T-204-15
Référence : 2020 CF 551
|
ENTRE :
|
et
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
L’aperçu
[1]
La Cour est saisie de deux appels interjetés par le demandeur, M. Christopher Lill, en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [Règles], à l’encontre de deux ordonnances rendues le 25 novembre 2019 par la protonotaire Tabib [Protonotaire].
[2]
Dans une première ordonnance [Ordonnance No 1], la Protonotaire a rejeté une requête déposée par M. Lill en date du 20 septembre 2019 dans le dossier T-204-15, visant l’obtention de documents en possession du Service correctionnel du Canada [SCC] aux termes de l’article 317 des Règles [Requête en communication de documents]. M. Lill recherchait la communication de ces documents dans le cadre d’une autre requête qu’il avait présentée plus tôt en juillet 2019 en vertu du paragraphe 467(2) des Règles, en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant le Procureur général du Canada [PGC], au nom du SCC, à comparaître et à répondre à des allégations d’outrage au tribunal [Requête en outrage au tribunal]. Dans sa seconde ordonnance du 25 novembre 2019, la Protonotaire a rejeté cette Requête en outrage au tribunal, que M. Lill avait déposée dans les dossiers T-204-15 et T-2563-14 [Ordonnance no 2].
[3]
La seule question en litige dans les deux appels est de savoir si la Protonotaire a commis une erreur en refusant les deux requêtes de M. Lill.
[4]
Pour les motifs qui suivent, les appels seront rejetés car M. Lill n’a pas démontré une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante de fait, ou mixte de fait et de droit, dans l’une ou l’autre des deux ordonnances de la Protonotaire. À mon avis, l’argument de M. Lill selon lequel il pouvait se prévaloir du recours prévu à la Règle 317 pour obtenir des documents dans le cadre de sa Requête en outrage au tribunal est totalement dénué de mérite, et c’est à bon droit que la Protonotaire a rejeté sa Requête en communication de documents. De plus, la Protonotaire n’a commis aucune erreur susceptible de révision en rejetant la Requête en outrage au tribunal de M. Lill. La Protonotaire avait la compétence pour considérer cette requête puisque celle-ci s’inscrivait à la première étape de la procédure d’outrage à deux volets prévue aux Règles. D’autre part, il n’y a eu aucune entorse aux règles de l’équité procédurale car, dans son ordonnance, la Protonotaire s’est uniquement fondée sur le dossier de requête de M. Lill sans considérer ni la réponse du PGC ni l’éventuelle réplique de M. Lill. Enfin, la Protonotaire a correctement conclu que le SCC s’est conformé à tous les aspects du jugement qui avait accueilli les demandes de contrôle judiciaire à la source des présents dossiers, y compris les directives qu’il contenait. Je ne vois donc aucun motif pour intervenir et invalider les deux ordonnances de la Protonotaire.
II.
Le contexte
A.
Les faits
[5]
Depuis 2007, M. Lill purge une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans, suite à une condamnation pour meurtre au premier degré.
[6]
Le 21 octobre 2011, alors que M. Lill est incarcéré au pénitencier à sécurité moyenne de La Macaza, un incident violent impliquant un autre détenu survient. Dans la foulée de cet incident, M. Lill est placé en isolement préventif trois jours plus tard. Il y demeurera jusqu’au 30 novembre 2011.
[7]
Le 7 novembre 2011, la cote de sécurité de M. Lill est augmentée à maximale. Le 30 novembre 2011, il est dirigé vers l’établissement à sécurité maximale de Port-Cartier. M. Lill demeure dans des établissements à sécurité maximale jusqu’au 2 mai 2014, date à laquelle il est transféré à un établissement à sécurité moyenne vu le rabaissement de sa cote de sécurité de maximale à moyenne en janvier 2014.
[8]
Suite aux événements de l’automne 2011, M. Lill conteste par voie de griefs la légalité de son placement en isolement involontaire, de la réévaluation de sa cote de sécurité et de son transfèrement non sollicité vers un établissement à sécurité maximale. Le 31 janvier 2014, à l’issue d’une reconsidération, la sous-commissaire principale par intérim du SCC rend deux décisions qui rejettent l’essentiel des griefs de M. Lill. M. Lill dépose alors des demandes de contrôle judiciaire à l’encontre de chacune de ces décisions, sous les numéros de Cour T-2563-14 et T-204-15.
[9]
Les dossiers T-2563-14 et T-204-15 sont réunis pour une audience commune. Le 19 octobre 2016, le juge Martineau accueille en partie les demandes de contrôle judiciaire de M. Lill (Lill c Canada (Procureur général), 2016 CF 1151 [Lill]). Aux termes de son jugement [Jugement Martineau], le juge Martineau annule les deux décisions rendues en janvier 2014 par le SCC et ordonne que quatre griefs formulés par M. Lill contre le SCC soient à nouveau déterminés. Il renvoie le dossier au SCC avec des directives. Le dispositif du Jugement Martineau précise ainsi que certaines informations spécifiques concernant M. Lill ne doivent pas être prises en compte par les autorités carcérales dans la redétermination des griefs en cause et dans tout processus décisionnel futur. Plus particulièrement, le Jugement Martineau contient les directives suivantes dans ses conclusions :
a) Le grief V30R00018783 du demandeur concernant son placement en isolement préventif involontaire est accueilli aux fins d’appliquer la mesure corrective supplémentaire suivante : l’information relative à l’incident du 21 octobre 2011 et le maintien du demandeur en isolement involontaire ne doivent pas être utilisée ou prise en considération par les autorités carcérales dans tout processus décisionnel futur; et
b) Les griefs V30R0001876, V30R00018784 et V30R00018785 du demandeur concernant la réévaluation de la cote de sécurité du demandeur et son transfèrement à un établissement à sécurité maximale sont accueillis aux fins d’appliquer la mesure corrective suivante : la réévaluation de la cote de sécurité en date du 7 novembre 2011 et le transfèrement non sollicité du demandeur du 24 novembre 2011 à un établissement à sécurité maximale ne doivent plus être pris en considération par les autorités carcérales dans les processus décisionnels futurs.
[10]
Le Jugement Martineau précise dans ses conclusions que le jugement doit être placé dans le dossier carcéral de M. Lill.
[11]
Comme le reconnaît expressément M. Lill dans sa Requête en outrage au tribunal et dans son affidavit du 24 juillet 2019 l’accompagnant, le SCC accepte entièrement, suite à sa nouvelle détermination, les quatre griefs de M. Lill. Ainsi, tel que l’avait ordonné le Jugement Martineau, le SCC inscrit au dossier de M. Lill que l’information relative à l’incident d’octobre 2011, à son maintien en isolement involontaire, à la réévaluation de sa cote de sécurité et à son transfèrement non sollicité à un établissement à sécurité maximale ne peut être utilisée dans tout processus décisionnel futur. Plus particulièrement, dans une décision rendue le 21 novembre 2016, le SCC précise qu’à « titre de mesure corrective, le directeur de l’établissement de Cowansville devra s’assurer qu’une Note de service soit complétée, afin de reflété [sic] que toute information relative à l’incident du 2011-10-21 (survenue [sic] à l’établissement de La Macaza), et aux décisions subséquentes relatives à votre isolement préventif, à la réévaluation à la hausse de votre cote de sécurité et transfèrement non sollicité vers l’établissement de Port-Cartier, ne soient plus considérées [sic] dans tout processus décisionnels futurs [sic] »
. Une note au dossier reprenant ce même langage est rédigée en date du 9 décembre 2016 et portée au dossier de M. Lill. Une copie du Jugement Martineau est également versée au dossier de M. Lill à cette date.
[12]
Au printemps 2019, M. Lill dépose des demandes de permission de sortie avec escorte [PSAE] pour responsabilité parentale, en vue notamment d’assister à la naissance de son enfant, prévue pour septembre 2019, et d’avoir des contacts familiaux. Étant donné qu’il purge une peine d’emprisonnement à perpétuité, c’est la Commission des libérations conditionnelles du Canada [Commission], et non le SCC, qui détient l’autorité pour agréer une telle permission (Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [Loi], article 17.1 ; Code criminel, LRC 1985, c C-46, article 746.1). Dans le cadre de ce processus d’octroi de PSAE, le SCC a toutefois l’obligation de communiquer toute information pertinente à la Commission, et la Commission doit se baser sur cette information dans sa décision (Mooring c Canada (Commission des libérations conditionnelles), [1996] 1 RCS 75 au para 21 ; Lill au para 16).
