Dossier : IMM-3049-19
Référence : 2020 CF 541
Ottawa (Ontario), le 23 avril 2020
En présence de la juge en chef adjointe Gagné
ENTRE :
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MARTINE ESTIMABLE
MIKAEL ESTIMABLE DAVILMAR
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Demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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Défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Survol
[1]
Mme Martine Estimable demande, pour elle et pour son fils mineur, le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la Protection des Réfugiés (SPR) leur refusant le statut de réfugiés, au motif qu’ils n’ont pas valablement établi leur identité. En arrivant au Canada, la demanderesse a admis que l’acte de naissance haïtien de son fils est un faux et qu’étant né au Brésil, il est plutôt un citoyen de ce pays. La SPR a conclu que les autres documents produits pour faire preuve de l’identité des demandeurs n’étaient pas davantage crédibles.
II.
Faits
[2]
Dans son fondement de la demande d’asile, la demanderesse allègue être une citoyenne haïtienne qui a quitté son pays pour le Brésil pour fuir l’extorsion dont elle était victime en tant que commerçante. Elle a vécu au Brésil comme résidente permanente de ce pays de 2011 à 2016, où son fils est né en 2013.
[3]
Elle a été victime d’un incendie criminel de sa maison au Brésil et a quitté pour les États-Unis avec son fils à la fin 2016. Devant l’attitude du président américain à l’égard des immigrants et demandeurs d’asile, ils sont entrés au Canada en août 2017 et y ont demandé l’asile.
[4]
En arrivant au Canada, la demanderesse a admis aux autorités que l’acte de naissance haïtien de son fils est un faux et qu’il est plutôt un citoyen Brésilien.
[5]
Le Ministre défendeur est intervenu devant la SPR pour faire valoir que les documents produits pour faire preuve de l’identité de la demanderesse sont également problématiques et que les demandeurs n’ont pas valablement établi leur identité. Subsidiairement, le Ministre fait valoir que les demandeurs sont exclus de la protection du Canada en application de l’article 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, UN AG 28, juillet 1951, et de l’article 98 de la Loi sur l’Immigration et la Protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).
III.
Décision contestée
[6]
Dans une décision rendue séance tenante, la SPR conclut que les demandeurs n’ont pas établi leur identité selon la prépondérance de la preuve.
[7]
La SPR se fonde sur l’admission faite par la demanderesse au point d’entrée pour conclure qu’il y a absence totale de preuve d’identité pour le demandeur mineur.
[8]
Quant à la demanderesse, la SPR tient compte de son témoignage à l’effet qu’en quittant le Brésil, elle aurait remis toutes ses pièces d’identité à une connaissance dans le but qu’il les ramène en Haïti; il les aurait plutôt perdues. La demanderesse a agi de la sorte pour éviter qu’en arrivant au Panama, on ne les retourne en Haïti. Ce n’est que lorsqu’elle était aux États-Unis en 2016 que la demanderesse a demandé à son frère, toujours en Haïti, de lui obtenir de nouvelles pièces d’identité. Elle lui aurait transmis une photo d’elle et pour le reste, elle ignore les démarches qu’il aurait prises pour lui obtenir un acte de naissance et une carte d’identité nationale.
[9]
Or, la SPR conclut que l’acte de naissance haïtien de la demanderesse, qui porte le même numéro de série et est en tous points semblable au faux acte de naissance de son fils, est probablement également un faux. En ce qui concerne la carte d’identification nationale, la SPR fait remarquer qu’elle porte une date d’émission en 2010 alors que la demanderesse ne l’aurait obtenue qu’en 2016. La demanderesse explique que c’est peut-être simplement parce qu’il s’agit de la réémission d’une pièce perdue, explication qui ne satisfait toutefois pas la SPR.
[10]
La SPR reproche également à la demanderesse de n’avoir fait aucune démarche sérieuse pour obtenir de meilleures preuves de son identité et de celle de son fils, alors même qu’elle a reçu la demande d’intervention du Ministre et savait que la preuve de son identité allait être l’un des éléments clés de son audience devant la SPR. Les demandeurs étaient représentés par leur ancien avocat au moment de présenter leur demande d’asile, et par leur avocate actuelle qui s’y est substituée plus de dix mois avant l’audition. Même s’il y avait eu négligence de la part du premier procureur, l’avocate présentement au dossier a eu suffisamment de temps pour conseiller adéquatement ses clients.
