Date: 19980217
Dossier: IMM-972-97
ENTRE
RUP CHAND,
requérant,
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
intimé.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE MULDOON :
[1] Le requérant sollicite une ordonnance annulant la décision par laquelle l'agent d'immigration a refusé, le 7 février 1997, de lui accorder la résidence permanente au Canada, ainsi que des brefs de mandamus et de certiorari. Je n'aurais probablement pas rejeté la demande de M. Chand, mais je ne suis pas un agent d'immigration. En l'espèce, l'agent agissait en sa qualité d'agent des visas.
[2] Dans son affidavit, l'agent d'immigration déclare ce qui suit :
[TRADUCTION] |
3. La demande que M. Chand a présentée en vue d'obtenir la résidence permanente au Canada a été reçue à Buffalo le 9 juillet 1996. Parmi les documents soumis, il y avait une offre d'emploi du "Motimahal Restaurant", validée par le centre d'emploi du Canada, à l'égard d'un poste permanent en tant que cuisinier-confiseur indien CCDP 6121-126. |
4. Le 9 août 1996, le dossier a été examiné et, malgré les points supplémentaires qui ont été attribués à l'égard d'une offre d'emploi validée, le requérant n'a pas obtenu un nombre suffisant de points d'appréciation. Le représentant du requérant m'avait demandé d'exercer en faveur du requérant le pouvoir discrétionnaire qui m'est reconnu par le paragraphe 11(3) du Règlement compte tenu du nombre insuffisant de points que celui-ci avait obtenus. Sur cette base, l'analyste des cas qui a examiné la demande a décidé de convoquer le requérant à une entrevue personnelle pour évaluer d'une façon plus détaillée le bien-fondé de sa demande et pour déterminer s'il était justifié d'exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par le Règlement en faveur du requérant. Les formulaires médicaux du requérant et des personnes à la charge de celui-ci ont été envoyés le même jour avec une lettre informant M. Chand qu'il devait se présenter à une entrevue. |
5. Le requérant s'est présenté à l'entrevue le 3 février 1997. Sa connaissance de l'anglais était minimale et il a eu besoin des services d'un interprète pendant toute l'entrevue. |
6. Pendant l'entrevue, les documents du requérant ont été examinés. Le requérant a confirmé qu'il n'avait pas fait des études ou reçu une formation régulières de quelque genre que ce soit et qu'il n'était donc pas en mesure de fournir des diplômes ou des certificats d'études. Il a dit qu'il travaillait comme cuisinier spécialisé dans les confiseries indiennes depuis 1980, et qu'il travaille au Canada à titre de confiseur indien depuis 1990. Il a également dit qu'il avait travaillé pendant quelque temps comme traiteur à son compte. Il a fourni des références d'"Evergreen Sweet House", à New Delhi, et du "Motimahal Restaurant" à Toronto, attestant ses compétences de cuisinier et sa personnalité agréable. Le requérant n'a pas fourni de documents au sujet de la période pendant laquelle il avait travaillé à son compte. |
7. Malgré son manque de formation régulière, j'ai évalué le requérant à titre de "cuisinier de plats exotiques". Compte tenu de ses 17 années d'expérience et de la façon dont il a décrit ses tâches et responsabilités actuelles, je croyais qu'il pourrait satisfaire aux exigences essentielles applicables aux "cuisiniers de plats exotiques" telle que cette profession est définie dans la Classification canadienne descriptive des professions. |
