[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Montréal (Québec), le 20 avril 2020
En présence de monsieur le juge Gascon
CONSIDÉRANT la requête écrite déposée par le défendeur le 30 mars 2020 [requête], dans laquelle le procureur général du Canada [PGC], conformément à l’article 359, aux alinéas 360c) et 397(1)a) et au paragraphe 369(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], demande une ordonnance exigeant le réexamen du jugement que j’ai rendu le 13 mars 2020 [jugement], dans lequel j’ai fait droit en partie à la demande de contrôle judiciaire du demandeur, requête dans laquelle le PGC me demande plus précisément :
- de modifier comme suit le libellé du paragraphe 2 de mon jugement :
[traduction]
LECTURE faite des documents produits par le PGC le 30 mars 2020 à l’appui de sa requête, de la réponse déposée le 6 avril 2020 par le demandeur, M. Mohammed Alsaloussi, ainsi que de la réplique présentée par le PGC le 15 avril 2020;
CONSIDÉRANT que l’article 397 des Règles prévoit les circonstances exceptionnelles et limitées dans lesquelles la Cour peut réexaminer une ordonnance déjà rendue, circonstances définies par les principaux éléments suivants :
1. Un juge qui a rendu une ordonnance ou un jugement final se doit d’appliquer la règle du functus officio, c’est‑à‑dire qu’il n’a plus compétence sur la question qui fait l’objet du litige (Halford c Seed Hawk Inc, 2004 CF 455, au para 6, citant Chandler c Alberta Association of Architects, [1989] 2 RCS 848). En vertu de la doctrine du functus officio, dont le but est d’assurer le caractère définitif des ordonnances ou des jugements, la Cour ne peut pas réexaminer ou modifier sa décision une fois que celle‑ci a été rendue;
2. Une des exceptions strictement définies au principe du functus officio est énoncée à l’article 397 des Règles, qui autorise la Cour à réexaminer une ordonnance qu’elle a rendue, mais seulement dans des circonstances limitées, soit lorsque
« l’ordonnance ne concorde pas avec les motifs qui, le cas échéant, ont été donnés pour la justifier »
(alinéa 397(1)a)) ou lorsqu’« une question qui aurait dû être traitée a été oubliée ou omise involontairement »
(alinéa 397(1)b)). En l’espèce, l’alinéa 397(1)a) est la disposition qu’a invoquée le PGC à l’appui de sa requête;3. L’article 397 des Règles ne permet pas à la Cour d’entendre une requête dont la nature s’apparente à celle d’un appel de sa propre décision. La bonne façon de contester une décision sur le fond consiste à interjeter appel, lorsque cet appel s’inscrit dans les recours possibles. De même, un moyen qui touche à la validité de la décision au fond plutôt qu’à la correction d’une coquille ou d’une omission involontaire de la Cour ne peut pas être invoqué par une requête en réexamen présentée en vertu de l’article 397 des Règles (Yeager c Day, 2013 CAF 258 au para 14);
5.