[11]
La demanderesse était accompagnée d’une amie lors de l’audience. Elle n’avait pas l’intention de la faire témoigner, mais son amie a accepté de répondre aux questions de la SPR. Elle a connu la demanderesse à son arrivée au Canada mais dit avoir entendu parler d’elle vers l’âge de neuf ans alors qu’elle était en Haïti. Puisque son témoignage est demeuré vague et confus à cet égard, la SPR n’y a accordé que peu de poids.
[12]
Finalement, la SPR a refusé, sensiblement pour les mêmes motifs, la demande présentée par l’avocate des demandeurs, en toute fin d’audience, de leur accorder un délai pour obtenir de la part des membres de leur famille se trouvant au Canada, des affidavits attestant de leur identité.
IV.
Questions en litige et norme de contrôle
[13]
Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :
La SPR a-t-elle erré en concluant que les demandeurs n’avaient pas prouvé leur identité de façon satisfaisante?
Le refus de la SPR d’accorder un ajournement de l’audience constitue-t-il une violation des principes de justice naturelle et d’équité procédurale?
[14]
La norme de contrôle applicable aux conclusions de la SPR concernant l’identité des demandeurs est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paras 16-17, 23). Quant à la question d’équité procédurale, puisque la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Vavilov n’en traite pas spécifiquement, la jurisprudence antérieure tient toujours. En conséquence, si la Cour conclut qu’il y a eu violation, la décision doit être mise à l’écart et le dossier retourné à la SPR pour une nouvelle détermination.
V.
Analyse
A.
La SPR a-t-elle erré en concluant que les demandeurs n’avaient pas prouvé leur identité de façon satisfaisante?
[15]
Les demandeurs reprochent essentiellement à la SPR d’avoir utilisé l’admission que la demanderesse a faite au point d’entrée concernant l’acte de naissance de son fils pour discréditer les autres documents et éléments de preuve présentés pour démontrer sa propre identité. Ils rappellent qu’il est bien connu que les déclarations faites au point d’entrée par un demandeur d’asile sont généralement peu fiables.
[16]
D’abord, il importe de préciser que la demanderesse n’a pas tenté de faire valoir, ni devant la SPR, ni devant la Cour, qu’au contraire, l’acte de naissance de son fils est véridique. Puisqu’il s’agit là du seul document attestant de l’identité du demandeur mineur, force est de constater que la conclusion de la SPR à son égard est raisonnable et ne peut être attaquée.
[17]
Par ailleurs, la SPR n’était pas tenue de considérer chaque élément de preuve hors contexte. Selon le témoignage de la demanderesse, elle n’avait plus aucune pièce d’identité à son arrivée aux États-Unis. Elle a demandé à son frère de lui en procurer de nouvelles, à partir d’une seule photo qu’elle lui a transmise. Elle aurait donc reçu en 2016 tous les documents déposés au soutien de sa demande d’asile au Canada. Or, son acte de naissance et le faux acte de naissance de son fils porte le même numéro de série et sont fort semblables. Déclarations de naissance faites le même jour, devant le même officier de l’état civil, écrits fort probablement de la même main, portant la même signature et les même sceaux flous. À mon sens, il était fort raisonnable pour la SPR de conclure, à défaut de quelque explication que ce soit pour ces similitudes, que l’acte de naissance de la demanderesse était probablement également un faux.
[18]
La SPR a également questionné la validité de la carte d’identité nationale de la demanderesse, soit le seul autre document déposé devant la SPR émanant apparemment des autorités haïtiennes. Selon le témoignage de la demanderesse, elle a obtenu ce document en 2016, alors qu’elle était aux États-Unis. Confrontée avec le fait qu’elle porte une date d’émission en 2010, la demanderesse n’avait pour seule explication qu’il s’agit probablement d’une réémission, et que la carte perdue qu’elle remplaçait a probablement été émise en 2010. Lorsqu’interrogée sur les démarches effectuées pour obtenir cette pièce d’identité, elle a répondu avoir transmis une photo d’elle à son frère en Haïti qui s’est occupé de l’obtenir pour elle.
[19]
Les demandeurs reprochent à la SPR d’avoir analyser la preuve en appliquant des standards nord-américains. Ils réfèrent également la Cour à l’onglet 3.4 du Cartable national de documentation sur Haïti et plaident que la carte d’identité nationale de la demanderesse est conforme à la description qui y est donnée.
