Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY
ENTRE :
CONTOUR OPTIK, INC. et CHIC OPTIC INC.
et
VIVA CANADA INC. et VIVA OPTIQUE, INC.
VIVA CANADA INC.
demanderesse reconventionnelle
et
CONTOUR OPTIK, INC. et CHIC OPTIC INC.
défenderesses reconventionnelles
MOTIFS MODIFIÉS DE L'ORDONNANCE
[1] La présente requête se situe dans le contexte d'une action en contrefaçon de brevet dans laquelle les demanderesses soutiennent que les défenderesses ont vendu, distribué ou fabriqué les articles de lunetterie aimantés faisant l'objet de leur brevet ou autrement enfreint ce brevet. En demande reconventionnelle, les défenderesses contestent la validité du brevet.
[2] Il s'agit d'une requête en appel de la décision en date du 19 mai 2005 par laquelle le protonotaire Morneau a partiellement fait droit à la requête des demanderesses reconventionnelles visant à obtenir une ordonnance qui obligerait les défenderesses reconventionnelles à produire des affidavits de documents plus complets. (Pour la commodité du lecteur, les parties seront désignées dans la suite du présent exposé selon leur position dans l'action principale.)
[3] Les défenderesses Viva Canada Inc. et Viva Optique, Inc. (ci-après désignées collectivement « Viva » ) demandent une ordonnance infirmant partiellement la décision du protonotaire et obligeant les demanderesses Contour Optik, Inc. et Chic Optic Inc. (ci-après désignées respectivement « Contour » et « Chic » ) à communiquer tous les documents énumérés dans leur avis de requête. Elles demandent aussi que la même ordonnance exempte Contour et Chic de l'application de la règle de l'engagement implicite (ou règle de confidentialité) à l'égard de tous les documents à elles communiqués ou devant leur être communiqués par toute partie à toute autre instance pendante devant la Cour fédérale concernant la validité et/ou la contrefaçon du brevet canadien redélivré no 2,180,714 (le brevet 714).
[4] Enfin, elles demandent à la Cour d'exempter Chic et Contour de l'application des ordonnances de confidentialité en vigueur dans toutes les instances portées devant la Cour fédérale, à l'égard de tous les documents à elles communiqués ou devant leur être communiqués par toute partie à toute autre instance pendante devant ladite Cour concernant la validité et/ou la contrefaçon du brevet 714, ou de modifier ces ordonnances de confidentialité de manière à préserver le droit de toutes les parties, notamment Viva, à la communication complète de la preuve tout en assurant le niveau nécessaire de confidentialité aux renseignements donnés à juste titre pour confidentiels.
LE CONTEXTE
[5] Étant donné la longue durée et la complexité des instances sous-jacentes à la présente requête, il serait utile de les résumer, ne serait-ce que pour situer l'ordonnance du protonotaire dans son contexte. J'énumérerai donc brièvement les mesures les plus importantes que les parties ont prises jusqu'à maintenant dans le cadre de la présente affaire considérée dans son ensemble.
[6] Le 15 novembre 2002, Contour et Chic ont déposé une déclaration portant notamment que les défenderesses Viva avaient contrefait certaines revendications du brevet canadien redélivré 714, relatif à des articles de lunetterie aimantés. La défenderesse Viva Optique, Inc. a signifié sa défense le 28 janvier 2003, tandis que la défenderesse Viva Canada Inc. a signifié la sienne, accompagnée d'une demande reconventionnelle, le 11 février de la même année.
[7] Chic et Contour ont signifié leurs affidavits de documents aux avocats des défenderesses le 25 avril 2003. Viva a signifié ses affidavits et affidavits supplémentaires de documents à Chic et Contour les 6 et 27 juin.
[8] Le 17 septembre 2003, le protonotaire a prononcé une ordonnance portant que la présente action ferait l'objet d'une gestion spéciale et fixant les délais auxquelles les parties devraient se conformer.
[9] Le 23 octobre 2003, les défenderesses ont signifié une version modifiée de leur défense et demande reconventionnelle, où ils invoquaient d'autres moyens pour contester la validité du brevet redélivré 714.
[10] Il y a eu clôture des actes de procédure lorsque Contour et Chic ont déposé leur réponse à la défense modifiée de Viva le 30 octobre 2003.
[11] L'interrogatoire préalable de M. Mitchel Barkley, représentant de Viva, a commencé en novembre 2003 pour s'achever en janvier 2004. Dans le cadre de cet interrogatoire, il a été demandé à M. Barkley si les défenderesses avaient des exemplaires des croquis d'articles de lunetterie aimantés à attaches supérieures qui auraient été communiqués par Julie Madison à l'été 1994 selon le paragraphe 42 de la défense modifiée de Viva. L'avocat des défenderesses, Me Argun, a répondu que ses clients avaient la conviction que ces croquis existaient, mais qu'ils n'étaient pas en leur possession. Il a expliqué que les défenderesses auraient du mal à obtenir et à produire ces documents, étant donné qu'elles ne pouvaient obliger les avocats américains à enfreindre les ordonnances de confidentialité prononcées en Floride et en Californie dans le cadre de litiges apparentés.
[12] Les défenderesses ont commencé l'interrogatoire préalable de M. David Chao, représentant de la demanderesse Contour, le 24 novembre 2003, et l'ont poursuivi les 25 et 26 novembre, pour le suspendre ensuite sous réserve qu'il soit repris plus tard à une date qui conviendrait à toutes les parties. Il a aussi été entendu alors que l'interrogatoire préalable d'un représentant de Chic ne commencerait qu'une fois achevé celui de M. Chao.
