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Date : 20200430

Dossier : IMM‑4428‑19

Référence : 2020 CF 572

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 avril 2020

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

SHANIA CRISTOBAL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire a été instruite par vidéoconférence, toutes les comparutions ayant eu lieu par ce moyen.

[2]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent des visas [l’agent] le 28 mai 2019 au Haut‑Commissariat du Canada à Manille (Philippines). L’agent a conclu que Shania Cristobal [la demanderesse] n’était pas l’enfant de fait de sa tante, Analynn Hernando [la tante], et qu’il n’y avait donc pas de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour la dispenser de l’application stricte de l’article 2 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement].

[3]  J’estime que cette décision était déraisonnable et que la demande devrait être renvoyée pour nouvelle décision.

II.  Le contexte

[4]  La demanderesse est née aux Philippines le 1er janvier 2000. Elle vit avec sa tante Analynn Hernando, la sœur de son père, Elmer, depuis l’âge de six mois. Elle déclare qu’il y a maintenant dix-huit ans et demi qu’elle vit avec sa tante, qui est sa mère de fait.

[5]  En septembre 2015, la tante a demandé la résidence permanente au Canada. Sa demande était parrainée par sa mère (donc la grand-mère de la demanderesse), âgée de 60 ans et naturalisée citoyenne canadienne. La mère de la tante avait immigré au Canada avec son mari, mais celui‑ci est décédé, de sorte qu’elle vit maintenant seule à Innisfail (Alberta).

[6]  Dans cette demande de résidence permanente, la demanderesse, Shania Cristobal, est inscrite comme enfant à charge avec les deux enfants biologiques de la tante, Kimnyl et Chanyl. La demande indique aussi que la demanderesse est à la charge de sa tante depuis l’âge de six mois, même si elle n’a jamais été officiellement adoptée.

[7]  Dans cette même demande, datée de 2015, le représentant de la tante a déclaré que la tante et la demanderesse [traduction] « entretiennent une relation mère-fille très stable, comportant un degré élevé de dépendance ». Les parents biologiques de la demanderesse (séparés depuis longtemps) ont, par voie d’affidavit, confirmé qu’ils avaient transféré la charge de leur fille à sa tante à l’époque où elle était encore un nourrisson, et ils ont exprimé chacun leur consentement à son inscription dans la demande de résidence permanente de la tante.

[8]  La tante a reçu une lettre d’équité procédurale en date du 23 avril 2019, où on lui demandait de produire [traduction] « tous documents disponibles propres à établir l’existence d’une relation mère-fille entre [elle] et Shania depuis ses six mois jusqu’à maintenant », ainsi que tous éléments relatifs à la dépendance de son enfant biologique Kimnyl.

[9]  La tante a été reçue en entrevue le mois suivant, soit le 22 mai 2019, mais la demanderesse, elle, n’a jamais été convoquée. Au cours de l’entrevue, l’agent a soulevé le fait que la demanderesse ne satisfaisait pas à la définition d’« enfant à charge » énoncée dans le Règlement. Les notes du SMGC rendent compte des questions posées à la demanderesse et des réponses qu’elle a données. Les documents communiqués à l’agent comprenaient une lettre du médecin de la demanderesse, des affidavits souscrits par ses parents biologiques, des cartes d’identité scolaires, des chèques de frais de scolarité, les observations de l’avocat de la demanderesse, ainsi que des affidavits souscrits par des voisins et par la tante.

[10]  Interrogée pendant l’entrevue au sujet des rapports de la demanderesse avec sa famille biologique, la tante a répondu que la demanderesse voyait son père biologique, que la jeune fille appelle Tito, tous les mois à l’occasion de fêtes de famille. Toutefois, elle a ajouté que Tito avait été victime de trois accidents vasculaires cérébraux et pouvait à peine communiquer, de sorte qu’il avait récemment emménagé avec elles.

[11]  De plus, la tante a reconnu avoir vécu à Dubaï de 2004 à 2010 ou 2011. Pendant cette période, ses deux enfants biologiques et la demanderesse avaient habité chez la grand-mère de la tante (donc l’arrière-grand-mère de Shania) et l’ex-mari de la tante.