[13]
En avril 2019, le SCC complète donc un plan correctionnel et un compte-rendu d’évaluation psychologique/psychiatrique [Évaluations], qu’il communique à la Commission et dans lesquels le SCC recommande que les PSAE demandées par M. Lill lui soient accordées.
[14]
Mécontent du contenu des Évaluations transmises par le SCC, M. Lill présente, en juillet 2019, sa Requête en outrage au tribunal dans chacun des dossiers T-2563-14 et T-204-15. Dans ces deux requêtes en tous points identiques, M. Lill demande à la Cour de rendre une ordonnance enjoignant au PGC, pour le SCC, de comparaître devant la Cour pour entendre la preuve des faits qui lui sont reprochés et pour faire valoir les moyens de défense qu’il peut avoir pour éviter une condamnation pour outrage. Selon les allégations formulées par M. Lill dans sa Requête en outrage au tribunal, le SCC n’aurait pas respecté le Jugement Martineau puisque les Évaluations produites par le SCC en vue de l’audience devant la Commission sur ses demandes de PSAE faisaient directement référence à l’incident du 21 octobre 2011, à son placement en isolement, et à son transfèrement subséquent à un établissement à sécurité maximale.
[15]
Après plusieurs démarches procédurales relatives aux dossiers de Requête en outrage au tribunal de M. Lill, le juge Lafrenière rend, le 19 août 2019, une ordonnance acceptant le dépôt de ces dossiers et prévoyant un échéancier pour la réponse du PGC et la réplique de M. Lill [Ordonnance du juge Lafrenière]. Dans son ordonnance, le juge Lafrenière accorde au PGC le droit de présenter des observations selon lesquelles le dossier de M. Lill n’établit pas une preuve prima facie de l’outrage reproché au SCC, mais lui refuse sa demande de tenir une audience sur la Requête en outrage au tribunal de M. Lill. Estimant qu’aucun facteur ne justifie la tenue d’une telle audience, le juge Lafrenière conclut que la Cour sera en mesure de statuer de manière équitable sur la requête de M. Lill, sur la seule foi des prétentions écrites des parties.
[16]
En septembre 2019, une conférence téléphonique a lieu à la demande de M. Lill. Suite à cette conférence, et après avoir entendu les arguments des parties concernant la production de documents requis par M. Lill au soutien de sa Requête en outrage au tribunal, la juge Gagné émet, en date du 12 septembre 2019, une ordonnance prévoyant un échéancier pour le dépôt de la Requête en communication de documents souhaitée par Lill, pour la réponse du PGC à cette requête, et pour la réplique de M. Lill dans le cadre de sa Requête en outrage au tribunal [Ordonnance de la juge Gagné]. Plus précisément, l’Ordonnance de la juge Gagné accorde : 1) à M. Lill, jusqu’au 20 septembre 2019 pour déposer sa « requête en communication par le défendeur de documents additionnels »
; 2) au PGC, un délai de 20 jours du dépôt de cette requête de M. Lill pour déposer son dossier en réponse ; et 3) à M. Lill, un délai de 10 jours à compter du jugement de la Cour sur sa Requête en communication de documents pour déposer son dossier de réplique dans le cadre de sa Requête en outrage au tribunal.
[17]
Le 20 septembre 2019, M. Lill signifie et produit sa Requête en communication de documents. M. Lill y réclame d’ordonner au SCC de fournir « tous les courriels internes et notes de service du [SCC] mentionnant le nom [de M. Lill] ou son SED et ce, depuis la conférence de médiation du 13 mars 2019 et spécifiquement dans la période des échanges entre les parties aux dossiers T-204-15 et T-2563-14, soit entre le 13 mars et le 24 juillet 2019 »
.
[18]
Du côté de la Requête en outrage au tribunal, le PGC signifie et produit sa réponse le 9 octobre 2019, alors que M. Lill signifie sa réplique quelques jours plus tard, le 15 octobre 2019, réplique qu’il produit à la Cour le lendemain.
B.
Les ordonnances de la Protonotaire
[19]
Le 25 novembre 2019, la Protonotaire rend ses deux ordonnances rejetant chacune des requêtes de M. Lill, soit sa Requête en communication de documents et sa Requête en outrage au tribunal.
[20]
Dans l’Ordonnance No 1, la Protonotaire rejette la Requête en communication de documents, jugeant que la Règle 317 ne peut servir dans un cadre autre qu’un contrôle judiciaire et que, somme toute, M. Lill n’a pas utilisé le bon véhicule procédural. La Protonotaire conclut que, contrairement aux prétentions de M. Lill, sa Requête en communication de documents ne s’inscrit pas dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision de la SCC mais plutôt dans le contexte d’un dossier où son recours principal est sa Requête en outrage au tribunal.
[21]
Dans l’Ordonnance No 2, la Protonotaire rejette également la Requête en outrage au tribunal de M. Lill, au motif que cette requête est mal fondée à sa face même, « en ce qu’elle assimile à tort le défaut de se conformer aux résultats du grief au défaut de se conformer au [Jugement Martineau] »
. La Protonotaire considère que le Jugement Martineau s’est limité à annuler les décisions sujettes aux contrôles judiciaires de 2014 et à les renvoyer pour une nouvelle détermination par le SCC, assorties de certaines directives. La Protonotaire conclut que « [c]es directives ne constituent pas une ordonnance de nature injonctive ou de la nature d’un mandamus émise par la Cour »
à l’encontre du PGC ou du SCC. Elle détermine également que M. Lill n’a pas démontré que le PGC ou le SCC ait désobéi à une ordonnance de la Cour. Bien que l’Ordonnance de la juge Gagné prévoyait que, dans le cadre de sa Requête en outrage au tribunal, M. Lill ait jusqu’au jugement sur sa Requête en communication de documents pour déposer son dossier de réplique, la Protonotaire ne laisse pas le temps à M. Lill de déposer cette réplique et tranche plutôt sa Requête en outrage au Tribunal sans considérer ni le dossier de réponse du PGC et ni le dossier de réplique à venir de M. Lill.
[22]
Les appels logés par M. Lill à l’encontre des deux ordonnances de la Protonotaire sont entendus par la Cour lors d’une seule et même audience.
C.
La norme d’intervention
[23]
L’appel d’une décision d’un protonotaire à un juge de la Cour est permis par la Règle 51. Depuis l’arrêt de la Cour d’appel fédérale [CAF] dans l’affaire Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira], il est bien établi que la norme d’intervention dans les appels des ordonnances discrétionnaires rendues par des protonotaires est la norme qu’a énoncée la Cour suprême du Canada [CSC] dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen]. Ainsi, pour ce qui est des questions de droit et des questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a une question de droit isolable, les ordonnances des protonotaires sont assujetties à la norme de la décision correcte. Quant à toutes les autres questions, en particulier les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit ainsi que les inférences de fait, la Cour ne peut intervenir que si les protonotaires ont commis une « erreur manifeste et dominante »
(Housen aux para 19-37 ; Maximova c Canada (Procureur général), 2017 CAF 230 [Maximova] au para 4 ; Hospira aux para 64-66, 79).
[24]
La CAF a affirmé à maintes reprises que la norme de l’« erreur manifeste et dominante »
est une « norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue »
(Figueroa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CAF 12 au para 3 ; Montana c Canada (Revenu national), 2017 CAF 194 au para 3 ; 1395804 Ontario Ltd (Blacklock’s Reporter) c Canada (Procureur général), 2017 CAF 185 au para 3 ; NOV Downhole Eurasia Limited c TLL Oilfield Consulting Ltd, 2017 CAF 32 au para 7 ; Revcon Oilfield Constructors Incorporated c Canada (Revenu national), 2017 CAF 22 au para 2). Comme l’a déclaré de façon métaphorique le juge Stratas dans Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 [Mahjoub] et Canada c South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 [South Yukon], pour satisfaire à cette norme, « [...] on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier »
(Mahjoub au para 61 ; South Yukon au para 46). Décrivant ce que signifient les termes « manifeste »
et « dominante »
, le juge Stratas a ajouté ce qui suit dans l’arrêt Mahjoub :
[62] Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente. Bien des choses peuvent être qualifiées de « manifestes ». À titre d’exemples, mentionnons l’illogisme évident dans les motifs (notamment les conclusions de fait qui ne vont pas ensemble), les conclusions tirées sans éléments de preuve admissibles ou éléments de preuve reçus conformément à la notion de la connaissance d’office, les conclusions fondées sur des inférences erronées ou une erreur de logique, et le fait de ne pas tirer de conclusions en raison d’une ignorance complète ou quasi complète des éléments de preuve.