[13] Le 25 novembre 2003, au cours de l'interrogatoire préalable de M. David Chao, il lui a été demandé s'il avait vu d'autres croquis ou dessins de Julie Madison à part ceux qui étaient joints à l'affidavit supplémentaire de documents des défenderesses. En réponse, l'avocat des demanderesses, Me Uditsky, a avisé l'avocat des défenderesses qu'avaient en fait été déposés des documents censés provenir de Julie Madison dans d'autres instances pendantes aussi bien au Canada qu'aux États-Unis, mais qu'ils n'avaient pas été produits à cause de la règle de l'engagement implicite en vigueur à la Cour fédérale du Canada. Par conséquent, il ne leur était pas permis de communiquer ces documents en l'espèce, à moins que ladite Cour n'en ordonne la communication. En outre, l'avocat des demanderesses a expliqué qu'il y avait des ordonnances de confidentialité en vigueur dans le cadre des actions américaines, lesquelles ordonnances lui interdisaient aussi de communiquer les documents demandés par l'avocat des défenderesses.
[14] Le 26 novembre 2003, toujours dans le cadre de l'interrogatoire préalable de M. David Chao, les avocats des défenderesses ont aussi été avisés qu'il y avait au Canada des procédures pendantes, relatives au brevet redélivré 714, contre E'lite Optik Canada Inc. et E'lite Optik Inc. (ci-après désignées collectivement « E'lite » ), et qu'il était loisible à Viva d'examiner les dossiers de la Cour y afférents.
[15] À la demande de l'avocat des défenderesses, Me Uditsky lui a communiqué des copies des ordonnances de confidentialité rendues dans le cadre de chacune des actions intentées par Contour et Chic contre E'lite devant la Cour fédérale du Canada, ainsi que les coordonnées des avocats représentant les défenderesses E'lite aussi bien au Canada qu'aux États-Unis.
[16] Durant toute cette période, Me Argun a demandé plusieurs fois que des documents et renseignements additionnels soient joints aux autres affidavits de documents à déposer par les demanderesses. Il faut dire en toute justice que l'avocat des demanderesses a communiqué un certain nombre de ces renseignements, ainsi que des affidavits supplémentaires de documents.
[17] Le 29 juillet 2004, les défenderesses ont signifié une requête tendant à obtenir une ordonnance qui les autoriserait à interroger Me Scott Miller, l'avocat canadien d'E'lite. Me Miller a fait opposition à cette requête, et le protonotaire Morneau l'a rejetée par ordonnance en date du 16 septembre 2004. Il a été ordonné aux défenderesses de fixer une date prochaine pour l'audition de leur requête tendant à obtenir une ordonnance qui enjoindrait aux demanderesses de communiquer des affidavits de documents plus complets.
[18] Le 14 juin 2004, les défenderesses ont déposé une requête tendant à obtenir une ordonnance qui enjoindrait aux demanderesses de communiquer des affidavits de documents plus complets. Par suite, l'avocat des demanderesses a communiqué à Me Argun d'autres renseignements et documents demandés. Des difficultés de planification ont fait que l'audition de cette requête n'a pu avoir lieu que le 25 avril 2005, et le protonotaire Morneau a rendu la décision y afférente le 19 mai 2005.
[19] Dès le début de l'exposé de ses motifs, le protonotaire Morneau rappelle les principes applicables à l'affaire, tels qu'ils sont formulés aux pages 70 à 72 de Reading & Bates Construction Co. c. Baker Energy Resources Corp. (1988), 24 C.P.R. (3rd) 66 :
1. En ce qui concerne les documents qui doivent être produits, le critère est simplement celui de la pertinence. Le critère de la pertinence ne peut donner lieu à l'exercice du pouvoir discrétionnaire. C'est par l'application de la loi et non dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, que l'on détermine quels documents les parties ont le droit de consulter. La question de savoir quel document se rapporte vraiment aux questions en litige est tranchée selon le principe suivant : il doit s'agir d'un document dont on peut raisonnablement supposer qu'il contient des renseignements qui peuvent permettre directement ou indirectement à la partie qui en demande la production de faire valoir ses propres arguments ou de réfuter ceux de son adversaire, ou qui sont susceptibles de le lancer dans une enquête qui pourra produire l'un ou l'autre de ces effets : Trigg c. MI Movers Int'l Transport Services Ltd. (1987), 13 C.P.C. (2d) 150 (H.C. Ont.); Canex Placer Ltd. v. A.-G. B.C. (1976), 63 D.L.R. (3d) 282, (C.S. C.-B.); Compagnie Financière et Commerciale du Pacifique c. Peruvian Guano Co. (1882), 11 Q.B.D. 55 (C.A.).
2. À un interrogatoire préalable qui a lieu avant le début d'un renvoi qui a été ordonné, la partie qui est interrogée n'est tenue de répondre qu'aux questions qui ont rapport aux questions visées par le renvoi - inversement, le témoin n'est pas tenu de répondre aux questions relatives aux renseignements qui ont déjà été produits ni aux questions qui sont trop générales ou sollicitent un avis, ou qui ne font pas l'objet du renvoi : Algonquin Mercantile Corp. c. Dart Industries Canada Ltd. (1984), 82 C.P.R. (2d) 36 (C.F. 1re inst.); confirmée (1984), 1 C.P.R. (3d) 242 (C.A.F.).
3. L'à-propos de toute question posée à l'interrogatoire préalable doit être déterminé en fonction de sa pertinence par rapport aux faits allégués dans la déclaration qui sont censés constituer la cause d'action plutôt qu'en fonction de sa pertinence par rapport aux faits que le demandeur a l'intention d'établir pour démontrer les faits constituant la cause d'action. Au surplus, lorsqu'un renvoi a été ordonné, les réponses données à un interrogatoire préalable doivent être limitées, en application de la Règle 465(15), aux questions sur les faits qui peuvent soit démontrer ou tendre à démontrer ou réfuter ou tendre à réfuter une allégation de fait non admis qui fait l'objet du renvoi : Armstrong Cork Canada Ltd. c. Domco Industries Ltd. (1983), 71 C.P.R. (2d) 5, 48 N.R. 157 (C.A.F.).
4. Le tribunal ne devrait pas obliger la partie interrogée à répondre aux questions qui, bien qu'elles puissent être tenues pour pertinentes, ne sont pas du tout susceptibles de bénéficier de quelque manière que ce soit à la cause de la partie qui procède à l'interrogatoire : Canex Placer Ltd. v. A.-G. B.C., précitée; et Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. P.G. Can., (1982), 67 C.P.R. (2d) 103 (C.F. 1re inst.), à la page 108.