8. J'ai conclu que M. Chand devait se voir attribuer cinq points à l'égard de sa personnalité, de sa faculté d'adaptation, de sa motivation, de son esprit d'initiative, de son ingéniosité et d'autres qualités semblables. M. Chand n'a pas démontré qu'il est capable de s'adapter ou qu'il est motivé et il n'a pas démontré qu'il avait fait preuve d'initiative au cours des six dernières années qu'il a passées au Canada. De plus, bien que ses compétences polyvalentes et son employabilité soient limitées, il n'a pas fait d'efforts pour s'instruire davantage. Dans l'ensemble, je ne suis pas convaincue que M. Chand ait essayé de s'intégrer à la société canadienne de quelque façon que ce soit au cours des six dernières années. |
9. Compte tenu de son entrevue personnelle, et tout bien considéré, M. Chand ne pouvait pas se voir attribuer un nombre suffisant de points d'appréciation pour être reçu à l'étape de la sélection. À mon avis, les points attribués indiquent d'une façon exacte la capacité de M. Chand de s'établir au Canada et, partant, je ne crois pas qu'il soit justifié d'exercer en sa faveur le pouvoir discrétionnaire qui m'est conféré. |
10. J'ai informé M. Chand que, même s'il semblait compétent en tant que "cuisinier", il n'avait pas obtenu un nombre suffisant de points d'appréciation pour être reçu à l'étape de la sélection. De plus, je l'ai informé que la question de savoir s'il était capable de s'établir avec succès au Canada m'inquiétait énormément. M. Chand n'a pas réussi à apaiser mon inquiétude et il s'est montré quelque peu affolé lorsqu'il a été informé du rejet de sa demande. Il m'a demandé de parler à son employeur, qui était dans la salle d'attente. Je lui ai dit que si son employeur avait des questions à soulever, elle devait envoyer une lettre à notre bureau. |
[3] L'agent d'immigration a attribué au requérant les points suivants :
POINTS D'APPRÉCIATION
ÂGE 10 |
DEMANDE DANS LA PROFESSION 10 |
PRÉPARATION PROFESSIONNELLE SPÉCIFIQUE 15 |
EXPÉRIENCE 6 |
EMPLOI RÉSERVÉ OU PROFESSION DÉSIGNÉE 10 |
FACTEUR DÉMOGRAPHIQUE 8 |
ÉTUDES 0 |
CONNAISSANCE DE L'ANGLAIS 0 |
CONNAISSANCE DU FRANÇAIS 0 |
POINTS SUPPLÉMENTAIRES 0 |
PERSONNALITÉ 5 |
TOTAL (minimum requis : 70) 64 |
Le requérant soutient qu'il aurait dû obtenir dix points à l'égard de la personnalité, ce qui dans son cas est trop optimiste, mais même s'il avait réussi à obtenir les dix points, il lui en aurait encore manqué : 64 + 5 = 69.
[4] Toutefois, malgré tout ce qui précède, il est évident que l'agent d'immigration, au paragraphe 8 de son affidavit entre autres, a appliqué les normes qu'un juge de la citoyenneté appliquerait. Somme toute, le requérant n'a pas l'intention de subvenir aux besoins de sa famille en exerçant la profession de médecin, de comptable, d'avocat ou de professeur, mais simplement comme confiseur dans un restaurant indien. Le requérant ne présentait pas non plus une demande en vue d'obtenir la citoyenneté, qui ne lui aurait certainement pas été attribuée. Par conséquent, l'agent d'immigration a clairement interprété d'une façon erronée le rôle qui lui incombait, tel qu'il a en fin de compte été défini dans l'arrêt Chen c. MEI, [1995] 1 R.C.S. 725, où la Cour suprême du Canada a adopté l'avis exprimé par Monsieur le juge Strayer, qui était alors juge de la Section de première instance, dans [1991] 3 C.F. 350, ainsi que l'avis exprimé en dissidence par Monsieur le juge Robertson, de la Cour d'appel, dans [1994] 1 C.F. 639, aux pages 649-650, au sujet de l'interprétation du paragraphe 11(3) du Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172. La Cour suprême a rétabli l'ordonnance rendue par le juge Strayer. Le paragraphe 11(3) confère à l'agent le pouvoir discrétionnaire de rejeter une personne qui obtient le nombre requis de points, et d'admettre une personne qui ne les obtient pas.