[63] Cependant, même si une erreur est manifeste, le jugement de l’instance inférieure ne doit pas nécessairement être infirmé. L’erreur doit également être dominante.
[64] Par erreur « dominante », on entend une erreur qui a une incidence déterminante sur l’issue de l’affaire. Il se peut qu’un fait donné n’aurait pas dû être tenu comme avéré parce qu’il n’existe aucun élément de preuve pour l’étayer. Si ce fait manifestement erroné est exclu, mais que la décision tient toujours sans ce fait, l’erreur n’est pas « dominante ». Le jugement du tribunal de première instance demeure.
[25]
La CAF a aussi défini une erreur manifeste et dominante comme étant une erreur évidente et apparente, dont l’effet est de vicier l’intégrité des motifs (Madison Pacific Properties Inc c Canada, 2019 CAF 19 au para 26 ; Maximova au para 5). Dans Groupe Maison Candiac Inc c Canada (Procureur général), 2017 CAF 216 [Candiac], la CAF a en outre fait remarquer que le seuil de l’erreur manifeste et dominante était particulièrement difficile à satisfaire lorsque la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est d’ordre procédural (Candiac au para 50 ; voir aussi Boily c Canada, 2019 CF 323 aux para 16-22 et Curtis c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2019 CF 1498 aux para 14-17).
[26]
La CSC a récemment fait écho à ces principes dans l’arrêt Salomon c Matte‑Thompson, 2019 CSC 14 [Salomon] : « [l]orsque la norme déférentielle de l’erreur manifeste et déterminante s’applique, les tribunaux d’appel ne peuvent intervenir que dans les cas où la décision de première instance est entachée d’une erreur évidente qui a déterminé l’issue de l’affaire »
(Salomon au para 33, citant l’arrêt Benhaim c St‑Germain, 2016 CSC 48 au para 38). La CSC a également fait référence à une autre métaphore utilisée par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt J.G. c Nadeau, 2016 QCCA 167 au para 77, où cette dernière a affirmé qu’« une erreur manifeste et dominante tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil »
. En termes simples, par erreur « manifeste »
, on entend une erreur évidente et apparente, alors qu’une erreur « dominante »
fait référence à une erreur qui touche directement l’issue de l’affaire et qui a pour effet d’en changer le résultat (Maximova au para 5 ; South Yukon au para 46).
[27]
En l’espèce, les deux appels logés par M. Lill soulèvent des questions mixtes de fait et de droit, et ne peuvent donc être révisées par la Cour qu’en présence d’une erreur manifeste et dominante, à moins qu’il n’y ait une question de droit ou un principe juridique isolable (Hinse c Canada (Procureur général), 2015 CSC 35 au para 180 ; Mahjoub aux para 73-74).
III.
Analyse
[28]
Après avoir examiné les deux ordonnances de la Protonotaire, lu les dossiers et examiné les observations écrites et orales des parties, je conclus que M. Lill n’a pas démontré qu’il y avait une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante de fait, ou mixte de fait et de droit, dans l’une ou l’autre des ordonnances.
A.
La Requête en communication de documents
[29]
Au niveau de sa Requête en communication de documents, M. Lill soumet que la Protonotaire a erré en donnant à la Règle 317 une portée trop restrictive et trop limitative, et en ignorant du même souffle les termes exprès de l’Ordonnance de la juge Gagné. Selon M. Lill, cette ordonnance est claire et sans ambiguïté : elle lui ordonne « de déposer sa requête en communication par le défendeur de documents additionnels »
. En optant pour ce libellé, souligne M. Lill, la juge Gagné n’a pas fait usage de la Règle 41 permettant de contraindre un témoin à comparaître ou à produire des documents dans une instance (Lavigne c Société canadienne des postes, 2009 CF 756 [Lavigne] au para 29) ni n’a ordonné le dépôt de documents comme elle aurait pu le faire dans le cadre d’une action (Jolivet c Canada (Justice), 2011 CF 806 [Jolivet] au para 25). Dans ces circonstances, M. Lill soumet qu’il lui était loisible d’utiliser le véhicule de la Règle 317 pour formuler sa Requête en communication de documents, et que la Protonotaire a erré en déclarant sa requête mal fondée.
[30]
M. Lill reconnaît qu’une partie qui demande des documents en vertu de la Règle 317 n’a généralement droit qu’à tout ce qui était, ou aurait dû être, à la disposition du décideur administratif au moment où la décision en cause a été rendue (Compagnie des chemins de fer Nationaux du Canada c Louis Dreyfus Commodities Ltd., 2016 CF 101 au para 26). Cependant, il ajoute que la jurisprudence établit néanmoins des exceptions à cette règle, et que d’autres documents peuvent être considérés par la Cour si ceux-ci visent à démontrer que le décideur a manqué à l’équité procédurale ou a outrepassé son champ de compétence.
[31]
Selon M. Lill, bien que sa Requête en outrage au tribunal soit un recours prévu à la Partie 12 des Règles intitulée « Exécution forcée des ordonnances »
, et non une demande de contrôle judiciaire proprement dite visée par la Partie 5 sur les « Demandes »
, sa demande de production de documents sous la Règle 317 appartient aux exceptions auxquelles la jurisprudence fait référence. Aux dires de M. Lill, les documents demandés dans sa Requête en communication de documents sont hautement pertinents dans la mesure où ils ont une incidence directe et majeure sur la décision que la Cour doit rendre sur sa Requête en outrage au tribunal. En effet, prétend M. Lill, l’obtention des courriels internes et notes de service du SCC mentionnant son nom ou celui de son SED entre le 13 mars et le 24 juillet 2019 aura une influence déterminante sur l’issue principale de sa Requête en outrage au tribunal, car ils viendront prouver les nombreux échanges postérieurs aux avertissements de M. Lill et démontrer que le SCC a consciemment et délibérément contrevenu au Jugement Martineau.
[32]
Je ne suis pas d’accord avec les prétentions de M. Lill. Je suis plutôt d’avis que, pour les raisons qui suivent, la Protonotaire n’a commis aucune erreur justifiant l’intervention de cette Cour en statuant que la Règle 317 ne s’applique tout simplement pas ici. En effet, il est clair que la Requête en communication de documents formulée par M. Lill ne s’insère aucunement dans le cadre d’une décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire, tel que le requiert la Règle 317.
(1)
La Règle 317
[33]
La Règle 317 se trouve dans la Partie 5 des Règles, laquelle s’applique aux « Demandes »
, et notamment aux demandes de contrôle judiciaire (Règle 300). La Règle 317 permet à toute partie, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, de « demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande, qu’elle n’a pas mais qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande, en signifiant à l’office une requête à cet effet puis en la déposant »
(soulignements ajoutés). Une telle requête doit préciser les documents ou les éléments matériels demandés. En plus de viser des documents ou éléments matériels qualifiés de pertinents, ceux-ci doivent avoir un lien avec « l’ordonnance »
de l’office fédéral faisant l’objet de la demande de contrôle judiciaire.
[34]
La Règle 317 exige donc qu’il y ait un jugement ou une décision d’un office fédéral. En fait, il ne peut y avoir de production de documents selon la Règle 317 « à moins qu’il n’existe une ordonnance du tribunal et que cette ordonnance soit contestée »
(Lavigne au para 26).
[35]
La demande faite en vertu de la Règle 317 est conçue pour obtenir des documents d’un décideur administratif dans les cas de contrôle judiciaire d’une de ses décisions. Elle permet la communication des documents qui étaient devant l’office fédéral ayant rendu une décision sujette au contrôle judiciaire, de façon à permettre à la Cour de se pencher et de trancher sur le mérite du contrôle judiciaire avec tous les éléments dont disposait le décideur administratif.