Plus précisément, le pouvoir prévu à l’alinéa 397(1)a) des Règles de réexaminer une ordonnance du fait qu’elle « ne concorde pas avec les motifs qui, le cas échéant, ont été donnés pour la justifier »
est limité. En pareil cas, la Cour ne peut apporter des corrections à une ordonnance « que si l’ordonnance ne reflète pas l’intention manifeste de la Cour, telle qu’elle est exprimée dans les motifs donnés par celle‑ci »
(McCrea c Canada (Procureur général), 2016 CAF 285 [McCrea] au para 10);
CONSIDÉRANT qu’à l’appui de sa requête, le PGC a fait valoir les arguments suivants :
ET APRÈS constatation de ce qui suit :
1. Il ressort très clairement des motifs que la demande de M. Alsaloussi n’a été accueillie qu’en partie, et personne ne conteste ce fait. Dans mes motifs, j’ai examiné les deux principaux aspects de la décision rendue le 28 novembre 2018 par la Division des passeports, qui a révoqué le passeport canadien de M. Alsaloussi et suspendu la fourniture de services de passeport pour trois ans. J’ai estimé que la conclusion de la Division des passeports selon laquelle M. Alsaloussi avait obtenu son passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs dans sa demande d’avril 2018 était raisonnable, mais que celle sur la question de la période de refus des services de passeport d’une durée de trois ans imposée par la Division ne l’était pas;
2. À mon avis, il ne fait aucun doute, d’après les motifs, que seule la question de la période de refus des services de passeport est renvoyée devant la Division des passeports pour réexamen par un autre décideur. Aucune autre partie de la décision ne l’est. Pour reprendre les mots de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt McCrea, il s’agit là de
« l’intention manifeste de la Cour, telle qu’elle est exprimée dans les motifs »
;4. Il est vrai que le paragraphe 2 du jugement ne précise pas que la décision est [traduction] « annulée en partie ». Toutefois, à mon humble avis, lorsque le texte du paragraphe 2 est lu dans son intégralité, en suivant le sens ordinaire et grammatical, il est clair que ce qui est annulé et qui doit faire l’objet d’un réexamen et d’une nouvelle décision par la Division des passeports est uniquement [traduction]
« la question de la période de refus des services de passeport »
, et aucune autre question examinée dans la décision. Le libellé ne visait en aucun cas à annuler la partie de la décision portant sur la question des renseignements faux ou trompeurs. La seule façon dont une [traduction]« simple lecture du paragraphe 2 »
(pour reprendre les mots du PGC) pourrait donner à un lecteur l’impression que la décision est annulée dans son ensemble est si ce lecteur ferme les yeux sur la deuxième partie de la phrase que j’ai écrite;5. Je m’arrête pour attirer l’attention sur le fait que la Division des passeports a bien compris d’emblée cette portée limitée du jugement, lorsqu’elle a entrepris le processus de réexamen. Le 25 mars 2020, la Division des passeports a demandé à M. Alsaloussi de présenter des observations concernant [traduction]
« la suspension des services de passeport »
et a expressément précisé que la décision faisait [traduction]« en partie [l’objet d’un contrôle] afin de réexaminer la période de refus des services de passeport et de rendre une nouvelle décision sur la question »
;6. Cela étant dit, sans soutenir ou approuver l’interprétation tronquée du paragraphe 2 proposée par le PGC, je suis prêt à reconnaître que le jugement aurait été encore plus clair si les mots « en partie » utilisés au paragraphe 1 avaient également été repris expressément après le mot [traduction] « annulée » au paragraphe 2, plutôt que d’être simplement formulés de manière implicite. Cela, je le concède, aurait reflété de façon encore plus précise le fait que certaines parties des motifs étaient favorables au PGC, dans la mesure où seule une partie de la décision (à savoir la période de refus des services de passeport de trois ans) a été jugée déraisonnable;
7. La précision, la clarté et la certitude sont des attributs essentiels de toute ordonnance ou de tout jugement rendu par les tribunaux. Les juges devraient toujours chercher à atteindre le plus haut degré de clarté et de certitude dans leurs décisions. En outre, la précision et la clarté sont valorisées par la primauté du droit et les intérêts de la justice. Sans elles, la confusion et l’incertitude règnent (Ayangma c Canada (Procureur général), 2012 CAF 213, au para 66). Un jugement est clair lorsqu’une personne non familiarisée avec l’affaire peut déterminer ce qu’exige son respect (Pro Swing Inc c Elta Golf Inc, 2006 CSC 52 au para 97);