5. Avant d'obliger une personne à répondre à une question à un interrogatoire préalable, le tribunal doit apprécier la probabilité de l'utilité de la réponse pour la partie qui demande les renseignements en comparaison du temps, du mal et des frais que nécessite son obtention, ainsi que la difficulté que comporte son obtention. Lorsque, d'une part, la valeur probante et l'utilité de la réponse pour la partie qui procède à l'interrogatoire semblent tout au plus minimales, et lorsque, d'autre part, la partie interrogée devrait surmonter d'énormes difficultés et consacrer beaucoup de temps et d'effort à la recherche de la réponse, le tribunal ne devrait pas l'obliger à répondre. La décision doit être raisonnable et équitable, vu les circonstances : Smith, Kline & French Ltd. c. P.G. Can., précitée, motifs du juge Addy, à la page 109.
6. À l'interrogatoire préalable, la portée des questions doit être restreinte aux allégations de fait non admis dans une plaidoirie et il faut décourager les recherches à l'aveuglette faites au moyen de questions vagues, d'une grande portée ou non pertinentes : Carnation Foods Co. Ltd. c. Amfac Foods Inc. (1982), 63 C.P.R. (2d) 203 (C.A.F.); et Beloit Canada Ltee/Ltd. c. Valmet Oy (1981), 60 C.P.R. (2d) 145 (C.F. 1re inst.).
[20] Il énumère ensuite tous les renseignements et documents que les défenderesses voudraient obtenir des demanderesses. La liste en est considérable, comme on peut en juger à la lecture des paragraphes suivants de l'avis modifié de requête en appel des défenderesses :
[TRADUCTION]
1. La liste complète des instances introduites au Canada touchant des articles de lunetterie aimantés dont vos clients, Aspex Eyewear Inc., David Chao, Richard Chao, Manhattan's Design Studios Inc. et Ashai Optical Inc., ainsi que les personnes physiques ou morales qui leur sont liées, sont informés, où ils sont parties ou dans lesquelles ils ont été appelés à témoigner. Toutes les instances devraient y figurer, qu'elles aient été portées devant la Cour fédérale ou d'autres tribunaux et qu'elles concernent ou non le brevet canadien 714, le brevet américain 545 ou tout autre brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
2. La liste complète des instances introduites aux États-Unis touchant des articles de lunetterie aimantés dont vos clients, Aspex Eyewear Inc., David Chao, Richard Chao, Manhattan's Design Studios Inc. et Ashai Optical Inc., ainsi que les personnes physiques ou morales qui leur sont liées, sont informés, où ils sont parties ou dans lesquelles ils ont été appelés à témoigner. Toutes les instances devraient y figurer, quels que soient les tribunaux qui en sont saisis, et qu'elles concernent ou non le brevet canadien 714, le brevet américain 545 ou tout autre brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
3. La liste complète des instances introduites à l'étranger touchant des articles de lunetterie aimantés dont vos clients, Aspex Eyewear Inc., David Chao, Richard Chao, Manhattan's Design Studios Inc. et Ashai Optical Inc., ainsi que les personnes physiques ou morales qui leur sont liées, sont informés, où ils sont parties ou dans lesquelles ils ont été appelés à témoigner. Toutes les instances devraient y figurer, quels que soient les tribunaux qui en sont saisis, et qu'elles concernent ou non le brevet canadien 714, le brevet américain 545 ou tout autre brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
4. La liste complète des procédures de conflit de priorité engagées au Canada dont vos clients, Aspex Eyewear Inc., David Chao, Richard Chao, Manhattan's Design Studios Inc. et Ashai Optical Inc., ainsi que les personnes physiques ou morales qui leur sont liées, sont informés, où ils sont ou ont été parties, ou dans lesquelles ils ont été appelés à témoigner ou ont témoigné, concernant tout brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
5. La liste complète des procédures de conflit de priorité engagées aux États-Unis dont vos clients, Aspex Eyewear Inc., David Chao, Richard Chao, Manhattan's Design Studios Inc. et Ashai Optical Inc., ainsi que les personnes physiques ou morales qui leur sont liées, sont informés, où ils sont ou ont été parties, ou dans lesquelles ils ont été appelés à témoigner ou ont témoigné, concernant tout brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
6. La liste complète des procédures de conflit de priorité engagées à l'étranger dont vos clients, Aspex Eyewear Inc., David Chao, Richard Chao, Manhattan's Design Studios Inc. et Ashai Optical Inc., ainsi que les personnes physiques ou morales qui leur sont liées, sont informés, où ils sont ou ont été parties, ou dans lesquelles ils ont été appelés à témoigner ou ont témoigné, concernant tout brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
7. La liste complète des actes de procédure versés aux dossiers du tribunal judiciaire ou administratif de l'ensemble des instances et procédures de conflit de priorité susdites;
8. Pour l'ensemble des instances et procédures de conflit de priorité susdites, la liste complète des témoins qui ont témoigné et présenté des éléments de preuve, que ce soit en audience publique, en interrogatoire préalable ou sous le couvert d'affidavits, et la liste complète et détaillée des dates des dépositions faites ou reçues et des interrogatoires effectués ou subis (versés ou non au dossier) et des pièces déposées et/ou autrement communiquées par suite de ces témoignages et interrogatoires ou jointes à de tels affidavits, le tout accompagné d'un exposé sommaire du sujet desdits témoignages;
9. La liste complète, pour l'ensemble des instances et procédures de conflit de priorité susdites, des opinions (versées ou non au dossier) concernant la validité ou l'invalidité de tout brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
10. La liste complète, pour l'ensemble des instances et procédures de conflit de priorité susdites, des opinions (versées ou non au dossier) concernant la contrefaçon ou l'absence de contrefaçon de tout brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