[5] Voici ce que le juge Strayer a dit :
De façon plus précise, la question fondamentale est la suivante : sur quels motifs l'agent des visas peut-il fonder l'exercice de son pouvoir discrétionnaire de décider qu'il existe "de bonnes raisons" de croire que le nombre de points d'appréciation obtenu ne reflète pas adéquatement les chances d'un immigrant de "s'établir avec succès" au Canada? Il est inconcevable que cette disposition législative ait pour but de donner à l'agent des visas un pouvoir illimité de décider si un immigrant particulier est généralement apte ou non à devenir un futur membre de la société canadienne, étant donné l'existence d'autres dispositions importantes de la Loi précisant l'identification des personnes qui sont aptes ou inaptes. Il y a lieu de noter d'abord que le paragraphe 11(3) ne peut être interprété comme empiétant sur les motifs d'exclusion obligatoire établis dans la description des catégories "non admissibles" donnée à l'article 19. |
(p. 359)
*** *** ***
Même si cela n'est nulle part dit expressément, les normes de sélection autorisées par l'alinéa 114(1)a) de la Loi et les facteurs réels énumérés dans l'annexe I du Règlement semblent être essentiellement liés à la capacité d'un immigrant de gagner sa vie au Canada ou d'y être soutenu financièrement par d'autres personnes que l'État. Parmi les facteurs énumérés dans la colonne I, il pourrait y avoir quelque ambiguïté en ce qui a trait à la "Connaissance du français et de l'anglais", bien que cette connaissance, en plus d'être importante sur le plan social, soit manifestement très importante lorsqu'il s'agit de gagner sa vie. Les critères permettant d'accorder des points à l'égard du facteur "Âge" donnent manifestement la préférence aux personnes dans la fleur de l'âge et en mesure de travailler. Même s'il semble ambigu, le facteur "Personnalité", précisé par les critères figurant dans la colonne II permet l'attribution de points d'appréciation au requérant au cours d'une entrevue |
9. Personnalité . . . qui permettra de déterminer si lui et les personnes à sa charge sont en mesure de s'établir avec succès au Canada, d'après la faculté d'adaptation du requérant, sa motivation, son esprit d'initiative, son ingéniosité et autres qualités semblables. |
Bien qu'ils ne soient pas sans quelque lien avec la réussite sociale, ces critères de personnalité énumérés semblent principalement liés à la capacité de subvenir à ses propres besoins. L'expression "et autres qualités semblables" devrait selon moi être interprétée comme visant des critères qui appartiennent à la même catégorie que les précédents. |
Étant donné cet accent sur les facteurs économiques mis à la fois par le législateur et par le gouverneur en conseil à l'égard de la question de déterminer si un immigrant est en mesure de "s'établir avec succès" au Canada, il est difficile de voir comment le pouvoir discrétionnaire accordé à un agent des visas par le paragraphe 11(3) du Règlement peut permettre à ce dernier de ne pas tenir compte du nombre de points d'appréciation et de déterminer, essentiellement pour des raisons non économiques, qu'un immigrant n'aura pas de chance de s'établir avec succès au Canada. Même si ce paragraphe exige uniquement que l'agent des visas soit "d'avis qu'il existe de bonnes raisons", ces raisons doivent être de nature à le porter à croire que l'immigrant n'est pas en mesure de s'établir avec succès au sens économique du terme. Elles ne peuvent embrasser des raisons comme les suivantes : qu'un immigrant ne sera probablement pas un bon voisin, un bon résident ou finalement un bon citoyen du Canada. [...] Si ces personnes doivent être exclues pour de telles raisons, cela doit se faire en vertu du processus prévu à l'article 19 et non par le biais de l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un agent des visas sous le régime du paragraphe 11(3) du Règlement parce qu'il croit qu'un immigrant est indésirable. |
(p. 360-361)
La troisième raison donnée à M. Nauman par M. Spunt pour l'exercice de son pouvoir discrétionnaire était que le requérant |
[TRADUCTION] ... avait fait preuve d'une personnalité qui est incompatible avec les qualités qu'on exige d'un immigrant de sa catégorie. |