9. Je suis d’accord avec M. Alsaloussi lorsqu’il affirme qu’il n’est peut‑être pas nécessaire de clarifier ici ce qui, au juste, est annulé et renvoyé pour réexamen dans le jugement. Toutefois, le critère énoncé à l’alinéa 397(1)a) des Règles n’est pas celui de la nécessité. Il concerne plutôt la discordance. Autrement dit, la présence d’une certaine asymétrie entre le libellé des motifs et la teneur d’une ordonnance peut suffire à convaincre la Cour d’en réexaminer le contenu. En l’espèce, l’ajout des mots « en partie » corrigera toute asymétrie perçue entre les motifs et le jugement et rendra ainsi le paragraphe 2 de ce dernier on ne peut plus clair. En ce sens, le jugement tombe sous le coup de l’alinéa 397(1)a) des Règles;
10. Évidemment, je suis conscient du fait que l’alinéa 397(1)a) des Règles ne peut pas devenir un moyen de modifier ou de changer la teneur d’un jugement. Le PGC l’a expressément reconnu dans ses observations. En l’espèce, je suis convaincu que l’ajout des mots « en partie » après le mot [traduction] « annulée » au paragraphe 2 du jugement ne modifiera en rien la teneur ou l’essence même de ce dernier. Cela servira plutôt à clarifier le jugement, tout simplement, pour qu’il reflète précisément l’intention manifeste de la Cour, telle qu’elle est exprimée dans les motifs donnés par celle‑ci, et qu’il soit entièrement conforme aux motifs à l’appui qui y sont invoqués;
ET APRÈS avoir conclu que, sur la base de ce qui précède, la requête du PGC visant le réexamen de mon jugement peut être accueillie en partie;
ET APRÈS avoir conclu que la demande du PGC visant à proroger le délai fixé au paragraphe 3 du jugement devrait toutefois être rejetée pour les motifs suivants :
2. Je ne vois aucun motif pouvant justifier que la demande de réexamen du délai de 60 jours fixé dans le jugement se trouve visée par la portée limitée de l’alinéa 397(1)a) des Règles. En fait, il ne peut en être ainsi puisque cela modifierait la teneur du jugement;
3. En outre, je constate que le PGC a attendu au 26 mars 2020 pour signifier sa requête et au 30 mars 2020 pour la déposer devant la Cour. Cela représente un délai de deux semaines suivant le prononcé du jugement, le 13 mars 2020. Le PGC a ensuite présenté ses observations en réponse le 15 avril 2020, soit neuf jours après la réponse de M. Alsaloussi. Lors de ces deux étapes, le PGC a pris plus de temps que ce qui est prévu dans les Règles pour déposer ses documents à l’appui d’une requête qu’il a lui‑même qualifiée de simple et concise, bien que la situation d’urgence inhabituelle et difficile que crée la pandémie de COVID‑19 puisse expliquer ces retards;
4. L’absence de toute justification ou de tout motif pour la prorogation demandée par le PGC est d’autant plus étonnante, vu que la Division des passeports s’était conformée avec diligence au jugement avant le dépôt de la requête du PGC et qu’elle avait déjà entamé le processus de réexamen, ayant compris que ce dernier se limitait à la question de la période de refus des services de passeport. Par conséquent, la clarification demandée par le PGC dans sa requête n’exige pas que la Division des passeports modifie sa conduite ou son plan d’action et, dans ce contexte, je ne vois pas sur quel fondement le PGC pourrait s’appuyer pour justifier sa demande de prorogation du délai de 60 jours fixé au paragraphe 3 du jugement;
5. Je ne peux m’empêcher de souligner que l’ajout de cette demande inutile et non fondée en vue de la prorogation du délai de 60 jours est ce qui semble avoir tout déclenché et avoir provoqué la réaction vive et compréhensible de M. Alsaloussi en réponse à la requête du PGC. Alors que le fait de clarifier la portée limitée de ce qui est annulé ne nuit pas à M. Alsaloussi et ne compromet pas le jugement, proroger le délai accordé à la Division des passeports pour rendre une nouvelle décision produirait l’effet contraire. Cette prorogation ne ferait qu’amplifier plus avant le préjudice causé à M. Alsaloussi par la suspension de ses services de passeport, en prolongeant cette dernière, et le priverait des éléments du jugement pesant en sa faveur. Autrement dit, cela me laisse la nette impression que la demande injustifiée de prorogation du délai de 60 jours a malheureusement miné la requête du PGC et a fait entrave à ce qui aurait normalement dû être un processus de clarification harmonieux du jugement;