[12]  La tante a expliqué qu’elle avait payé pour faire remplir les documents juridiques en vue de l’adoption de la demanderesse, mais que son mari, qui était [traduction] « au bout du compte parti », n’avait pas voulu les signer, de sorte que l’adoption n’avait jamais abouti. Lorsque l’agent lui a demandé si elle pouvait produire ces documents, elle a répondu qu’elle ne les avait plus. Elle s’est présentée comme [traduction] « la seule mère que Shania ait jamais connue » et a soutenu être sa mère de fait.

[13]  L’entrevue a commencé à 10 h 10, mais les notes du SMGC n’en précisent pas la durée; elle paraît en tout cas avoir été courte.

[14]  Les notes de l’agent chargé de l’entrevue indiquent que la tante [traduction] « n’a produit qu’une quantité limitée d’éléments de preuve tendant à établir le degré de dépendance, ainsi que la stabilité de la relation, étant donné en particulier qu’elle a été absente six ou sept ans pendant l’enfance de Shania ». L’agent note aussi [traduction] « [qu’]aucun élément justificatif à l’appui de la relation entre la DP et Shania, comme des photos, des imprimés de séances de clavardage et des communications, n’a été produit ». Il a conclu que la demanderesse, maintenant âgée de 19 ans, semblait se débrouiller seule et que [traduction] « tout irait bien pour elle » en cas de séparation d’avec sa tante.

III.  La décision contestée

[15]  Par lettre en date du 28 mai 2019, l’agent a conclu que la demanderesse n’était pas une enfant à charge. Il a cité l’article 2 du Règlement, qui définit l’« enfant à charge » comme l’enfant qui

a) d’une part, par rapport à l’un de ses parents :

(i) soit en est l’enfant biologique et n’a pas été adopté par une personne autre que son époux ou conjoint de fait,

(ii) soit en est l’enfant adoptif;

b) d’autre part, remplit l’une des conditions suivantes :

(i) il est âgé de moins de vingt‑deux ans et n’est pas un époux ou conjoint de fait,

(ii) il est âgé de vingt‑deux ans ou plus et n’a pas cessé de dépendre, pour l’essentiel, du soutien financier de l’un ou l’autre de ses parents depuis le moment où il a atteint l’âge de vingt‑deux ans, et ne peut subvenir à ses besoins du fait de son état physique ou mental. (dependent child)

[16]  L’agent a conclu en outre qu’il n’existait pas de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour considérer la demanderesse comme une enfant à charge de manière à la dispenser de la stricte application de l’article 2 du Règlement. En conséquence, Shania a été radiée de la demande de résidence permanente de sa tante.

IV.  La question en litige

[17]  La question en litige est celle de savoir si le refus de prendre des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, au motif que la demanderesse n’est pas une enfant de fait de la tante, est raisonnable.

V.  La norme de contrôle

[18]  Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada a indiqué qu’il existe une présomption d’application de la décision raisonnable. Cette présomption peut être réfutée dans deux situations : i) lorsque le législateur prescrit l’application d’une autre norme de contrôle; ii) lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, ce qui est le cas pour « les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs » (au par. 17). Aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce. Je contrôlerai donc la décision contestée selon la norme de la décision raisonnable.

VI.  Analyse

A.  Le droit applicable

[19]  Même si la demanderesse n’est pas une enfant biologique ou adoptive et, par conséquent, qu’elle ne satisfait pas à la définition d’« enfant à charge » énoncée à l’article 2 du Règlement, l’agent doit tenir compte des lignes directrices à l’intention du personnel concernant les membres de la famille de fait, intitulées « Évaluation des considérations d’ordre humanitaire : membres de la famille de fait » [les lignes directrices].

[20]  Les membres de la famille de fait sont des personnes qui ne satisfont pas à la définition de membre de la catégorie du regroupement familial, mais qui se trouvent dans une situation de dépendance faisant d’eux des membres de fait d’une famille nucléaire qui se trouve au Canada ou qui présente une demande d’immigration, par exemple un fils ou une fille (de plus de 19 ans) ou un frère ou une sœur laissé seul dans le pays d’origine sans autre famille ou encore un parent âgé comme un oncle ou une tante ou une personne sans lien de parenté qui habite avec la famille depuis longtemps. Font également partie de cette catégorie les enfants en tutelle pour qui l’adoption, au sens du paragraphe 3(2) du Règlement, est impossible. La nécessité de ne pas séparer des personnes qui se trouvent dans une telle relation de dépendance authentique peut justifier une décision favorable.