11. La liste complète, pour l'ensemble des instances et procédures de conflit de priorité susdites, des rapports d'expert (versés ou non au dossier) concernant la validité ou l'invalidité de tout brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
12. La liste complète, pour l'ensemble des instances et procédures de conflit de priorité susdites, des rapports d'expert (versés ou non au dossier) concernant la contrefaçon ou l'absence de contrefaçon de tout brevet relatif à des articles de lunetterie aimantés;
13. La liste complète, pour l'ensemble des instances et procédures de conflit de priorité susdites, des affidavits et autres pièces écrites concernant la communication de documents, qu'il s'agisse d'affidavits de documents tels qu'en exigent les Règles de la Cour fédérale ou de pièces analogues exigées par les règles correspondantes régissant la communication préalable de documents dans d'autres juridictions;
14. La liste complète des procédures d'opposition (du type visé à l'article 34.1 de la Loi sur les brevets) dont vos clients, Aspex Eyewear Inc., David Chao, Richard Chao, Manhattan's Design Studios Inc. et Ashai Optical Inc., ainsi que les personnes physiques ou morales qui leur sont liées, sont informés, où ils sont parties ou dans lesquelles ils ont été appelés à témoigner, que ce soit au Canada, aux États-Unis ou dans un autre pays;
15. La liste complète des éléments relatifs à des articles de lunetterie aimantés invoqués comme antériorités par qui que ce soit - notamment les plans, esquisses, dessins, modèles, maquettes, agendas et prototypes, quel qu'en soit le support d'enregistrement ou de communication (écrit, numérique, photographique, électronique, informatique ou autre) -, à titre de témoin ou de partie dans le cadre de l'une ou l'autre des instances ou procédures susdites, que ce soit au Canada, aux États-Unis ou dans un autre pays;
16. La liste complète des transactions et garanties écrites relatives aux instances et procédures susdites;
17. La liste complète des contrats, accords, licences, ententes de distribution et cessions de droits concernant des articles de lunetterie aimantés, qu'ils aient été établis avant ou pendant les instances et procédures susdites, ou par suite de ces instances et procédures;
18. La liste complète des demandes de brevets et brevets délivrés portant sur des articles de lunetterie aimantés dont vos clients, Aspex Eyewear Inc., David Chao, Richard Chao, Manhattan's Design Studios Inc. et Ahsai Optical Inc., ainsi que les personnes physiques ou morales qui leur sont liées ou qui que ce soit d'autre, sont informés, qu'ils ont déposées (dans le cas des demandes) ou dont ils sont titulaires (s'agissant des brevets), que ce soit au Canada, aux États-Unis ou dans un autre pays.
[21] Le protonotaire, après avoir passé en revue les documents que les demanderesses avaient déjà communiqués aux défenderesses, est arrivé à la conclusion que les demandes de ces dernières étaient déraisonnables et équivalaient à une recherche à l'aveuglette. Puis, après avoir cité un passage de l'arrêt de la Cour suprême Lac D'Amiante du Québec Ltée c.2858-0702 Québec Inc., [2001] 2 R.C.S. 743, aux paragraphes 76 et 77, concernant le champ d'application de la « règle de confidentialité » , il a exempté les demanderesses de l'application de cette règle relativement à certains documents :
[22] Pour les fins de relever Contour et Chic de la Règle - puisque Viva en fait la demande dans sa requête - je considère nonobstant toute ordonnance de confidentialité en place au Canada ou aux États-Unis que l'information que Viva peut et doit obtenir consiste et est limitée aux documents par ailleurs pertinents que les corporations E'Lite Optik Canada Inc. et E'Lite Optik Inc. (ci-après collectivement Elite) auraient porté à l'attention de Contour et Chic dans les litiges entre ces parties devant notre Cour (ci-après l'information sujette à la Règle).
[23] Ici, je suis prêt à dire que l'intérêt supérieur de la justice à ce que l'information sujette à la Règle soit utilisée dans le présent dossier l'emporte sur le droit de tenir la même information confidentielle. Je suis donc prêt à relever Contour et Chic, ainsi que leurs procureures, de suivre la Règle, et ce, à l'égard de l'information sujette à la Règle.
[22] Cependant, le protonotaire a refusé d'obliger les demanderesses à dresser et communiquer la liste complète des instances introduites aux États-Unis que demandaient les défenderesses au paragraphe 2 de leur avis modifié de requête. Selon lui, cela aurait été non seulement contraire aux ordonnances de confidentialité rendues par les tribunaux américains dans ces instances, mais également en contradiction avec la position adoptée par l'avocat des défenderesses lui-même relativement aux documents réclamés par les demanderesses. Le protonotaire a aussi rejeté l'idée d'exiger la communication d'une simple liste des documents demandés, au motif qu'il se serait ainsi engagé sur une « pente glissante » qui aurait en fin de compte permis aux défenderesses d'obtenir ces documents eux-mêmes.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[23] Il y a deux questions à trancher dans la présente espèce :
- Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du protonotaire Morneau?
- Le protonotaire a-t-il commis une erreur en refusant d'ordonner la communication des documents demandés?
ANALYSE
A) La norme de contrôle
[24] Au paragraphe 95 de l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., 50 F.T.R. 115, [1991] A.C.F. no 1119 (QL), la Cour d'appel fédérale a conclu à la majorité que le juge saisi d'un appel contre l'ordonnance d'un protonotaire ne doit pas intervenir, sauf dans les deux cas suivants :
a) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits;
b) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue de la cause.