[20]
Or, l’onglet 3.4 en question traite essentiellement des renseignements figurant normalement sur une carte d’identité nationale d’Haïti. Il ne fournit aucune information sur la façon d’obtenir l’émission, ou encore la réémission, d’une telle carte perdue ou volée, particulièrement lorsque le demandeur est à l’extérieur du pays. De surcroit, la demanderesse n’a aucunement expliqué les démarches qu’elle aurait prises pour obtenir cette carte, pas plus qu’elle n’a fourni d’explication acceptable sur la raison pour laquelle la date d’émission de la carte est antérieure à la demande. Enfin, le simple fait que la carte corresponde au format décrit à l’onglet 3.4 ne garantit en rien sa validité ou sa véracité.
[21]
Ce n’est donc pas uniquement l’admission de la demanderesse à l’égard de l’acte de naissance de son fils qui a permis à la SPR d’accorder peu ou pas de poids à la carte d’identité nationale de la demanderesse, mais bien l’ensemble de la preuve, incluant son témoignage.
[22]
S’ajoute à cela le fait que la demanderesse n’a jamais contacté l’ambassade haïtienne pour obtenir quelque document que ce soit, alors qu’elle n’allègue aucune crainte à l’égard de l’État Haïtien.
[23]
Les demandeurs reprochent à la SPR de ne pas avoir tenu compte de la carte de sécurité sociale, de l’avis de mise en liberté et de l’avis de départ que les autorités américaines ont émis à son nom, ni du fait que son nom apparaît sur la liste des citoyens haïtiens à qui le Brésil a accordé le statut de résident permanent en 2011.
[24]
Or, la demanderesse admet qu’elle n’avait aucune pièce d’identité à son arrivée aux États-Unis. Les autorités américaines ne pouvaient donc se fier qu’à ses dires quant à son identité ou encore aux documents qu’elle a reçus alors qu’elle se trouvait déjà aux États-Unis, ceux mêmes que la SPR a analysé. En tant que pays tiers, les États-Unis ne pouvaient certainement pas attester de l’identité de la demanderesse en l’absence de toute pièce d’identité officielle émanant de son pays de citoyenneté. Il était donc raisonnable pour la SPR de ne pas retenir cette preuve comme faisant foi de l’identité de la demanderesse.
[25]
Il est vrai que l’avis d’intervention du Ministre contient une liste émanant des autorités brésiliennes sur laquelle se trouve le nom de la demanderesse. À nouveau, ce document n’émane pas du pays de citoyenneté de la demanderesse et je suis d’avis qu’il était raisonnable, en l’absence de toute pièce d’identité valide émise par les autorités haïtiennes, de conclure que cette liste ne suffisait pas à établir son identité selon la prépondérance de la preuve.
[26]
Finalement, les demandeurs reprochent à la SPR de ne pas suffisamment avoir tenu compte du témoignage de l’amie de la demanderesse qui l’accompagnait le jour de l’audition. Elle serait sa cousine par alliance et aurait entendu parler de la demanderesse alors qu’elle avait environ neuf ans et demeurait toujours en Haïti. Toutefois, elle ne la rencontrée pour la première fois qu’à son arrivée au Canada en 2017.
[27]
À mon sens, il était également raisonnable pour la SPR de ne pas juger cette preuve suffisante pour établir l’identité de la demanderesse; son amie est demeurée très vague quant à ses souvenirs d’enfance et elle n’est pas en mesure de témoigner sur la vie et l’identité de la demanderesse en Haïti.
B.
Le refus de la SPR d’accorder un ajournement de l’audience constitue-t-il une violation des principes de justice naturelle et d’équité procédurale?
[28]
Le Ministre a transmis son avis d’intervention dans la demande d’asile des demandeurs en date du 15 mai 2018, soit dix mois avant l’audition devant la SPR qui s’est tenue le 18 mars 2019. Une copie de cet avis a été transmise par poste prioritaire à l’ancien procureur des demandeurs. La nouvelle avocate des demandeurs a comparu au dossier de la SPR le 16 juillet 2018, soit huit mois avant l’audition devant la SPR. L’avis d’intervention du Ministre indique clairement qu’il est fondé « sur le fait que les demandeurs ne sont pas munis de documents d’identité acceptables, qu’ils ne peuvent raisonnablement en justifier la raison et qu’ils n’ont pas pris les mesures voulues pour s’en procurer »
. Le Ministre y précise qu’il n’existe aucune pièce d’identité pour le demandeur mineur - la demanderesse ayant admis que son acte de naissance haïtien est un faux - et que les fortes similitudes entre les deux actes de naissances semblent indiquer que celui de la demanderesse est également un faux.