[21]  Les lignes directrices énumèrent un certain nombre de facteurs d’ordre humanitaire à prendre en considération, notamment la question de savoir si la relation est authentique, le degré de dépendance, la stabilité et la durée de la relation, les répercussions possibles d’une séparation, les besoins financiers et affectifs du demandeur, la capacité et la volonté de la famille du demandeur de fournir du soutien et la preuve documentaire concernant la relation. Il incombe en fin de compte au demandeur d’établir qu’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est justifiée (Zafra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 420, au par. 25).

[22]  Dans la décision Radix c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1253, citée par la demanderesse, le juge Campbell a conclu que dans le cas où les lignes directrices sont soulevées au sujet d’une relation parent-enfant de fait, la Cour doit se demander si celles‑ci ont été appliquées raisonnablement. Il a fait observer que l’expression « de fait » ou « de facto » signifie [traduction] « en fait, en réalité, effectivement, réellement ou comme question de fait », et qu’il incombe à l’agent d’établir si l’enfant en question satisfait à cette définition (au par. 5).

B.  Les arguments de la demanderesse

[23]  La demanderesse soutient que l’agent n’a pas pris en considération les éléments de preuve établissant que sa tante était sa mère de fait, étant [traduction] « la seule mère [qu’elle] ait jamais connue ». Les éléments de preuve qui, selon la demanderesse, auraient été négligés sont les suivants : les affidavits attestant la relation parent-enfant entre elle et sa tante; un bulletin scolaire de 2014 adressé à la tante; des cartes d’identité scolaires de la demanderesse, couvrant plusieurs années, où la tante est inscrite comme personne à contacter en cas d’urgence; et des pièces établissant que la tante a payé ses frais de scolarité au collège en 2017 et 2018. La demanderesse ajoute que, pendant le séjour de sa tante à Dubaï, celle-ci l’avait confiée à sa grand-mère (l’arrière-grand-mère de la demanderesse), tout comme ses deux enfants biologiques.

[24]  La demanderesse soutient que, en plus de négliger ces éléments de preuve, l’agent a omis d’appliquer les facteurs énoncés dans les lignes directrices pour établir s’il y a une relation parent-enfant de fait. Il ne s’est aucunement enquis du lien affectif, se contentant de poser dix questions qui ne concernaient pas la relation parent-enfant de fait. Il n’a pas reçu la demanderesse en entrevue, seulement la tante. La demanderesse estime que l’agent aurait dû poser au moins une question sur le lien mère-fille puisque c’est sur ce fondement qu’il a rejeté la demande.

[25]  La demanderesse explique que c’est son avocat qui a produit les documents : il était donc évident que l’entrevue avec sa tante concernerait les questions soulevées dans la lettre d’équité procédurale et les observations de l’avocat sur les documents, plutôt que la nature de la relation en question. L’agent n’a posé aucune question précise sur cette relation, puis, au terme de l’entrevue, qui a été très brève, il a décidé de ne pas tenir compte de tous les éléments de preuve contradictoires tendant à établir l’existence d’une relation authentique. La décision contestée témoigne selon la demanderesse [traduction] « d’une appréciation lacunaire et d’un examen à courte vue », où l’agent a négligé ou mal interprété les éléments de preuve.

[26]  En outre, la demanderesse affirme que la conclusion de l’agent selon laquelle le fait que la tante a travaillé à l’étranger pendant six ou sept ans [traduction] « donne à penser que tout irait bien pour [la demanderesse] si elle était séparée de la DP à l’âge adulte » et qu’elle peut subvenir à ses propres besoins, se révèle absurde à la lumière des éléments de preuve dont il disposait.

[27]  Tout en reconnaissant que la preuve produite n’était pas parfaite et que sa tante aurait pu présenter plus d’éléments de preuve, la demanderesse soutient que la présente demande devrait être accueillie parce que le décideur n’a pas analysé les éléments de preuve effectivement produits. L’agent n’ayant jamais conclu à l’absence de crédibilité de la répondante ni de la preuve documentaire, il a commis une erreur en omettant de prendre ces éléments en considération et en rejetant la demande.

[28]  La demanderesse conclut que la décision contestée est déraisonnable, étant donné qu’elle a produit des éléments de preuve non contredits, provenant d’organismes indépendants et couvrant une longue période, qui établissaient la relation de fait.