[36]
D’ailleurs, il est bien reconnu que la Règle 317 ne peut généralement permettre que la production des documents dont disposait le décideur au moment de la prise de décision (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20 ; Canada (Commission des droits de la personne) c Pathak, [1995] 2 CF 455 (CA), 94 FTR 80 à la page 460 ; Hiebert c Canada (Service Correctionnel), 1999 ACF no 1957, 182 FTR 18 (QL) au para 10). Comme l’a fait remarquer M. Lill avec justesse, il existe toutefois des exceptions reconnues à cette règle générale selon laquelle seuls les éléments de preuve dont disposait le décideur administratif sont admissibles devant la cour saisie du contrôle judiciaire (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 [Tsleil-Waututh] aux para 97-98). Parmi celles-ci figurent notamment les situations où un affidavit fournit des renseignements généraux pouvant aider la cour de révision à comprendre les questions que soulève le contrôle judiciaire, ou encore les cas où un affidavit s’avère nécessaire pour signaler à la cour saisie du contrôle judiciaire des manquements à l’équité procédurale sur lesquels le dossier devant le décideur administratif est muet. Toutefois, ces « éléments de preuve exceptionnels »
doivent toujours être reliés à une ordonnance ou une décision de l’office fédéral en cause (Tsleil-Waututh au para 100).
[37]
En revanche, la Règle 317 n’est pas pour autant un outil général de production de documents auquel un demandeur peut recourir sans réserve. Dans la décision Jolivet, citée par M. Lill, la Cour mentionne clairement que les Règles 317 et 318 ne sont pas « équivalentes à la communication de documents dans une action »
(Jolivet au para 25). La CAF a incidemment rappelé qu’une demande sous la Règle 317 ne sert pas les mêmes fins ou la même fonction que la communication de la preuve ou qu’un « documentary discovery »
dans une action (Lukacs v Swoop Inc., 2019 CAF 145 [Lukacs] au para 16 ; Tsleil-Waututh au para 115 ; Access Information Agency Inc. c Canada (Procureur général), 2007 CAF 224 au para 17). Ainsi, la Règle 317 ne peut servir à obtenir la communication de preuve lorsqu’une partie estime qu’il n’y a pas suffisamment de preuve pour appuyer une de ses allégations (Lukacs au para 19).
(2)
Les faits de l’espèce
[38]
En l’espèce, le recours qui sous-tend la Requête en communication de preuve de M. Lill est sa Requête pour outrage au tribunal. Il ne s’agit pas là d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la SCC. Dans le cas présent, la Requête en communication de documents de M. Lill est accessoire à sa requête invoquant que le PGC et le SCC auraient commis un outrage au tribunal en ne se conformant pas au Jugement Martineau rendu dans le cadre du contrôle judiciaire de deux décisions émises par le SCC en 2014 sur certains de ses griefs. Comme la Protonotaire l’a mentionné dans l’Ordonnance No 1, la Requête en communication de documents demande que le SCC « communique des documents qui sont en sa possession et qui sont supposément nécessaires [à M. Lill] pour établir la preuve de l’outrage »
. Il ne s’agit donc pas de documents qui sont pertinents à une demande de contrôle judiciaire sous-jacente.
[39]
D’ailleurs, s’il y avait une demande de contrôle judiciaire sous-jacente, il s’agirait des demandes ayant déjà fait l’objet d’une adjudication finale en octobre 2016 dans le Jugement Martineau. Comme l’a souligné à juste titre la Protonotaire, le mérite des demandes de contrôle judiciaire à la source du Jugement Martineau a déjà été déterminé, et il n’existe plus aucune décision ou ordonnance sujette à un contrôle judiciaire à laquelle pourrait s’appliquer la Règle 317. Puisqu’il n’y a pas de décision ou d’ordonnance rendue par un office fédéral sous-tendant la Requête de M. Lill en communication de documents, il n’y a donc aucune application possible de la Règle 317.
[40]
Je souligne par ailleurs, comme je l’ai noté à l’audience, que « l’ordonnance »
dont parle la Règle 317 est l’ordonnance ou la décision rendue par l’office fédéral ou le décideur administratif, et non une ordonnance ou un jugement émis par la suite par la Cour suite à une demande de contrôle judiciaire. Il est donc manifeste que, contrairement aux prétentions avancées par M. Lill, l’ordonnance visée par la Règle 317 ne peut assurément pas s’étendre au Jugement Martineau lui-même.
[41]
Finalement, même si je devais considérer que l’ordonnance de l’office fédéral à la source de la Requête en communication de documents pouvait englober les décisions de la SCC ayant débouché sur le Jugement Martineau, les documents demandés par M. Lill dans sa requête couvrent une période (i.e., du 13 mars au 24 juillet 2019) qui déborde largement le cadre temporel des griefs ayant donné lieu aux décisions du SCC en 2014.
[42]
Non seulement la décision de la Protonotaire concluant que le recours de M. Lill sous la Règle 317 n’est pas le bon véhicule procédural pour sa Requête en communication de documents ne comporte-t-elle pas d’erreur « manifeste et dominante »
, mais elle est tout à fait correcte en droit. La Protonotaire a en effet correctement affirmé que la Règle 317 « ne peut servir de mécanisme d’application générale pour permettre la communication de documents qui pourraient être utiles ou pertinents à la détermination de requêtes interlocutoires ou, comme en l’espèce, à l’obtention de modes d’exécution forcée des ordonnances »
. J’observe en terminant que, si l’Ordonnance de la juge Gagné n’a effectivement pas fait référence à la Règle 41 ou à un autre mécanisme procédural dans ses conclusions autorisant M. Lill à « déposer sa requête en communication par le défendeur de documents additionnels »
, elle ne l’a pas non plus invité à recourir à la Règle 317 pour ce faire.
(3)
Les recours possibles de M. Lill
[43]
Ceci étant, je dois reconnaître que l’Ordonnance de la juge Gagné autorisait expressément M. Lill à « déposer sa requête en communication par le défendeur de documents additionnels »
et que, comme le plaide M. Lill dans ses soumissions, cette ordonnance doit bien vouloir dire quelque chose.
[44]
Dans le cadre de l’appel dont je suis saisi, ce n’est pas mon rôle d’aviser M. Lill sur le mécanisme procédural qu’il aurait dû ou pu utiliser pour se conformer à ce que l’Ordonnance de la juge Gagné l’autorisait par ailleurs de faire. M. Lill a choisi d’opter pour une demande sous la Règle 317, et c’est la validité de ce recours que la Protonotaire (et la Cour) devait trancher. Chose certaine, pour les motifs exposés plus haut, une demande sous la Règle 317 n’était assurément pas le bon véhicule procédural dans les circonstances particulières des recours entrepris par M. Lill contre le PGC et le SCC, et ceci suffit pour rejeter son appel de la décision de la Protonotaire sur sa Requête en communication de documents. J’offre néanmoins les remarques suivantes.
[45]
Les Règles prévoient différentes façons d’obtenir des documents en possession d’un office fédéral, de la partie adverse ou de tiers, que ce soit dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire ou d’autres types de procédures logées devant la Cour.
[46]
Dans le cadre plus particulier des ordonnances pour outrage au tribunal aux termes des articles 466 et suivants des Règles, il n’existe pas de règles spécifiques offrant un mécanisme procédural pour formuler une requête en communication de documents dans un tel contexte. M. Lill n’a d’ailleurs pas pu référer la Cour à quelque précédent que ce soit reconnaissant la possibilité de présenter une requête en communication de documents dans le contexte d’une procédure d’outrage au tribunal. La Cour n’en a pas trouvé aucun non plus.
