organisé et qu'il n'y était pas lié à un point tel que le fait pour une personne de se soulever contre la corruption aurait pu équivaloir à l'acte de défier l'autorité gouvernementale. Cette conclusion se fonde sur l'existence du Comité de coordination pour combattre la corruption et le crime organisé, comité présidé par le vice-premier ministre de l'Ukraine. Le tribunal a conclu que ce dernier élément démontrait que le gouvernement avait sérieusement entrepris de s'attaquer au crime organisé. Il se peut bien qu'il en soit ainsi, mais s'est-t-on penché sur la question de l'efficacité réelle du comité en cause?

[22]       Il semble évident, à la suite d'un examen plus approfondi des autres éléments de la preuve documentaire, que l'Ukraine baigne dans une grave situation de corruption économique et dans le chaos. Les gangs mafieuses pullulent et mènent leurs activités presque impunément. L'article intitulé Ukraine: Crimean Criminal Privatization Expanding (dossier certifié par le tribunal, aux pages 000078 à 000082), en date du 12 juillet 1996, avance que la situation est catastrophique et que le phénomène du féodalisme criminel connaît une croissance démesurée. Un autre article, intitulé Fighting Against the Sixth Power (dossier certifié par le tribunal, à la page 000099), en date du 7 février 1995, affirme que les mesures d'application de la loi ne sont pratiquement d'aucune utilité et que le président de l'Ukraine a déclaré à plusieurs reprises que la sécurité nationale du pays était mise en péril par la corruption et par le crime économique.

[23]       Dans une entrevue tenue avec le vice-premier ministre de l'Ukraine (dossier certifié par le tribunal, aux pages 000149 à 000155), en date du 22 mai 1997, ce dernier a déclaré :

[TRADUCTION] Malheureusement, le crime économique continue de s'étendre : les pratiques abusives se manifestent dans les systèmes des finances et du crédit, dans le secteur de la privatisation et sur le marché des ressources énergétiques; les pots-de-vin; la dissimulation des bénéfices à la fois en hryvnias et en devises fortes; l'évasion fiscale; le détournement de fonds; le vol de matériaux; la fraude. Le taux de fréquence de ces crimes est très élevé et l'efficacité des mesures de répression de ces actes dangereux demeure très modeste.

[24]       Dans ses motifs, la SSR a adopté la position selon laquelle la situation en Ukraine n'était pas si terrible et que le gouvernement avait pris des mesures pour combattre la corruption activement et efficacement. Elle s'est fondée sur certains extraits de la preuve documentaire pour appuyer son point de vue. Cependant, la SSR a omis de se pencher sur les autres extraits de la preuve qui dressent un portrait assez différent de la situation. Ce faisant, le tribunal a omis de tenir compte dans son intégralité la preuve dont il disposait; il aurait dû prendre en considération la preuve contradictoire.


[25]       En définitive, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et le dossier est renvoyé à un tribunal différemment constitué afin d'être réexaminé.


Ottawa (Ontario)

7 septembre 1999

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

                        B. Cullen                          

            J.C.F.C.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                                                                   IMM-1356-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :                                                 Oleg Demchuk c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                      Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                    Le 3 septembre 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE EXPOSÉS PAR :            Le juge Cullen

EN DATE DU :                                                                       7 septembre 1999

ONT COMPARU :

Yehuda Levinson                                                                       pour le demandeur

Ian Hicks                                                                                   pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson & Associates                                                  pour le demandeur

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                                      pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

                                               

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