[25] La Cour d'appel a appliqué ce critère à plusieurs affaires, notamment : Khalil c. Canada, [2004] A.C.F. no 878 (QL), 2004 CF 732; et First Canadians' Constitution Draft Committee, The United Korean Government (Canada) c. Canada, [2004] A.C.F. no 372 (QL), 2004 CAF 93. Elle en a précisé la définition dans Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 F.C.R. 459, où le juge Décary formule les observations suivantes :
[19] Afin d'éviter la confusion que nous voyons parfois découler du choix des termes employés par le juge MacGuigan, je pense qu'il est approprié de reformuler légèrement le critère de la norme de contrôle. Je saisirai l'occasion pour renverser l'ordre des propositions initiales pour la raison pratique que le juge doit logiquement d'abord trancher la question de savoir si les questions sont déterminantes pour l'issue de l'affaire. Ce n'est que quand elles ne le sont pas que le juge a effectivement besoin de se demander si les ordonnances sont clairement erronées. J'énoncerais le critère comme suit : « Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, b) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits. »
[26] Dans l'application de cette norme de contrôle, je n'oublie pas non plus le rôle crucial que jouent les protonotaires dans la gestion des instances dont ils sont chargés. Il convient de ne pas infirmer leurs décisions à la légère en appel, de peur de trahir entièrement l'intention qu'a eue le législateur en créant cette fonction. Je reprends ici à mon compte les remarques formulées par le juge Décary au paragraphe 22 de Merck, précité :
À mon avis, on ne saurait raisonnablement dire qu'est compatible avec l'objectif de la loi, la norme de révision qui soumet toutes les décisions de protonotaire attaquées à l'instruction de novo quelles que soient les questions concernées et peu importe si ces décisions statuent au fond sur les droits des parties. Pareille norme n'économise ni les ressources judiciaires ni le temps des juges. Dans chaque cas, elle obligerait le juge des requêtes à reprendre l'affaire depuis le début. En outre, elle réduirait la fonction de protonotaire à un rôle d' « étape » préliminaire sur le chemin de la procédure qui mène au juge des requêtes. Je ne pense pas que ce soit là le résultat voulu par le législateur.
[27] Les défenderesses ne soutiennent pas que la communication de nouveaux documents puisse être considérée comme ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, et je ne pense pas qu'on puisse conclure en ce sens. Si importante que soit une question de procédure, il est très rare qu'on puisse dire qu'elle a une telle influence déterminante. Comme le faisait récemment observer le juge Hugessen au paragraphe 7 de Ruman c. La Reine [2005] A.C.F. no 614 (QL), 2005 CF 474, « il est rare de pouvoir démontrer qu'un refus de divulgation supplémentaire ou de documents supplémentaires aura une influence déterminante sur l'issue du litige » .
[28] En conséquence, l'appel des défenderesses ne peut être accueilli que si elles arrivent à démontrer que le protonotaire chargé de la gestion de l'instance a commis une erreur flagrante en limitant le contenu des affidavits de documents plus complets qu'il a été ordonné aux demanderesses de produire. Soit dit en passant, je souscris à la proposition des demanderesses selon laquelle la Cour ne peut prendre en considération l'affidavit de Caroline Schatz en date du 20 octobre 2005 dans le cadre du contrôle de la décision du protonotaire, étant donné qu'il s'agit là d'une nouvelle pièce qui n'a pas été produite devant lui.
B) Le protonotaire a-t-il commis une erreur en refusant d'ordonner la communication de nouveaux documents par les demanderesses?
[29] L'article 223 des Règles de la Cour fédérale (1998) dispose :
223. (1) Chaque partie signifie un affidavit de documents aux autres parties dans les 30 jours suivant la clôture des actes de procédure. Contenu (2) L'affidavit de documents est établi selon la formule 223 et contient :
a) des listes séparées et des descriptions de tous les documents pertinents :
(i) qui sont en la possession, sous l'autorité ou sous la garde de la partie et à l'égard desquels aucun privilège de non-divulgation n'est revendiqué, (ii) qui sont ou étaient en la possession, sous l'autorité ou sous la garde de la partie et à l'égard desquels un privilège de non-divulgation est revendiqué, (iii) qui étaient mais ne sont plus en la possession, sous l'autorité ou sous la garde de la partie et à l'égard desquels aucun privilège de non-divulgation n'est revendiqué, (iv) que la partie croit être en la possession, sous l'autorité ou sous la garde d'une personne qui n'est pas partie à l'action;
b) un exposé des motifs de chaque revendication de privilège de non-divulgation à l'égard d'un document; c) un énoncé expliquant comment un document a cessé d'être en la possession, sous l'autorité ou sous la garde de la partie et indiquant où le document se trouve actuellement, dans la mesure où il lui est possible de le déterminer;
d) les renseignements permettant d'identifier toute personne visée au sous-alinéa a)(iv), y compris ses nom et adresse s'ils sont connus; e) une déclaration attestant que la partie n'a pas connaissance de l'existence de documents pertinents autres que ceux qui sont énumérés dans l'affidavit ou ceux qui sont ou étaient en la possession, sous l'autorité ou sous la garde d'une autre partie à l'action; f) une mention précisant les dates, heures et lieux où les documents visés au sous-alinéa a)(i) peuvent être examinés.
Document sous l'autorité ou la garde d'une partie (3) Pour l'application du paragraphe (2), un document est considéré comme étant sous l'autorité ou sous la garde d'une partie si : a) d'une part, celle-ci a le droit d'en obtenir l'original ou une copie; b) d'autre part, aucune partie adverse ne jouit de ce droit. Liasse de documents (4) Aux fins de l'établissement de l'affidavit de documents, une partie peut répertorier une liasse de documents comme un seul document si : a) d'une part, les documents sont tous de même nature; b) d'autre part, la description de la liasse est suffisamment détaillée pour qu'une autre partie puisse avoir une idée juste de son contenu. |
223. (1) Every party shall serve an affidavit of documents on every other party within 30 days after the close of pleadings.
Contents (2) An affidavit of documents shall be in Form 223 and shall contain
(a) separate lists and descriptions of all relevant documents that
(i) are in the possession, power or control of the party and for which no privilege is claimed,
(ii) are or were in the possession, power or control of the party and for which privilege is claimed,
(iii) were but are no longer in the possession, power or control of the party and for which no privilege is claimed, and
(iv) the party believes are in the possession, power or control of a person who is not a party to the action;
(b) a statement of the grounds for each claim of privilege in respect of a document;
(c) a description of how the party lost possession, power or control of any document and its current location, as far as the party can determine;
(d) the identity of each person referred to in subparagraph (a)(iv), including the person's name and address, if known;
(e) a statement that the party is not aware of any relevant document, other than those that are listed in the affidavit or are or were in the possession, power or control of another party to the action; and
(f) an indication of the time and place at which the documents referred to in subparagraph (a)(i) may be inspected.