C.  Les arguments du défendeur

[29]  Le défendeur soutient que la demanderesse demande en fait à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et de se livrer avec elle à une chasse au trésor à la recherche d’une erreur, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire, comme celle-ci l’a établi dans sa jurisprudence.

[30]  Le défendeur insiste sur le fait que le fardeau de la preuve incombe au demandeur d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il affirme que, en l’espèce, la demanderesse n’a pas produit des éléments de preuve suffisants pour établir l’existence d’une relation parent-enfant authentique. Bien que la brièveté n’ait rien en soi de blâmable, le défendeur soutient que les affidavits produits n’entrent pas dans les détails et restent trop sommaires.

[31]  Le défendeur soutient que l’agent n’a pas [traduction] « omis de prendre en considération » la preuve contradictoire, mais qu’il a plutôt constaté son insuffisance, la qualifiant de [traduction] « limitée ».

[32]  Le défendeur fait observer que la demanderesse ne plaide pas un manquement à l’équité procédurale en ce qui concerne les questions posées à l’entrevue, et que ses arguments relatifs à l’omission de s’enquérir du lien affectif ne rendent pas déraisonnable la décision contestée. Il attire l’attention sur le fait que la tante a eu la possibilité, au cours de l’entrevue, de parler au décideur des liens qui l’unissaient à la demanderesse, mais qu’elle s’est contentée de répondre aux questions qu’on lui posait.

[33]  Le défendeur n’est pas tenu de rechercher les éléments justificatifs, puisque le fardeau de la preuve incombe au demandeur. Le défendeur fait valoir que le demandeur qui omet de produire de tels éléments le fait à ses propres risques.

[34]  Ce n’est pas parce que la demanderesse affirme maintenant que la preuve était substantielle qu’elle l’était effectivement; les affidavits, en effet, étaient très brefs et ne contenaient pas d’exposé détaillé, seulement de simples affirmations. Selon le défendeur, les motifs de l’agent étaient adaptés à cette preuve limitée.

[35]  Par conséquent, le défendeur invite la Cour à rejeter la demande de contrôle judiciaire.

VII.  Analyse

[36]  L’agent n’a pas examiné sérieusement la preuve, concluant [traduction] « [qu’]aucun élément justificatif à l’appui de la relation entre la DP et Shania, comme des photos, des imprimés de séances de clavardage et des communications, n’a[vait] été produit ». Cette conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « aucun élément justificatif » n’a été produit se révèle tout simplement erronée à la lumière des éléments de preuve non contredits énumérés plus haut, et elle se trouve de surcroît infirmée par les motifs de l’agent lui-même, puisqu’il a dès la phrase suivante examiné les éléments présentés à l’appui d’une relation parent-enfant.

[37]  La production de photos, d’imprimés de séances de clavardage ou d’autres communications n’a rien d’obligatoire. Il n’est d’ailleurs pas évident que les enfants entretenant des rapports de fait avec des membres de la famille étendue seraient même capables de prouver l’existence du lien parent-enfant au moyen de telles pièces. Il incombe plutôt à l’agent d’apprécier tous les éléments de preuve qu’on lui présente.

[38]  L’agent écrit ensuite : [traduction] « Les éléments produits afin d’établir l’existence d’une relation mère-fille se limitent à des affidavits signés par les parents biologiques, à la confirmation par le médecin de famille que la DP remplit la fonction de tutrice de Shania, et à certains documents scolaires présentant aussi la DP comme sa tutrice. » Encore une fois, l’agent n’examine pas sérieusement ces éléments justificatifs ni n’explique en quoi les affidavits des parents, les notes du médecin et les documents scolaires sont insuffisants ou pourquoi ces pièces ne confirment pas l’existence d’une relation de fait. Deux amis de la tante avaient aussi déposé un affidavit, que l’agent n’a pas pris en considération. Peut-être ne croyait‑il pas ces pièces véridiques, mais cela ne ressort pas clairement de ses motifs.