6. J’ouvre une parenthèse pour souligner que par mes commentaires précédents, je ne suggère pas ni n’insinue que le PGC a agi de mauvaise foi ou dans un but inapproprié. Je ne crois pas que la requête du PGC se veuille une tentative indirecte pour retarder indûment l’affaire. Je suis convaincu que l’objectif premier de la requête était véritablement la nécessité perçue par le PGC de clarifier plus avant le paragraphe 2 du jugement. La conduite diligente de la Division des passeports depuis le prononcé du jugement et les mesures qu’elle a rapidement prises pour mettre en œuvre le processus de réexamen reflètent éloquemment le fait que ni le PGC ni la Division des passeports n’essaient ici de reporter l’exécution du jugement. Malheureusement, l’ajout de la demande inutile en vue de faire modifier plus avant le jugement, par la prorogation du délai accordé à la Division des passeports pour rendre une nouvelle décision, a semé la confusion;
8. Le 4 avril 2020, la Cour a publié sa Mise à jour de la directive sur la procédure et ordonnance (COVID‑19), dans laquelle elle précise que tous les délais fixés aux termes des « ordonnances et directives » rendues par la Cour avant le 16 mars 2020 sont suspendus pendant la « période de suspension », définie comme la période allant du 16 mars 2020 au 15 mai 2020. À l’article 2 des Règles, il est expressément précisé qu’un jugement est assimilable à une « ordonnance ». Compte tenu du libellé et de l’esprit de la période de suspension prévue par la Cour en raison de la pandémie de COVID‑19, cette suspension s’applique également aux jugements lorsque les délais ne sont pas établis de façon péremptoire. Le but est de figer dans le temps les choses là où elles en étaient au moment où la période de suspension a pris effet, comme si l’interruption n’était jamais survenue. La Division des passeports disposera donc, à la fin de la période de suspension, du délai auquel elle avait droit après le 16 mars 2020 pour se conformer au paragraphe 3 du jugement;
10. Je formule une dernière remarque. D’après les observations du PGC, je comprends que malgré la période de suspension et les multiples contraintes imposées à tous par la situation actuelle de la COVID‑19, la Division des passeports continue néanmoins d’agir avec diligence pour se conformer au jugement de la Cour et rendre une nouvelle décision à l’issue d’un réexamen. Je ne peux que faire l’éloge d’une telle conduite et la Division des passeports mérite assurément des félicitations pour cela. En cette période difficile, les intérêts de la justice et notre système judiciaire ont besoin que tous les décideurs partout au pays, qu’il s’agisse des cours de justice, des tribunaux administratifs ou d’autres décideurs, adoptent une approche semblable afin que la justice puisse continuer d’être administrée efficacement, et ce, en toute sécurité;
ET AYANT CONCLU que, dans les circonstances, aucune des parties ne mérite de se voir adjuger des dépens dans le cadre de la présente requête, et encore moins sur une base immédiate, pour les motifs suivants :
1. Comme personne n’a apparemment contesté le fait que ce qui a effectivement été renvoyé à la Division des passeports pour réexamen et nouvelle décision était strictement la partie de la décision traitant de la question de la période de refus des services de passeport, M. Alsaloussi n’aurait pas dû s’opposer au principal aspect de la requête du PGC concernant la clarification du paragraphe 2 du jugement. À mon avis, cette partie de la requête aurait facilement pu être réglée par les avocats, s’ils avaient fait preuve d’un tant soit peu de coopération, et aurait dû être déposée à la Cour sur consentement;
2. À l’inverse, le PGC n’aurait pas dû demander une prorogation du délai de 60 jours fixé au paragraphe 3 du jugement, étant donné que, comme il l’a lui‑même admis, la modification demandée aux fins de clarification ne modifiait pas la teneur du jugement et que la Division des passeports agissait déjà conformément à son interprétation du jugement que le PGC demandait à la Cour de clarifier. Il était tout simplement injustifié de la part du PGC de demander une prorogation du délai de 60 jours alloué pour réexaminer la décision, dans une situation où le temps écoulé ne pouvait qu’entraîner un préjudice supplémentaire pour M. Alsaloussi;
ORDONNANCE dans le dossier T-2083-18
« La décision du 28 novembre 2018 de la Division des passeports est annulée en partie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour réexamen et nouvelle décision sur la question de la période de refus des services de passeport, conformément aux présents motifs. »
Traduction certifiée conforme
Ce 4e jour de mai 2020.
Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.
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MOHAMMED ALSALOUSSI c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À MONTRÉAL (QUÉBEC) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
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Montréal (Québec)
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