Ce point soulève des questions difficiles en ce qui a trait au lien entre une appréciation effectuée conformément aux articles 8 et 9 et à l'annexe I, et une conclusion prise en vertu du paragraphe 11(3) portant qu'une telle appréciation ne devrait pas être concluante sur la question de savoir si une personne est en mesure de s'établir avec succès. Si l'appréciation faite à l'aide de points est erronée, l'agent des visas devrait la modifier. En l'espèce, M. Spunt a examiné l'appréciation de la "personnalité" effectuée par Mme Trillo, qui avait accordé 7 points sur 10, et il l'a confirmée. Je ne vois pas comment il peut motiver l'exercice négatif de son pouvoir discrétionnaire par le fait que le requérant n'a pas un degré suffisant de personnalité. Il est concevable que le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11(3) puisse être utilisé adéquatement lorsqu'un immigrant souffre d'une telle insuffisance à l'égard d'un des facteurs énumérés dans la colonne I qu'un zéro comme résultat ne refléterait pas adéquatement l'incidence négative de cette insuffisance sur son aptitude à s'établir avec succès. Il me semble toutefois que préalable à l'exercice de son pouvoir discrétionnaire pour ce motif, l'agent devrait attribuer un zéro dans l'appréciation de ce facteur. |
Le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 11(3) est un pouvoir extraordinaire qui, selon la jurisprudence, doit être exercé dans le respect absolu de l'obligation de soumettre des raisons écrites à un agent d'immigration supérieur et d'obtenir son approbation. Cela signifie de façon certaine pour moi que les raisons invoquées pour un tel exercice du pouvoir discrétionnaire doivent être les vraies raisons, et que ces raisons doivent être conformes à la loi, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. |
(p. 363)
Décision |
Je vais par conséquent accorder le bref de certiorari annulant la décision exprimée dans la lettre du 14 février 1989 de M. Spunt au requérant. Je vais également rendre un bref de mandamus obligeant les intimés à examiner et à traiter la demande de résidence permanente du requérant au Canada conformément à la loi et, notamment, à faire en sorte que l'appelant ait droit à une nouvelle entrevue et que sa demande soit déterminée par un autre agent des visas à un autre bureau des visas aux États-Unis qui convienne le mieux aux parties. |
(p. 364)
C'est cette décision que la Cour suprême du Canada a rétablie.
[6] Il importe de noter que le présent requérant, M. Chand, a eu depuis le 6 mai 1996 un emploi permanent validé par Développement des ressources humaines Canada. Il a obtenu cette validation parce que son employeur avait réussi à convaincre DRHC que l'emploi permanent qu'il exerçait ne nuirait pas aux possibilités d'emploi offertes aux citoyens canadiens ou aux résidents permanents. M. Chand travaille pour le même restaurant indien depuis 1990, et il dispose d'un "petit coussin" de 20 000 $. Dans une lettre qui a été jointe à l'affidavit du requérant sous la cote "E", l'employeur dit qu'il continuera volontiers à avoir recours aux services de M. Roop Chand aussi longtemps que ce dernier voudra bien travailler pour lui; il affirme en outre que M. Chand est un travailleur acharné.
[7] Le requérant affirme que l'agent des visas n'a pas tenu compte de l'importance des faits susmentionnés, ou qu'il a minimisé l'importance de ces faits; cette affirmation est vraisemblable. Comme il en a été fait mention, l'agent semblait assumer le rôle d'un juge de la citoyenneté au lieu de s'en tenir au rôle décrit par la Cour suprême dans l'arrêt Chen. D'où, une erreur de droit.
[8] Compte tenu de l'erreur commise par l'agent des visas, le soi-disant exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au paragraphe 11(3) ne peut pas faire l'objet de la retenue dont la Cour doit habituellement faire preuve dans des circonstances légitimes similaires. Par conséquent, cette cour accordera de plein droit au requérant ainsi qu'aux personnes à sa charge les redressements demandés. La Cour accordera des brefs de certiorari et de mandamus, annulant la décision défavorable que l'agent des visas a rendue le 7 février 1997 et enjoignant à l'intimé de renvoyer la demande de résidence permanente de Rup Chand à un autre agent des visas pour qu'une nouvelle décision soit rendue conformément au droit, compte tenu des présents motifs.
[9] En rendant cette décision, la Cour n'a pas eu besoin des documents envoyés par les deux avocats après l'audience.
[10] Apparemment, il n'existe aucune raison spéciale d'adjuger les dépens contre l'intimé, étant donné qu'il n'a pas été démontré que l'agent des visas avaient fait preuve de malveillance ou avait manqué à ses obligations.
"F.C. Muldoon"
Juge |
Ottawa (Ontario),
le 17 février 1998.
Traduction certifiée conforme
François Blais, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
Avocats et procureurs inscrits au dossier
DOSSIER : IMM-972-97
INTITULÉ DE LA CAUSE : RUP CHAND c. MCI |
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 7 JANVIER 1998
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE MULDOON
EN DATE DU 17 FÉVRIER 1998
ONT COMPARU :
Stephen W. Green POUR LE REQUÉANT
David Tyndale POUR L'INTIMÉ
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
Green and Spiegel POUR LE REQUÉRANT
Toronto (Ontario)
George Thomson POUR L'INTIMÉ
Sous-procureur général du Canada