Document within party's power or control
(3) For the purposes of subsection (2), a document shall be considered to be within a party's power or control if (a) the party is entitled to obtain the original document or a copy of it; and (b) no adverse party is so entitled.
Bundle of documents (4) A party may treat a bundle of documents as a single document for the purposes of an affidavit of documents if
(a) the documents are all of the same nature; and
(b) the bundle is described in sufficient detail to enable another party to clearly ascertain its contents.
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[30] Pour l'application de cet article des Règles, un document est considéré comme pertinent « si la partie entend l'invoquer ou si le document est susceptible d'être préjudiciable à sa cause ou d'appuyer la cause d'une autre partie » (paragraphe 222(2)). Notre Cour applique six critères au point de savoir s'il faut répondre à une question donnée en interrogatoire préalable ou produire un document déterminé. Ils sont énumérés par Monsieur le juge McNair dans la décision Reading & Bates Construction Co. c. Baker Energy Resources Corp., précitée, à laquelle le protonotaire se réfère dans l'exposé des motifs de son ordonnance.
[31] Les défenderesses soutiennent que les demanderesses devraient leur communiquer la liste complète des documents, que la décision du protonotaire porte atteinte à leur droit inhérent à la communication complète de la preuve et ne prend pas régulièrement en considération la non-communication par les demanderesses de l'existence de tous les renseignements pertinents, à distinguer selon les défenderesses de l'obligation de fournir les documents eux-mêmes. Les défenderesses font également valoir que l'ordonnance du protonotaire Morneau permet aux demanderesses de se couvrir du prétexte des ordonnances de confidentialité et, de ce fait, sanctionne leur refus de communiquer des renseignements que la loi les oblige à communiquer. Les défenderesses affirment en outre que la décision du protonotaire ne tient pas compte du caractère systématique des manquements dont les demanderesses se seraient rendues coupables dans le présent litige et dans d'autres et que les affidavits de ces dernières restent insuffisants. Selon les défenderesses, on a refusé, pour des raisons d'efficacité et par souci de faire avancer l'affaire, de tenir compte des moyens qu'elles avaient invoqués dans leur requête, ce qui est contraire à la jurisprudence et aux Règles, qui exigent une communication pleine et entière. Enfin, les défenderesses soutiennent que la Cour devrait infirmer l'ordonnance du protonotaire dans la mesure où il a refusé de dispenser les demanderesses de l'application des ordonnances de confidentialité rendues dans d'autres instances ou d'étendre leur application aux défenderesses, portant ainsi atteinte au droit de ces dernières à une procédure transparente et publique, et que notre Cour n'est pas habilitée à mettre à exécution les ordonnances de confidentialité de tribunaux étrangers.
[32] Les demanderesses, quant à elles, font valoir qu'elles ont communiqué aux défenderesses des copie d'écran touchant les instances pendantes devant notre Cour et la Cour supérieure du Québec, que les instances introduites à l'étranger ne sont pas pertinentes dans la présente espèce et que, de toute façon, les défenderesses peuvent obtenir du Bureau canadien des brevets les renseignements voulus sur les procédures de conflit de priorité. Selon les demanderesses, la règle de l'engagement implicite (ou règle de confidentialité) signifie que les documents communiqués sous contrainte dans le cadre d'une affaire civile, à moins d'être produits en audience publique, sont confidentiels sauf preuve du contraire, et que les documents visés au paragraphe 223(1) des Règles n'ont pas à être versés au dossier de la Cour. Dans le même ordre d'idées, les demanderesses soutiennent que les affidavits de documents communiqués dans d'autres instances portées devant notre Cour sont des documents confidentiels non déposés et que leur communication dans le cadre de la présente espèce violerait la règle de l'engagement implicite. Comme les défenderesses n'étaient pas disposées à enfreindre les ordonnances de confidentialité rendues par des tribunaux américains, ajoutent les demanderesses, elles ne devraient pas être elles-mêmes tenues de le faire. Enfin, les demanderesses font valoir que les défenderesses ont déjà connaissance d'un bon nombre des éléments qu'elles ont demandés, qu'on leur a déjà communiqué un bon nombre des documents qu'elles souhaitent obtenir et que la procédure de communication préalable ne devrait pas servir de prétexte à une recherche à l'aveuglette. Pour toutes ces raisons, les demanderesses estiment que le protonotaire n'a manifestement pas commis d'erreur dans l'application des principes et que son ordonnance ne devrait pas être remise en cause.
[33] L'examen attentif des prétentions des parties et du dossier me convainc que le protonotaire n'a pas commis d'erreur en rejetant partiellement la requête des défenderesses. Étant donné la portée aussi vaste qu'imprécise de la requête des défenderesses et compte tenu des documents déjà communiqués par les demanderesses, de leur plein gré ou en exécution de l'ordonnance ici attaquée, je pense qu'un juste équilibre a été trouvé entre l'utilité probable des documents demandés, d'une part, et d'autre part, le temps, la peine et les frais qu'exigerait leur recherche. Je reprendrai à ce propos les observations suivantes formulées par mon collègue le juge Mosley au paragraphe 45 de Merck & Co. Inc. et al. c. Apotex Inc., [2005] A.C.F. no 737 (QL), 2005 CF 582 :
La pertinence est le facteur décisif, mais pas à n'importe quel prix. Le protonotaire ou le juge qui entend une requête visant l'obtention de réponses ou la production de documents conserve le pouvoir discrétionnaire de décider que même des questions pertinentes ne justifient ni le temps ni les efforts nécessaires pour faire progresser l'affaire. Cela est particulièrement vrai lorsqu'une partie déploie des efforts hautement spéculatifs pour étayer ses actes de procédure, exercice souvent considéré comme une recherche à l'aveuglette.