[47]
L’absence d’un mécanisme procédural spécifique permettant à une partie qui allègue un outrage au tribunal d’obtenir la communication de documents de la part de l’auteur allégué de l’outrage s’explique aisément par la nature criminelle et hautement exceptionnelle de ce recours. Dans l’arrêt Morasse c Nadeau-Dubois, 2016 CSC 44 [Morasse], la CSC a rappelé que le pouvoir de déclarer une personne coupable d’outrage au tribunal en est un d’exception (Morasse au para 19). Les cours ont toujours refusé de l’exercer de façon routinière pour faire respecter des ordonnances judiciaires. En somme, il s’agit d’un pouvoir qui ne doit être exercé qu’en dernier recours. De plus, en raison de son caractère criminel, « les formalités de la procédure pour outrage doivent être strictement respectées »
(Morasse au para 20). Une déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal ne doit être prononcée que lorsqu’il est véritablement nécessaire de le faire pour protéger l’administration de la justice.
[48]
Aux termes du paragraphe 467(3) des Règles, c’est la partie qui allègue l’outrage qui détient le fardeau d’établir l’existence d’une preuve prima facie du comportement reproché. Une fois que la Cour est d’avis que la partie demanderesse s’est acquittée de ce fardeau, le juge saisi de la requête peut alors rendre une ordonnance introductive contre le défendeur en application du paragraphe 467(1) des Règles. Cette ordonnance exige que le présumé coupable comparaisse alors devant un juge afin d’entendre la preuve de l’outrage. À cette audience, l’outrage allégué doit être prouvé hors de tout doute raisonnable, comme le prescrit expressément l’article 469 des Règles. Et, aux termes de l’article 472 des Règles, lorsqu’une personne est reconnue coupable d’outrage au tribunal, la Cour peut lui imposer une peine d’emprisonnement ou une amende qui peut être élevée. Considérant le caractère criminel de l’outrage au tribunal et la gravité des conséquences potentielles sur l’auteur allégué, il n’est pas étonnant qu’aucun mécanisme procédural particulier ne prévoit la possibilité d’ordonner à l’auteur allégué de communiquer de documents potentiellement incriminants pour lui et préjudiciables à ses droits. Je souligne au passage qu’aux termes du paragraphe 470(2) des Règles, « la personne à qui l’outrage au tribunal est reproché ne peut être contrainte à témoigner »
.
[49]
D’ailleurs, la CAF a reconnu qu’une procédure pour faire la preuve de l’outrage sera impropre lorsque cette procédure a pour effet d’empiéter sur le droit de l’auteur allégué de l’outrage de garder le silence et de laisser à la partie qui formule une requête en outrage le fardeau d’en faire la preuve (Apple Computer, Inc c Mackintosh Computers Ltd (1988), 22 FTR 320, 20 CPR (3d) 221 au para 13.
[50]
Cela dit, de façon plus générale, différents mécanismes procéduraux existent dans les Règles pour permettre à une partie d’avoir communication de documents dans le cadre d’actions ou de demandes devant la Cour impliquant un décideur administratif.
[51]
Ces procédures varient selon qu’il s’agit de documents qui sont en la possession d’une partie (qui peut être interrogée sans la nécessité d’une autorisation judiciaire) ou d’un tiers. Dans le premier cas de figure, la communication peut être obtenue, soit au moyen d’un engagement pris en ce sens par le témoin lors d’un interrogatoire préalable, soit en vertu d’une assignation pour communication de documents. Dans le second cas, lorsque les documents se trouvent en la possession d’un tiers, la communication peut être obtenue par une assignation pour communication de documents autorisée par la Cour.
[52]
Dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire sous la Partie 5 des Règles, hormis le recours pour obtenir des documents de l’office fédéral sous la Règle 317, aucune disposition des Règles ne prévoit la délivrance d’une « ordonnance de production »
visant des éléments de preuve exceptionnels autres que ceux qui sont en possession de l’office fédéral au sens de la Règle 317. Toutefois, une partie peut recueillir des « éléments de preuve exceptionnels »
au moyen du contre-interrogatoire d’un témoin ou d’une assignation à produire des documents ou autres éléments matériels en vertu d’une requête présentée en application de l’article 41 des Règles, ou encore lorsqu’une demande est instruite comme s’il s’agissait d’une action en application des paragraphes 18.4(2) et 28(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (Tseil-Waututh au para 148). Dans les circonstances qui le justifient, la Cour peut aussi exiger la prise d’engagements de la part d’un témoin pour obliger la production d’éléments de preuve exceptionnels. En effet, le pouvoir d’assignation conféré par l’article 41 des Règles s’applique à une « instance »
, et suivant l’article 300 des Règles, une demande de contrôle judiciaire constitue une telle « instance »
.
[53]
Dans le cadre d’actions sous la Partie 4 des Règles, outre ce recours sous la Règle 41, les Règles 222 à 233 portant sur la communication de documents prévoient aussi que chaque partie est tenue de produire un affidavit des documents pertinents au litige. La Cour peut ordonner la communication de documents pertinents (Abdelrazik c Canada, 2015 CF 548 au para 26), la pertinence étant le critère permettant de déterminer les documents exigibles par une partie (Khadr c Canada, 2010 CF 564 aux para 9-11). De la même manière, les Règles 234 à 248 portant sur les interrogatoires au préalable peuvent mener à des ordonnances de communication de documents suite à un interrogatoire.
[54]
Enfin, je mentionne que l’article 4 des Règles, communément appelé la « règle des lacunes »
, permet à une partie de présenter une requête innommée lorsque les Règles ne prévoient pas expressément le recours souhaité, en demandant à la Cour de combler le silence des Règles ou des lois fédérales et de déterminer la procédure qui pourrait être applicable par analogie ou par renvoi à la pratique d’une cour supérieure d’une province. Cet article s’applique toutefois en dernier recours et son usage ne peut équivaloir à un amendement indirect des Règles (R v CAE Industries Ltd, [1977] 2 SCR 566). À cet effet, la CAF a interprété cet article de manière restrictive, en précisant qu’il n’est pas loisible à la Cour de créer des droits en vertu de cet article (Ignace c Canada (Procureur général), 2019 CAF 239 aux para 22-24 ; Exeter c Canada (Procureur Général), 2016 CAF 234 aux para 9-14).
[55]
Je n’ai pas à déterminer si, dans le cas présent, M. Lill aurait pu se prévaloir avec succès de l’un ou l’autre de ces mécanismes procéduraux pour encadrer la requête en communication de documents que l’Ordonnance de la juge Gagné l’autorisait à déposer. Mais chose certaine, la Protonotaire n’a commis aucune erreur de droit, ni aucune erreur manifeste et dominante de fait, ou mixte de fait et de droit, lorsqu’elle a déterminé que la Requête en communication de documents de M. Lill logée en vertu de la Règle 317 était mal fondée et devait être rejetée.
B.
La Requête en outrage au tribunal
[56]
Eu égard à sa Requête en outrage au tribunal, M. Lill demande à la Cour de casser l’Ordonnance No 2 de la Protonotaire et de lui permettre de présenter son dossier de réplique dont le dépôt avait été accepté tant par le juge Lafrenière que par la juge Gagné dans leurs ordonnances respectives.
[57]
M. Lill allègue d’abord que la Protonotaire n’avait pas compétence pour se saisir de sa Requête en outrage au tribunal, puisque sa requête était en fait rendue à la seconde étape du processus d’outrage prévu aux Règles. M. Lill soumet que sa requête porte le titre « Requête du demandeur pour qu’une ordonnance spéciale de comparaître à une accusation d’outrage au Tribunal soit rendue en vertu du paragraphe 467(2) des Règles »
et qu’en ordonnant le dépôt de sa requête selon cette règle dans son ordonnance d’août 2019, le juge Lafrenière aurait implicitement reconnu que le premier volet de la procédure d’outrage était déjà satisfait. En effet, plaide M. Lill, le juge Lafrenière a ordonné au PGC d’être prêt à produire une défense conformément à la Règle 467(1)c), ce qui impliquerait que l’exigence de la citation à comparaître était déjà rencontrée. Or, la Règle 50(1)d) prévoit qu’un protonotaire ne peut rendre d’ordonnance dans le cadre d’une requête pour obtenir une condamnation pour outrage au tribunal à la suite d’une citation pour comparaître ordonnée en vertu de la Règle 467(1)a).