[39]  L’examen des facteurs d’ordre humanitaire énumérés dans les lignes directrices montre que l’agent a omis d’examiner sérieusement les documents produits à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse :

  • a) L’authenticité de la relation : L’agent disposait d’affidavits de la tante (la mère de fait) et des parents biologiques. La tante a déclaré que la demanderesse vivait avec elle depuis l’âge de six mois. L’affidavit du père biologique indique que Shania [traduction] « est à la charge et sous la garde de [sa] sœur […] depuis qu’elle est bébé ». L’affidavit de la mère biologique qualifie la tante de [traduction] « mère reconnue » de la demanderesse. Un affidavit à l’appui souscrit par deux amis de la famille confirmait aussi que la demanderesse vivait avec la famille de sa tante depuis l’âge de quelques mois. Il y a aussi la note du médecin dont il sera question plus loin. Ces six personnes exposent les mêmes faits et, chose importante, l’agent n’a pas laissé entendre qu’il existait des raisons de douter de la véracité de leurs affirmations. Qui plus est, à la page 7 de la décision contestée, soit dans le passage où il a examiné les facteurs d’ordre humanitaire, l’agent semble admettre que la demanderesse vivait avec sa tante depuis sa toute petite enfance, que la tante avait séjourné à Dubaï six ou sept ans et qu’elle était revenue pour vivre avec la demanderesse et ses enfants biologiques.

  • b) Le degré de dépendance et les besoins financiers : Même lorsque la demanderesse a atteint l’âge de 19 ans, sa tante a continué de subvenir à ses besoins en payant ses frais de scolarité, comme en témoignent des chèques et des reçus datés de 2017 et de 2018. L’affidavit de la tante vient au soutien de ce fait : [traduction] « Je lui donne toute l’aide financière dont elle a besoin. »

  • c) La stabilité et la durée de la relation : La demanderesse vit avec sa tante depuis qu’elle est un nourrisson, bien que sa tante soit allée travailler à Dubaï pendant six ou sept ans pendant l’enfance de Shania. Pendant cette période, la demanderesse, encore en bas âge, a habité chez l’ex‑mari et la grand-mère de la tante, tout comme les deux enfants biologiques de la tante. La tante a donc traité la demanderesse de la même manière que ses deux propres enfants durant la période où elle a travaillé à Dubaï. Elle est revenue de Dubaï lorsque son beau-père lui a demandé de le faire pour s’occuper de ses enfants, la grand-mère étant malade. À ce moment, les enfants biologiques avaient respectivement 13 et 10 ans, et la demanderesse, 8 ans.

  • d) Les autres solutions qui s’offrent à la demanderesse : La demanderesse a produit des éléments de preuve non contredits établissant que sa tante subvient à ses besoins et que ses parents biologiques ne le font pas.

  • e) La preuve documentaire concernant la relation : En plus des affidavits et des chèques de frais de scolarité, au moins trois pièces présentaient la tante comme étant la principale responsable des soins pour la demanderesse : i) une lettre du médecin de la demanderesse; ii) des bulletins scolaires apparemment envoyés à la tante; et iii) des cartes d’identité de plusieurs écoles et couvrant plusieurs années, sur lesquelles la tante était inscrite comme [traduction] « mère » dans la case réservée aux coordonnées de la personne à contacter en cas d’urgence.

[40]  S’il est vrai que les cours de révision peuvent « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées », il reste qu’elles doivent « accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpréter de façon globale et contextuelle[, l]’objectif [étant] justement de comprendre le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, au par. 97). Les motifs doivent être « justifié[s], intelligible[s] et transparent[s] non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au par. 95).

[41]  Les motifs de la décision contestée n’expliquent pas à la demanderesse pourquoi l’agent a mis en doute l’authenticité de la relation ni comment il a apprécié les facteurs énoncés dans les lignes directrices et énumérés ci‑dessus. L’agent a affirmé qu’il ne disposait que d’une preuve limitée concernant le [traduction] « degré de dépendance » à l’égard de la tante; pourtant, il n’a jamais remis en question l’authenticité de la relation alléguée, ni dans ses motifs ni dans les notes versées au SMGC. Les parents biologiques ont déclaré sous serment avoir abandonné la charge et la garde de la demanderesse alors qu’elle était encore un nourrisson, et ce fait a été confirmé par des éléments de preuve documentaire indépendants. Or, l’agent n’a pas sérieusement pris en considération ces éléments de preuve.

[42]  Plus précisément, l’agent n’a pas analysé la lettre du médecin qui suit la demanderesse depuis qu’elle est âgée de trois ans, qui dispose : [traduction] « Shania est à la charge directe de Mme Hernando, qui subvient à ses besoins personnels, éducatifs et médicaux. Mme Hernando l’accompagne personnellement à mon cabinet pour toute consultation médicale. » De surcroît, il y a d’autres indicateurs d’une possible relation de fait, énumérés ci‑dessous, que l’agent a entièrement omis d’examiner :

  • La tante a déclaré que la demanderesse appelle son père par son prénom.