[34] En tant que protonotaire chargé de la gestion de l'instance, Me Morneau est bien placé pour connaître l'ensemble des actes de procédure déposés depuis le début de l'affaire, ainsi que les documents qui ont déjà été communiqués et le comportement des parties. Dans ce contexte, notre Cour doit y penser à deux fois avant d'intervenir dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Le rôle de notre Cour, encore une fois, n'est pas de reprendre à zéro l'évaluation de la pertinence des documents demandés par les défenderesses, mais d'établir si le protonotaire a commis une erreur fondamentale de principe ou a mal apprécié les faits. Tout bien considéré, je ne constate aucune erreur de cette nature dans sa décision.
[35] Quant à l'allégation d'invalidité du brevet redélivré 714 fondée sur l'antériorité, je souscris entièrement à la proposition des demanderesses selon laquelle elle ne peut motiver un supplément de communication. Pour pouvoir avancer un tel argument, les défenderesses doivent déjà connaître les réalisations antérieures qu'elles prévoient d'invoquer dans le cadre de ce moyen de défense. Qui plus est, les demanderesses ont déjà communiqué aux défenderesses de nombreux renseignements et documents qui devraient suffire à l'établissement de leur demande reconventionnelle.
[36] Les demanderesses ont aussi refusé de communiquer des affidavits de documents présentés dans d'autres instances portées devant la Cour fédérale, au motif qu'il s'agit là de documents confidentiels non versés au dossier de la Cour. Comme il apparaît à la lecture de l'exposé de ses motifs, le protonotaire Morneau a dispensé les demanderesses et leur avocat de l'application de la règle de l'engagement implicite, mais seulement par rapport aux documents pertinents que les défenderesses E'lite avaient communiqués aux demanderesses dans les instances pendantes entre ces parties devant la Cour fédérale.
[37] À mon sens, le protonotaire a eu raison de limiter ainsi la communication réclamée par les demanderesses et il a statué à cet égard conformément aux principes jurisprudentiels applicables. Il est maintenant de droit constant, du moins à la Cour fédérale, que les documents communiqués par une partie dans le contexte d'un procès civil doivent rester confidentiels. Pour reprendre les termes employés par le juge Hugessen au paragraphe 7 de N.M. Paterson & Sons Ltd. c. Corporation de gestion de la Voie maritime du Saint-Laurent [2002] A.C.F. no 1713 (QL), 2002 CFPI 1247, « [...] sauf preuve du contraire, tout document ou tout élément d'information produit ou donné en matière civile par toute personne sous contrainte devant la présente Cour, est confidentiel au regard de cette personne dès lors qu'il n'est pas donné en audience publique » . Cette règle de l'engagement implicite a été adoptée dans toutes les juridictions canadiennes où elle a été examinée. Le lecteur trouvera une liste des affaires pertinentes aux pages 625 et 626 de Goodman c. Rossi (1995), 125 D.L.R.(4th) 613.
[38] La raison d'être d'une telle règle est bien expliquée par la Cour suprême du Canada aux paragraphes 72 à 75 de l'arrêt-clé sur ce sujet, soit Lac d'Amiante du Québec Inc. c. 2858-0702 Québec Inc., [2001] 2 R.C.S. 743 :
[72] [...] l'interrogatoire préalable ne fait partie ni du dossier judiciaire ni d'un procès. Son contenu n'est donc pas accessible au public puisqu'il demeure en principe dans la sphère privée. À cette étape, aucun impératif de transparence du système judiciaire ne justifierait la sortie de cette information du domaine de la vie privée, pour la rendre accessible au public ou aux médias. De plus, on se rappellera qu'une fois le procès amorcé, et sauf les cas limités de huis clos ou d'ordonnance de non-publication, les médias jouissent d'un accès étendu aux dossiers des tribunaux, aux pièces et aux documents produits par les parties et aux audiences. Cet accès leur est fermement garanti, pour sauvegarder le droit du public à l'information sur la justice civile ou criminelle et la liberté de la presse et d'expression.
[73] Par ailleurs, un point d'ancrage législatif supplémentaire peut être invoqué pour fonder l'obligation implicite de confidentialité en droit québécois. Comme l'a plaidé l'intimée dans la présente cause, l'usage d'informations et de documents obtenus lors d'un interrogatoire préalable, et cela à des fins étrangères à celles du litige, peut équivaloir à un manquement à la bonne foi. En ce sens, la doctrine de l'abus de droit codifiée aux art. 6 et 7 C.c.Q. constituerait alors une base supplémentaire sur laquelle la reconnaissance de la règle de la confidentialité en droit québécois serait justifiée (sur la doctrine de l'abus de droit, voir J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (5e éd. 1998), p. 127).
[74] D'autres motifs de politique judiciaire rendent légitime la reconnaissance de la règle de confidentialité. Le régime de l'interrogatoire préalable, comme nous l'avons vu, revêt un caractère exploratoire. Comme le juge Fish l'a souligné dans son opinion, malgré l'impératif de protection de la vie privée, à cette occasion, cette finalité de l'interrogatoire favorise le dévoilement le plus complet des informations disponibles. Par contre, lorsqu'une partie redoute que des informations soient rendues publiques à la suite d'un tel interrogatoire, cette situation peut l'inciter à ne pas dévoiler des documents ou à ne pas répondre franchement à certaines questions, au détriment de la bonne administration de la justice et de l'objectif de communication complète de la preuve. La reconnaissance de l'obligation implicite de confidentialité réduit ce risque, en protégeant l'intéressé contre la divulgation d'informations qui resteraient par ailleurs inutilisées pour les fins du litige qui a donné lieu à l'interrogatoire, et au cours duquel les informations ont été divulguées.
[75] Par ailleurs, à l'étape de l'interrogatoire préalable, un plaideur évalue parfois difficilement la pertinence et l'utilité des informations pour la résolution du litige. Cela pose un problème à l'égard des personnes qui se voient contraintes de dévoiler des informations personnelles potentiellement préjudiciables à leurs intérêts. On s'étonnerait alors qu'une information personnelle et préjudiciable communiquée au cours d'un interrogatoire serve à des fins externes au litige, sans toutefois être utilisée pour celui-ci.