[29]
Les demandeurs reprochent à leur ancien procureur de ne pas les avoir informés de cet avis. La demanderesse ajoute qu’en dépit de ce fait, elle a pris toutes les démarches possibles afin d’obtenir, avant l’audience devant la SPR, un document d’identité valide pour son fils. Selon son témoignage devant la SPR, elle a demandé à une amie se trouvant au Brésil de lui fournir l’adresse où elle résidait au Brésil afin qu’elle puisse se présenter à l’ambassade brésilienne pour obtenir l’acte de naissance de son fils. Elle n’a malheureusement pas reçu cette information avant l’audience.
[30]
Et ce n’est qu’à la toute fin de l’audience que l’avocate des demandeurs a demandé à la SPR d’ajourner l’audience afin de lui permettre d’obtenir des déclarations assermentées des membres de la famille des demandeurs résidant au Canada, et qui attesteraient de leur identité.
[31]
La SPR a refusé cette demande, se fondant sur l’article 54 des Règles de la Section de la Protection des Réfugiés, DORS/2012-256, au motif qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle justifiant un ajournement.
[32]
Les demandeurs plaident que ce refus constitue une violation des principes de justice naturelle et d’équité procédurale en ce qu’elle leur a nié le droit de faire valoir adéquatement leurs droits.
[33]
Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs. Les demandeurs avaient droit à toute l’information pertinente et ils l’ont reçue bien avant de comparaître devant la SPR.
[34]
D’abord, les demandeurs ne peuvent invoquer la faute professionnelle de leur ancien procureur puisque leur nouvelle avocate s’y est substituée huit mois avant l’audience devant la SPR. Toute faute de la part de l’ancien procureur serait donc sans conséquence.
[35]
En ce qui concerne la procureure actuelle des demandeurs, elle invoque le fait que, bien qu’elle ait comparu au dossier de la SPR plus tôt, ce n’est qu’un mois avant l’audience qu’elle a été en mesure de prendre connaissance de la documentation et de rencontrer la demanderesse pour la première fois. Sans compter le fait qu’un mois aurait été suffisant pour demander et obtenir les déclarations assermentées des membres de la famille des demandeurs résidant au Canada, on ne peut reprocher à la SPR de ne pas avoir donner aux demandeurs l’occasion de connaître la position du Ministre et le fardeau de preuve qui leur incombait.
[36]
Puisque les demandeurs n’ont pas demandé de report avant le début de l’audience, ni même au début de de l’audience, et qu’ils n’ont fait aucune démarche pour obtenir les témoignages des membres de leur famille au Canada ou du père du demandeur mineur, avec lequel la demanderesse est toujours en contact, je suis d’avis que la SPR n’a violé aucun principe de justice naturelle et d’équité procédurale.
VI.
Conclusion
[37]
Puisque la SPR a tenu compte de l’ensemble de la preuve devant elle, que sa décision est intrinsèquement logique et intelligible et que sa conclusion sur l’identité des demandeurs fait partie des issues raisonnablement possible aux regards des faits et du droit, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.
[38]
Les parties n’ont soumis aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune telle question n’émane des faits de cette cause.
JUGEMENT dans IMM-3049-19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
Aucune question d’importance générale n’est certifiée.
« Jocelyne Gagné »
Juge en chef adjointe
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3049-19
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INTITULÉ :
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MARTINE ESTIMABLE et MIKAEL ESTIMABLE DAVILMAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 10 février 2020
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JUGEMENT ET motifs :
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LA JUGE en chef adjointe GAGNÉ
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DATE DES MOTIFS :
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LE 23 AVRIL 2020
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COMPARUTIONS :
Me Jouman El-Asmar
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Pour les demandeurs
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Me Andrea Shahin
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Jouman El-Asmar
Montréal (QC)
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Pour les demandeurs
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Procureur général du Canada
Montréal (QC)
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Pour le défendeur
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