[58]
Dans un deuxième temps, M. Lill soutient également que la Protonotaire a erré en rendant l’Ordonnance No 2 sur la seule base de son dossier de requête. Ce faisant, dit M. Lill, la Protonotaire a mal exercé son pouvoir discrétionnaire et ignoré l’Ordonnance du juge Lafrenière, qui prévoyait le dépôt d’un dossier de réponse par le PGC et d’une réplique de M. Lill, dans le but que, « grâce aux prétentions écrites des parties »
, la Cour soit en mesure de statuer de manière équitable sur la Requête en outrage au tribunal sans tenir d’audience. Selon M. Lill, en agissant comme elle l’a fait, la Protonotaire a enfreint la règle audi alteram partem et son droit à une véritable audition, en le privant de son droit de pouvoir répondre à tous les éléments qui influeront sur la décision de la Cour.
[59]
Enfin, M. Lill soumet que la Protonotaire a erré dans son interprétation du Jugement Martineau et a adopté une interprétation trop restrictive des concepts de « jugement »
et de « directive »
. S’appuyant sur la décision Mikail c Canada (Procureur Général), 2011 CF 674, M. Lill fait valoir que les cours ont tendance à étendre la portée du contrôle judiciaire de manière à englober des questions plus larges plutôt qu’à appliquer une conception restrictive des mots « décision »
ou « ordonnance »
. Il maintient que la Règle 2 prévoit que sont assimilées à une ordonnance « une décision ou autre mesure prise par un office fédéral »
, et que ces termes peuvent facilement être associés aux directives énoncées dans le Jugement Martineau et auxquelles, selon lui, le PGC et le SCC ont omis de se conformer. Aux dires de M. Lill, les directives font partie de la décision rendue par le juge Martineau, et ne peuvent être traitées comme de simples recommandations. M. Lill plaide qu’en concluant que « le jugement ne peut avoir l’effet d’entériner et de rendre exécutoire, comme s’il s’agissait d’un jugement de la Cour fédérale, la décision sur le grief rendue conformément au jugement »
, la Protonotaire a interprété trop restrictivement le mot jugement.
[60]
Les arguments avancés par M. Lill ne me convainquent pas. Que ce soit sur la question de la compétence, sur l’équité procédurale ou sur la portée du Jugement Martineau, je suis d’avis que la Protonotaire n’a commis aucune erreur nécessitant l’intervention de cette Cour. Le SCC s’est entièrement conformé au Jugement Martineau, tel qu’admis par M. Lill lui-même, et ceci suffit à rendre la Requête en outrage au tribunal de M. Lill « mal fondée »
à sa face même, comme l’a conclu la Protonotaire. La Protonotaire n’a pas non plus erré en fait ou en droit lorsqu’elle a conclu que M. Lill n’avait pas rempli son fardeau de prouver prima facie que qui que ce soit aurait désobéi à une ordonnance ou à un jugement de la Cour.
[61]
Encore une fois, M. Lill n’a pas démontré qu’il y avait eu erreur de droit ou erreur manifeste et dominante dans le rejet de sa Requête en outrage au tribunal par la Protonotaire
(1)
La compétence de la Protonotaire
[62]
Il ne fait pas de doute que l’alinéa 50(1)d) des Règles exclut des pouvoirs octroyés aux protonotaires celui de pouvoir trancher une requête pour obtenir une condamnation pour outrage au tribunal une fois que la citation pour comparaître a été ordonnée en vertu de l’alinéa 467(1)a) des Règles.
[63]
Toutefois, il est bien établi que les dispositions en matière d’ordonnances pour outrage, qui se retrouvent aux articles 466 à 472 des Règles, établissent une procédure à deux étapes. La première étape est l’ordonnance de comparaître aux termes de la Règle 467(3). À cette première étape, la Cour peut rendre une ordonnance enjoignant l’auteur allégué de l’outrage de comparaître devant la Cour afin d’entendre la preuve de l’acte qui lui est reproché et de se préparer à y répondre, si la Cour est satisfaite que la partie qui allègue l’outrage établit un commencement de preuve (i.e., une preuve prima facie) de l’outrage reproché (Telus Mobilité c Syndicat des travailleurs des télécommunications, 2002 CFPI 656 [Telus] au para 9). Le fardeau qui incombe au requérant à la première étape est la norme du commencement de preuve et cette norme n’est pas élevée (Telus au para 45). Tel que le prévoit la Règle 467(2), une partie peut présenter sa requête pour obtenir une telle ordonnance de comparaître ex parte, et c’est ce que M. Lill a d’ailleurs fait.
[64]
Tant les protonotaires que les juges ont compétence pour émettre une ordonnance de comparaître à la première étape de la procédure d’outrage, et M. Lill ne le conteste pas.
[65]
La seconde étape est celle de l’audience pour outrage au tribunal comme tel, aux termes de la Règle 467(1)a). Il s’agit d’une procédure analogue à un procès pour une infraction criminelle, où la preuve de l’outrage reproché doit être établie hors de tout doute raisonnable et où seuls les juges ont compétence. Je m’arrête un moment pour souligner que le seul cas où ce processus en deux temps peut être fondu en une seule et unique étape est celui où un outrage au tribunal est commis en présence d’un juge, comme le prévoit la Règle 468.
[66]
Une lecture sommaire de l’Ordonnance du juge Lafrenière suffit pour conclure que l’Ordonnance No 2 de la Protonotaire s’inscrit bel et bien à la première étape du processus d’outrage puisqu’à cette date, aucune citation pour comparaître n’avait été émise préalablement sur la Requête en outrage au tribunal de M. Lill. Dans son ordonnance, le juge Lafrenière constate expressément que M. Lill souhaite obtenir une ordonnance enjoignant le PGC de « comparaître à une heure et à un lieu non précisé pour entendre la preuve des faits qui lui sont reprochés et pour faire valoir les moyens de défense qu’il peut avoir pour éviter une condamnation pour outrage »
. Le juge Lafrenière enchaîne en observant que le « nouveau dossier de requête [de M. Lill] à la première étape de la procédure pour outrage n’a pas été déposé car le greffe devait valider son dépôt auprès de la Cour »
(soulignements ajoutés).
[67]
Plus loin dans sa décision, suite à la demande du PGC de soumettre des observations écrites en réponse à la requête de M. Lill, le juge Lafrenière autorise le PGC à « présenter des observations selon lesquelles le dossier n’établit pas une preuve prima facie de l’outrage qui lui est reproché »
. Finalement, dans sa conclusion, le juge ordonne que le dossier de requête de M. Lill est accepté pour dépôt. Toutes ces références démontrent expressément que la Requête en outrage au tribunal de M. Lill se situe bel et bien à l’étape prévue à la Règle 467(3) où la Cour doit se convaincre qu’il existe une preuve prima facie de l’outrage reproché. À cette étape, la Cour doit déterminer s’il y a lieu de rendre une ordonnance enjoignant au PGC et au SCC de comparaître à une date, heure et lieu précis devant un juge et d’être prêt à présenter une défense contre l’acte reproché.
[68]
Contrairement aux prétentions de M. Lill, je ne vois rien dans l’Ordonnance du juge Lafrenière qui puisse permettre de conclure que l’on se situerait à la deuxième étape de la procédure d’outrage au tribunal et que l’exigence de la première étape se serait somme toute évaporée. Le fait que le juge Lafrenière ait autorisé le PGC à présenter des observations écrites sur l’existence d’une preuve prima facie de l’outrage reproché ne fait pas pour autant basculer la procédure d’outrage à la seconde étape ; ceci a simplement pour effet de faire en sorte que cette première étape ne procède pas ex parte, comme l’aurait souhaité M. Lill dans le libellé de sa Requête en outrage au tribunal. Le juge Lafrenière avait la discrétion de permettre au PGC de présenter des observations écrites en réponse, pour que la Cour dispose de tous les éléments lui permettant de déterminer si l’exigence d’une preuve prima facie de l’outrage reproché est satisfaite. Tout comme, incidemment, il avait aussi la discrétion de refuser la demande parallèle faite par le PGC de tenir une audience sur l’instruction de la requête de M. Lill à la première étape. Dans l’exercice de sa discrétion, le juge Lafrenière a déterminé qu’armée à la fois du dossier de requête de M. Lill et du dossier de réponse du PGC, la Cour pourrait trancher la Requête en outrage au tribunal sur la base des seules soumissions écrites.