[39] Le paragraphe 223(1) déroge à la prescription générale des Règles de la Cour fédérale selon laquelle tous les actes de procédure doivent être signifiés et déposés au dossier de la Cour, en ce qu'il n'exige pas un tel dépôt pour les affidavits de documents. Cette exception s'explique par le fait que les affidavits de documents, par définition, contiennent souvent des documents pertinents à l'égard de l'action en question que la partie qui les communique ne souhaite pas voir porter à la connaissance du public. De tels documents ne peuvent être versés au dossier de la Cour et doivent être présentés à cette dernière sous le sceau de la confidentialité, sauf consentement et autorisation de la partie qui les communique ou à moins que la Cour ne dispense la partie qui les reçoit de l'application de la règle de l'engagement implicite.
[40] Les défenderesses voudraient que la Cour relève les demanderesses de toute obligation de confidentialité qu'elles pourraient avoir à l'égard de tous les documents et renseignements relatifs à toute instance introduite au Canada, aux États-Unis ou ailleurs touchant le brevet canadien redélivré 714, le brevet américain redélivré 545 ou tout autre brevet concernant des articles de lunetterie aimantés. Cela enfreindrait manifestement la règle de l'engagement implicite, non seulement du fait de l'étendue de la communication demandée, mais aussi parce que l'existence même des documents considérés est dans le meilleur des cas hypothétique et que leur utilité et leur pertinence n'ont pas été démontrées de manière satisfaisante. Le protonotaire a eu tout à fait raison d'invoquer le passage suivant de l'arrêt Lac d'Amiante à l'appui de sa décision :
[76] Avant de conclure, quelques remarques sur l'étendue de la règle de confidentialité paraissent opportunes. Celle-ci s'applique durant le litige à la partie et à ceux qui la représentaient. Elle subsiste après la fin du procès. Cette règle cependant, doit comporter certaines limites. Ainsi, le tribunal conservera le pouvoir de relever les intéressés de l'obligation de confidentialité dans des cas où cela s'avérera nécessaire dans l'intérêt de la justice. Les tribunaux éviteront cependant d'exercer ce pouvoir de façon trop routinière, ce qui compromettrait l'utilité, sinon l'existence même de la règle. Par exemple, il faudrait éviter que les exceptions à la règle de confidentialité permettent presque automatiquement à la partie qui a procédé à l'interrogatoire d'utiliser les informations reçues pour d'autres actions en justice. Cette dernière pratique irait à l'encontre de l'intérêt public et constituerait un abus de procédure.
[77] Ainsi, les tribunaux devront mesurer la gravité du préjudice pour les parties visées dans l'éventualité d'une suspension de la règle de confidentialité, ainsi que les avantages découlant de celle-ci. Dans les cas où le préjudice subi par la partie qui a communiqué l'information paraît peu significatif et où l'avantage qu'en retirera la partie adverse semble important, le tribunal sera justifié d'accorder l'autorisation d'utiliser l'information. Avant d'employer l'information, la partie concernée devra cependant présenter une demande à cette fin. Cette dernière précisera les buts de l'utilisation et les motifs qui la justifient et sera ensuite débattue contradictoirement. Le tribunal pèsera l'intérêt supérieur de la justice à l'utilisation de l'information dans les relations entre les parties, et le cas échéant, à l'égard des tiers, par rapport au droit de tenir l'information confidentielle. Des facteurs multiples qu'on ne saurait énumérer exhaustivement, seront alors pris en compte. La communication de parties ou de la totalité d'un interrogatoire ou des pièces produites à l'occasion de celui-ci pourra ainsi être acceptée, dans des cas où un intérêt important pour la justice ou les parties sera en jeu.
[41] Quant à la distinction que les défenderesses voudraient faire accepter entre la simple inscription d'un document sur une liste et la communication de celui-ci, elle est tout simplement dénuée de fondement. Pour être utile, la règle de confidentialité doit protéger non seulement le contenu du document, mais aussi son titre, et même le fait de son existence. En statuant autrement, la Cour permettrait à la partie qui demande la communication de documents de tirer des conclusions et de plaider sans fin relativement à leur pertinence pour sa cause, induisant ainsi une lente érosion du principe de confidentialité.
[42] La même analyse s'applique au moins autant aux renseignements et documents faisant l'objet d'ordonnances de confidentialité rendues par des tribunaux américains. Tout comme les défenderesses et leur avocat n'étaient pas disposés à enfreindre de telles ordonnances, les demanderesses et leur avocat ne devraient pas être obligés de le faire. La Cour, par une telle décision, n'exécute pas les ordonnances d'un tribunal étranger, mais refuse simplement de contraindre les demanderesses à les enfreindre et de les exposer ainsi aux sanctions qui pourraient s'ensuivre.
[43] Pour les motifs exposés plus haut, je conclus que la requête déposée par les défenderesses en appel de l'ordonnance du protonotaire Morneau doit être rejetée dans sa totalité. Les défenderesses n'ont pas établi que ce dernier se soit trompé dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire; sa décision est à l'évidence fondée sur les principes juridiques appropriés et applicables, et je ne constate aucune erreur notable dans son appréciation des faits. En conséquence, les dépens afférents à la présente requête, à calculer suivant la colonne III du tarif B, sont adjugés à Contour et à Chic.
Juge
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1927-02
INTITULÉ : CONTOUR OPTIK INC. et al. (demanderesses)
c.
VIVA CANADAet al. (défenderesses)
et
VIVA CANADAet al. (demanderesses reconventionnelles)
c.
CONTOUR OPTIK et al. (défenderesses reconventionnelles)
LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 28 NOVEMBRE 2005
MOTIFS
DE L'ORDONNANCE : LE JUGE DE MONTIGNY
DATE DES MOTIFS : LE 14 DÉCEMBRE 2005
COMPARUTIONS :
Richard Uditsky POUR LES DEMANDERESSES/
DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES
Ali T. Argun POUR LES DÉFENDERESSES/ DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
McMillian Binch Mendelsohn POUR LES DEMANDERESSES/
Avocats DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES
Montréal (Québec)
Brouillette et Associés POUR LES DÉFENDERESSES/
Avocats, LLP DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES
Montréal (Québec)