Date : 20050822
Dossier : IMM-9365-04
Référence : 2005 CF 1116
Ottawa (Ontario), le 22 août 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'REILLY
ENTRE :
MUHAMMED SHABEEN MUHAMMED YOOSUFF
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] M. Muhammed Shabeen Muhammed Yoosuff s'est enfui du Sri Lanka en 2003. Il a demandé l'asile au Canada en se fondant sur sa crainte des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (les TLET) et de l'armée sri-lankaise. Un tribunal de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande pour le motif que sa version des événements paraissait invraisemblable. M. Yoosuff soutient que la Commission n'a pas expliqué pourquoi son récit de ses expériences au Sri Lanka ne semblait pas véridique. Il a demandé une nouvelle audience. Je reconnais que la Commission a commis une erreur et je vais par conséquent faire droit à sa demande de contrôle judiciaire.
I. La question en litige
[2] Les motifs mis de l'avant par la Commission pour rejeter le témoignage de M. Yoosuff sont-ils étayés par les preuves?
II. Analyse
[3] La Commission est tenue de fournir des motifs clairs et convaincants pour pouvoir déclarer que le témoignage d'un demandeur n'est pas digne de foi. La même règle s'applique lorsque la Commission estime que la version des faits du demandeur est invraisemblable. Dans ce dernier cas toutefois, les conclusions de la Commission sont un peu plus vulnérables à un contrôle judiciaire parce que bien souvent la Cour est tout aussi bien placée que la Commission pour décider si le demandeur a présenté une version cohérente et vraisemblable des événements. Giron c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 481 (C.A.) (QL). Néanmoins, la Cour n'intervient que dans le seul cas où les conclusions de la Commission ne sont pas étayées par la preuve présentée : Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 776; [2001] A.C.F. no 1131 (1re inst.) (QL).
[4] M. Yoosuff a déclaré qu'il exploitait une station-service dans le nord du Sri Lanka. En mars 2003, des membres de l'armée sri-lankaise sont venus le voir parce qu'il avait vendu de grosses quantités d'essence et d'huile à un membre des TLET. M. Yoosuff allègue qu'il a été détenu, battu et menacé par des soldats parce que ces derniers soupçonnaient qu'il aidait les TLET. Il affirme avoir été relâché deux semaines plus tard, après avoir payé un pot-de-vin, à la condition qu'il se rapporte aux autorités militaires toutes les deux semaines et qu'il ne quitte pas la région sans autorisation.
[5] Quelques jours après sa mise en liberté, M. Yoosuff s'est rendu à Matale pour y passer quelques jours, sans avoir demandé la permission de le faire, dans le but de visiter sa mère malade. M. Yoosuff soutient que des membres de l'armée sri-lankaise et des TLET sont venus à sa recherche à la station-service. Pris de peur, il s'est caché et a quitté le Sri Lanka cinq mois plus tard. Il affirme craindre l'armée sri-lankaise parce que celle-ci le soupçonne d'être un partisan des TLET et parce qu'il n'a pas respecté les conditions de sa mise en liberté. Il craint également les TLET parce que ces derniers le soupçonnent d'être un informateur pour le compte de l'armée sri-lankaise.
[6] La Commission a rejeté la demande de M. Yoosuff parce que son histoire était « très ténue » et invraisemblable. La Commission n'a pas considéré que l'armée sri-lankaise pouvait avoir des motifs de l'arrêter. À l'époque, il n'était pas illégal de vendre de l'essence à des membres des TLET et il n'y avait pas de raison de croire que M. Yoosuff aidait les TLET autrement. De plus, l'armée n'aurait probablement pas soupçonné un musulman, comme M. Yoosuff, d'être un sympathisant des TLET parce qu'il existait de vives tensions entre les TLET et la communauté musulmane. Enfin, la Commission s'est demandée comment M. Yoosuff avait pu quitter le Sri Lanka en utilisant son propre passeport si l'armée sri-lankaise le recherchait.
[7] Quant aux TLET, la Commission s'est demandé pourquoi ils pourraient penser que M. Yoosuff était un informateur. Il ne connaissait rien aux activités des TLET et n'avait pas de liens avec des membres de cette organisation.
[8] Le défendeur soutient qu'il était loisible à la Commission de conclure, en se basant sur la preuve présentée, que l'histoire de M. Yoosuff ne se tenait pas. À mon avis, la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a semblé exiger que M. Yoosuff prouve que les actions des TLET et de l'armée sri-lankaise étaient rationnelles et justifiables. Il est fort possible qu'aucun de ces deux groupes n'ait eu de raison de soupçonner M. Yoosuff ou de vouloir lui nuire. Mais là n'était pas la question. Il arrive souvent que les groupes terroristes agissent de façon irrationnelle : Anthonimuthu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 141; [2005] A.C.F. no 162 (C.F.) (QL).
[9] Il est déjà arrivé que l'armée sri-lankaise arrête et détienne des personnes innocentes pour les interroger. Il est également connu qu'elle oblige parfois les détenus à acheter leur libération. Elle n'avait peut-être pas de motif pour arrêter M. Yoosuff en qualité de partisan des TLET, mais elle aurait pu penser qu'en agissant de cette façon, ce dernier arrêterait de vendre ses produits aux TLET. Quant à la facilité avec laquelle M. Yoosuff a quitté le Sri Lanka, la Commission ne disposait d'aucun élément indiquant que l'armée sri-lankaise et les autorités de contrôle des frontières se transmettaient des renseignements au sujet des personnes recherchées (voir : Abdul c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 352 (1re inst.)(QL)).
[10] Pour ce qui est des TLET, il arrive que leurs membres s'en prennent à des personnes qu'ils soupçonnent d'être des informateurs. Étant donné que M. Yoosuff avait été détenu pendant deux semaines par l'armée sri-lankaise, les TLET ont fort bien pu penser qu'il avait fourni, volontairement ou non, des renseignements utiles à l'armée sri-lankaise.
[11] Autrement dit, le scénario qu'a décrit M. Yoosuff n'allait pas à l'encontre de ce que l'on sait de l'armée sri-lankaise ou des TLET. En fait, ce scénario était conforme à la preuve documentaire présentée au tribunal. À première vue, on pourrait penser que le comportement que M. Yoosuff attribue à ces groupes n'est pas rationnel ou raisonnable, mais compte tenu de la situation troublée que connaît depuis longtemps la région nord du Sri Lanka, il n'y avait pas lieu de rejeter d'emblée son récit. J'estime que la conclusion de la Commission selon laquelle la version des événements relatée par M. Yoosuff est invraisemblable n'était pas étayée par la preuve. Je suis par conséquent obligé de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune partie n'a proposé que soit certifiée une question de portée générale et aucune question n'est formulée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
2. Aucune question de portée générale n'est formulée.
« James W. O'Reilly »
Juge
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-9365-04
INTITULÉ : MUHAMMED SHABEEN MUHAMMED YOOSUFF
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : VANCOUVER (C.-B.)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 14 JUILLET 2005
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE O'REILLY
DATE DES MOTIFS : LE 22 AOÛT 2005
COMPARUTIONS :
Daniel K. McLeod POUR LE DEMANDEUR
Jonathan Shapiro POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
McKitrick, Clark, McLeod
Vancouver (C.-B.) POUR LE DEMANDEUR
John H. Sims, c.r.
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario) POUR LE DÉFENDEUR