[69]
Dans ces circonstances, et puisque la Requête en outrage au tribunal de M. Lill visait précisément l’obtention d’une ordonnance de comparaître à une éventuelle audience pour outrage, il ne fait aucun doute que la Protonotaire avait toute la compétence pour considérer et entendre la requête.
(2)
Le droit d’être entendu
[70]
Dans un deuxième temps, M. Lill soumet que la Protonotaire aurait enfreint les règles de l’équité procédurale en n’attendant pas qu’il dépose sa réplique avant de statuer sur sa Requête pour outrage au tribunal.
[71]
Je ne suis pas d’accord. Dans l’Ordonnance No 2, la Protonotaire affirme expressément qu’elle n’a pas considéré le dossier de réponse du PGC, étant convaincue que la requête de M. Lill est, à sa face même, mal fondée et qu’elle doit être rejetée sans même qu’elle ait à tenir compte de la réponse du PGC. N’ayant pas considéré les représentations écrites du PGC en réponse, il n’était donc pas nécessaire pour la Protonotaire d’attendre que soient déposées des représentations en réplique par M. Lill puisque son droit à une réplique devenait sans objet dans la mesure où seulement ses allégations initiales ont été prises en compte dans la décision de la Protonotaire.
[72]
L’obligation d’agir équitablement ne concerne pas le bien-fondé ou le contenu d’une décision rendue, mais se rapporte plutôt au processus suivi. Cette obligation comporte deux volets : le droit d’être entendu et le droit à une audition juste et impartiale devant un tribunal indépendant (Re Therrien, 2001 CSC 35 au para 82). Le droit pour toute partie de faire valoir ses arguments et de produire la preuve admissible pour appuyer sa position constitue un pilier de l’équité procédurale avec lequel, bien qu’il ne soit pas illimité, les cours n’interviennent pas à la légère (Porto Seguro Companhia De Seguros Gerais c Belcan SA, [1997] 3 RCS 1278 au para 29). Le droit d’être entendu signifie que les parties touchées par une décision doivent avoir le droit de se faire entendre et la possibilité d’être informées de la preuve à réfuter et de pouvoir y répondre.
[73]
Or, il est bien établi qu’un droit de réplique n’existe que s’il y a une défense ou une réponse à laquelle répliquer. Le droit de réplique de M. Lill aurait été pertinent et sa reconnaissance aurait été nécessaire pour respecter le droit d’être entendu si la Protonotaire avait effectivement considéré le dossier de réponse du PGC sur la Requête en outrage au tribunal, ou encore si la demande de communication de documents avait mis entre les mains de M. Lill un quelconque document additionnel qui aurait étayé ses arguments. Ce n’est pas le cas et, dans les circonstances, c’est à bon droit, et sans faire entorse aux règles de l’équité procédurale, que la Protonotaire a rejeté la Requête en outrage au tribunal de M. Lill sans lui laisser la possibilité de présenter un dossier de réplique.
[74]
Encore une fois, je ne décèle dans l’Ordonnance No 2 de la Protonotaire aucune erreur de droit ni aucune erreur manifeste et dominante qui pourrait requérir l’intervention de la Cour.
(3)
La portée du Jugement Martineau
[75]
M. Lill soumet enfin que la Protonotaire a erré dans sa lecture du Jugement Martineau et aurait adopté une interprétation trop restrictive des concepts de « jugement »
et de « directive »
. Je ne partage pas l’avis de M. Lill sur le contenu du Jugement Martineau et sur la mise en œuvre qu’en a fait le SCC.
[76]
Une conclusion d’outrage au tribunal est toujours une affaire très sérieuse, car elle sanctionne la transgression d’une ordonnance judiciaire. L’outrage civil est de nature criminelle ou quasi criminelle, reflétant le fait que « [l]a sanction de l’outrage au tribunal, même lorsqu’elle sert à assurer l’exécution d’une ordonnance purement privée, comporte toujours un élément de “droit public”, en quelque sorte, car elle met toujours en jeu le respect du rôle et de l’autorité des tribunaux, un des fondements de l’État de droit, et la bonne marche de l’administration de la justice »
(Vidéotron Ltée c Industries Microlec Produits Électroniques Inc, [1992] 2 RCS 1065 [Vidéotron] à la page 1075). Lorsqu’une personne est reconnue coupable d’outrage au tribunal, la Cour peut lui imposer une peine d’emprisonnement ou une amende sévère, et elle doit donc exercer ces pouvoirs extraordinaires avec grand soin. Aussi, une requête en outrage au tribunal est un remède d’exception dont les conditions sont d’application restreinte.
[77]
L’outrage civil comporte trois éléments qui doivent être établis hors de tout doute raisonnable. Le premier élément veut que l’ordonnance dont on allègue la violation énonce clairement et sans équivoque ce qui doit et ne doit pas être fait. Le deuxième élément veut que la partie à qui on reproche la violation ait été réellement au courant de l’existence de l’ordonnance. Cette connaissance peut lui être imputée en se fondant sur le principe de l’aveuglement volontaire. Finalement, selon le troisième élément, la personne qui aurait commis la violation doit avoir intentionnellement commis un acte interdit par l’ordonnance ou intentionnellement omis de commettre un acte comme elle l’exige (Carey c Laiken, 2015 CSC 17 [Carey] aux para 32-35).
[78]
Dans Carey, la CSC souligne que l’exigence de clarté a pour objet de garantir qu’une personne ne sera pas reconnue coupable d’outrage lorsqu’une ordonnance n’est pas claire. Une ordonnance n’est pas claire si, entre autres, elle est formulée en des termes trop larges (Carey au para 33). Dans les cas de manquement à une ordonnance, lorsqu’il subsiste un doute quant à la portée juridique de l’ordonnance qui aurait été violée, ce doute doit bénéficier à l’intimé (Vidéotron à la page 1077).
[79]
Afin de se conformer aux Règles quant à la preuve prima facie et de convaincre la Cour qu’il y a lieu de procéder avec sa Requête en outrage au tribunal, M. Lill devait justifier d’une apparence de droit suffisante en « démontrant que la personne qu’[il] accuse d’outrage au tribunal s’est rendue coupable d’une désobéissance délibérée et obstinée » (Chaudhry c Canada, 2008 CAF 173 au para 6)
. Un élément essentiel de l’outrage allégué est donc la preuve de la violation d’une ordonnance. Or, en l’espèce, les faits indiquent plutôt que le SCC s’est en tous points conformé au Jugement Martineau et a pris toutes les mesures raisonnables pour en suivre les directives.
[80]
D’ailleurs, comme le dit la Protonotaire dans son ordonnance, M. Lill admet lui-même que le SCC « a entièrement accepté les griefs tel qu’ordonné par la Cour fédérale »
dans le Jugement Martineau. M. Lill rétorque toutefois que le PGC et le SCC ont subséquemment contrevenu au jugement parce que les Évaluations produites par le SCC en avril 2019 en vue de l’audience devant la Commission sur ses demandes de PSAE faisaient directement référence à l’incident du 21 octobre 2011, à son placement en isolement et à son transfèrement dans un établissement à sécurité maximale.
[81]
Revenons d’abord au Jugement Martineau et à ce qu’il prescrit. Le Jugement Martineau renvoie les griefs de M. Lill au SCC redétermination avec des directives précises. Il ordonne aux autorités carcérales d’accueillir les griefs aux fins d’appliquer une série de mesures correctives, à savoir de ne pas utiliser et de ne pas prendre en considération dans tout processus décisionnel futur l’information relative à l’incident du 21 octobre 2011 et le maintien de M. Lill en isolement involontaire. De plus, il ordonne également aux autorités carcérales de ne plus prendre en considération dans leurs processus décisionnels futurs la réévaluation de la cote de sécurité de M. Lill en date du 7 novembre 2011 et son transfèrement non sollicité du 24 novembre 2011 à un établissement à sécurité maximale. En ce qui concerne les personnes et entités liées par le jugement, il faut souligner qu’il s’agit uniquement du SCC, et non de la Commission.