  • La demanderesse n’a eu que très peu de rapports avec son père, mis à part les fêtes de famille, jusqu’au moment, semble‑t‑il, de l’entrevue. Lors de celle‑ci, la tante a expliqué que le père avait été victime d’un troisième accident vasculaire cérébral grave, qui avait entraîné de sérieuses complications, de sorte qu’il avait récemment emménagé chez elle, sa femme l’ayant quitté. Selon les notes de l’entrevue, le père ne peut [traduction] « parler que très peu ».

  • La tante a essayé à un moment donné d’adopter la demanderesse, mais son ex‑mari s’y est opposé.

  • C’est la tante qui paie les frais de scolarité au collège de la demanderesse aux Philippines.

[43]  Les motifs de l’agent ne font pas mention de ces quatre indicateurs. Même si ceux-ci n’auraient pas nécessairement changé l’issue de la demande, cette omission révèle un manque de transparence de la part de l’agent. Même si on ne peut exiger la perfection dans le traitement des demandes de visa, les demandeurs peuvent s’attendre à ce que les agents prennent en considération les éléments de preuve qu’ils présentent avant de conclure [traduction] « [qu’]aucun élément justificatif » n’a été produit.

[44]  Les lignes directrices énumèrent d’autres facteurs, comme les autres solutions qui s’offrent à l’enfant et le degré de dépendance financière et affective, qui ne sont pas particulièrement clairs compte tenu du dossier certifié. S’il est vrai que le fardeau de la preuve incombe clairement à la demanderesse, je reconnais que l’agent aurait pu poser des questions touchant la dépendance affective ou l’authenticité de la relation s’il avait là‑dessus des doutes particuliers. Au lieu de cela, il n’a posé en tout que dix questions, dont aucune ne portait sur la dépendance affective, et s’est contenté de conclure, sans la moindre analyse, que [traduction] « tout irait bien » pour l’enfant si sa tante partait pour le Canada sans elle.

[45]  La question de savoir si [traduction] « tout irait bien » pour l’enfant n’est pas le critère applicable à l’examen d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui exige plutôt de se demander s’il existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant que la demande soit accueillie, même si elle n’est pas conforme aux exigences techniques. Lorsqu’un demandeur présente des affidavits et d’autres éléments de preuve documentaire comme la demanderesse l’a fait en l’espèce, la simple conclusion que [traduction] « tout ir[a] bien » pour l’enfant n’est ni justifiée ni intelligible.

[46]  En ce qui concerne les effets de la radiation, l’agent était d’avis qu’aucun élément de preuve ne tendait à établir que la demanderesse ne pourrait pas subvenir elle-même à ses besoins aux Philippines. Or, c’est faux, puisque la tante a déclaré fournir une aide financière à la demanderesse et payer ses frais de scolarité, déclarations qu’elle a étayées au moyen d’éléments de preuve documentaire. On ne peut donc pas dire qu’aucun élément de preuve n’a été présenté. L’agent a, encore, omis d’examiner sérieusement les éléments de preuve produits.

[47]  Étant donné les lacunes dans le raisonnement de l’agent et le fait que l’agent a omis de prendre en considération ou n’a pas examiné sérieusement certains éléments de preuve, la décision de l’agent n’est pas transparente, justifiée, ni intelligible, et elle est par conséquent déraisonnable.

VIII.  Conclusion

[48]  J’annule la décision contestée et je renvoie l’affaire à un autre décideur pour qu’il statue à nouveau sur celle-ci. Comme la demande a été présentée en 2015, il faudrait permettre à la demanderesse de présenter des observations à jour.

[49]  Aucune question n’a été présentée aux fins de la certification, et les observations présentées n’en soulèvent aucune.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑4428‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision contestée est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire, une fois que la demanderesse aura eu l’occasion de déposer des observations à jour.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4428‑19

 

INTITULÉ :

SHANIA CRISTOBAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AVRIL 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 AVRIL 2020

 

COMPARUTIONS :

Navi Dhaliwal

 

POUR LA DEMANDERESSE

David Shiroky

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sherritt Greene

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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