[82]
En ce qui concerne les événements couverts par le jugement, ils se limitent aux événements survenus en octobre et novembre 2011, à savoir l’incidence déclencheur du 21 octobre 2011, l’isolement involontaire de M. Lill, la réévaluation de sa cote de sécurité, et son transfèrement du 24 novembre 2011. En aucun temps le Jugement Martineau ne traite-t-il des événements qui ont pu survenir après le transfèrement de M. Lill à la fin novembre 2011. Enfin, du côté des actions proscrites, le Jugement Martineau interdit au SCC, dans ses processus décisionnels, de tenir compte des événements d’octobre et novembre 2011. Le jugement n’ordonne toutefois pas au SCC de radier certaines informations du dossier carcéral de M. Lill et il n’empêche pas le SCC de transmettre à la Commission l’information pertinente dont il dispose, selon l’obligation légale qui lui en est faite dans la Loi.
[83]
Je m’arrête un moment sur la distinction entre jugement et directives, que M. Lill reproche à la Protonotaire d’avoir interprétée de façon trop restrictive. Selon la CAF, les directives de la Cour feront partie du jugement de la Cour, lorsqu’elles sont exprimées directement et explicitement dans le dispositif d’un jugement dans le cadre d’un contrôle judiciaire : « seules les [directives] qui seront explicitement mentionnées dans le dispositif d’un jugement lieront le décideur subséquent »
(Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48 [Yansane] au para 19; voir aussi Ouellet c Canada (Procureur général), 2018 CAF 25 au para 7). À l’inverse, lorsque les directives sont simplement exprimées dans les motifs d’une décision, elles « devront être considérées comme de simples obiters et le décideur sera bien avisé de les considérer, mais ne sera pas tenu de les suivre »
(Yansane au para 19).
[84]
Ainsi, le décideur administratif à qui est retourné un dossier doit toujours se conformer aux motifs et aux conclusions du jugement accueillant le contrôle judiciaire, de même qu’aux directives ou instructions explicitement formulées par la Cour dans le dispositif de son jugement (Yansane au para 31). La CAF a récemment réaffirmé ce principe dans l’affaire Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 169 au para 82, en précisant que les directives doivent être intégrées dans le jugement pour avoir le même poids que celui-ci. J’estime donc acquis que, dans le cas du Jugement Martineau, les directives exprimées par le juge Martineau font partie intégrante de son jugement puisqu’elles figurent effectivement à son dispositif.
[85]
Cependant, révèle encore la preuve au dossier, le SCC a effectivement suivi le Jugement Martineau à la lettre et s’est conformé à toute la palette de son dispositif (tant l’obligation de déterminer à nouveau les griefs en cause que celle de suivre et de mettre en place les directives émises par le juge). Ainsi, tel que l’avait ordonné le Jugement Martineau, en opérant la redétermination des griefs ordonnée par le Jugement Martineau, le SCC a accueilli les griefs et inscrit au dossier de M. Lill que l’information relative à l’incident d’octobre 2011, à son maintien en isolement involontaire, à la réévaluation de sa cote de sécurité et à son transfèrement non sollicité à un établissement à sécurité maximale ne peut être utilisée dans tout processus décisionnel futur. De plus, dans une décision rendue le 21 novembre 2016, le SCC a précisé qu’à « titre de mesure corrective, le directeur de l’établissement de Cowansville devra s’assurer qu’une Note de service soit complétée, afin de reflété [sic] que toute information relative à l’incident du 2011-10-21 (survenue [sic] à l’établissement de La Macaza), et aux décisions subséquentes relatives à votre isolement préventif, à la réévaluation à la hausse de votre cote de sécurité et transfèrement non sollicité vers l’établissement de Port-Cartier, ne soient plus considérées [sic] dans tout processus décisionnels futurs [sic] »
. Une note au dossier reprenant ce même langage a été rédigée en décembre 2016 et portée au dossier de M. Lill, avec une copie du Jugement Martineau.
[86]
Ainsi, le Jugement Martineau imposait un devoir de déterminer à nouveau les griefs de M. Lill de 2014, et de le faire en respectant les directives quant aux événements de l’automne 2011. C’est précisément ce que le SCC a fait. Dans la mesure où le Jugement Martineau peut être interprété comme imposant une obligation, cette obligation portait sur le devoir de redétermination des griefs et le respect des directives dans le cadre de cette redétermination. Or, comme M. Lill l’admet lui-même, le SCC s’est conformé à ces obligations, les griefs ayant été redéterminés selon les directives données. M. Lill ne peut donc prétendre que le PGC ou le SCC aient désobéi à une quelconque ordonnance.
[87]
Ce que M. Lill reproche au SCC d’avoir fait au printemps 2019, c’est de ne pas avoir agi conformément aux résultats des griefs tel que le SCC les avait redéterminés à la lumière des directives de la Cour dans le Jugement Martineau. M. Lill a peut-être effectivement des arguments pour faire valoir qu’en acheminant les Évaluations à la Commission, la SCC n’aurait alors pas respecté ce que la nouvelle décision sur les griefs lui interdisait maintenant de faire. Mais, ceci ne constitue pas un défaut de se conformer au Jugement Martineau comme tel, car ce serait donner à son dispositif une portée qu’il n’a pas. C’est en ce sens que la Protonotaire a observé, correctement, que le jugement ne pouvait avoir l’effet d’entériner et de rendre exécutoire, comme s’il s’agissait d’un jugement de la Cour, la décision sur les griefs rendue par la SCC suite au Jugement Martineau.
[88]
Pour que ce comportement du SCC au printemps 2019 puisse donner ouverture à une procédure d’outrage, il aurait fallu que le Jugement Martineau comporte une ordonnance claire à cet égard. Ce n’est pas le cas. Je suis donc d’avis que la Protonotaire a correctement conclu que la Requête en outrage au tribunal de M. Lill était manifestement mal fondée, en ce qu’elle assimile à tort le défaut de se conformer aux résultats de la décision du SCC sur la redétermination des griefs de M. Lill résultant du Jugement Martineau au défaut de se conformer au Jugement Martineau lui-même.
[89]
Si M. Lill considère que le SCC n’a pas respecté la mise en œuvre des directives du Jugement Martineau suite à la redétermination de ses griefs, et que le SCC a ignoré les prescriptions de la nouvelle décision sur ses griefs de 2014, il n’était pas pour autant sans recours. Il aurait pu loger de nouveaux griefs, aux termes du processus de plaintes et de griefs dont il s’était déjà prévalu, pour contester le comportement et les actions du SCC. Et s’il était mécontent du traitement de ces éventuels griefs par le SCC, il aurait pu au besoin demander le contrôle judiciaire de la décision du SCC devant cette Cour, une fois épuisés ses recours internes. Mais son recours n’était assurément pas une requête en outrage au tribunal à l’égard du Jugement Martineau.
IV.
Conclusion
[90]
Pour les motifs exposés ci‑dessus, les appels de M. Lill sont rejetés. La Protonotaire n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en rejetant la Requête en communication de preuve et la Requête en outrage au tribunal de M. Lill. Si M. Lill était d’avis que, dans les actions et décisions qu’il a prises en 2019 dans le cadre de sa demande de PSAE, le SCC n’a pas correctement mis en œuvre les directives du Jugement Martineau qui avaient été incorporées dans la nouvelle détermination de ses griefs de 2014, il avait à sa disposition la procédure de griefs pour lui permettre de contester les actions et décisions prises à son égard par le SCC.
[91]
Après considération de toutes les circonstances de cette affaire et des facteurs exposés à la Règle 400(3), et dans l’exercice de ma discrétion, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu de condamner M. Lill à payer des dépens.
JUGEMENT dans les dossiers T‑2563-14 et T-204-15
LA COUR STATUE QUE :
Les requêtes du demandeur en appel des deux ordonnances de la Protonotaire Tabib datée du 25 novembre 2019 dans les dossiers T-2563-14 et T-204-15 sont rejetées. Une copie du présent jugement et de ses motifs sera déposée dans chacun des dossiers.
Aucuns dépens ne sont accordés.
« Denis Gascon »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑2563-14 et T-204-15
|
INTITULÉ :
|
CHRISTOPHER LILL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
MONTRÉAL (Québec)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 14 JANVIER 2020
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE GASCON
|
DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
|
Le 24 AVRIL 2020
|
COMPARUTIONS :
Cynthia Chénier
Emmanuelle Arcand
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Marjolaine Breton |
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Cynthia Chénier |
POUR LE DEMANDEUR
|
Marjolaine Breton
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
|
POUR LE DÉFENDEur
|