Date : 20041115
Référence : 2004 CF 1598
Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2004
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN
ENTRE :
APOTEX INC.
demanderesse
(requérante)
et
SA MAJESTÉ LA REINE, BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.
et BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY
défenderesse
(intimée)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une requête d'Apotex Inc. en autorisation d'appel de parties de l'ordonnance rendue par la savante protonotaire le 4 juin 2004 comme quoi le témoin, Mme Mercier, n'est pas tenu de répondre aux trois groupes de questions suivants :
1) 34, 37 et la question de la page 13 (lignes 4 à 8);
2) 87 et 88;
3) 132, 133, 135 et la question de la page 42 (lignes 7 à 21).
[2] C'est Monsieur le juge von Finckenstein qui a d'abord été saisi de la requête en septembre 2004. Il a ajourné la partie de la requête dont je suis actuellement saisi au deuxième lundi suivant la date où la Cour d'appel rendrait sa décision dans l'affaire Apotex Inc. c. Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc., 2004 CAF 358, décision que la Cour d'appel a rendue le 27 octobre 2004.
[3] Commençons par décrire brièvement le litige sous-jacent. Apotex a intenté en mars 2002 une action contre la Couronne, Bristol-Myers Squibb Canada Inc. (BMS Canada) et Bristol-Myers Squibb Company (BMS US). Apotex demande à la Couronne des dommages-intérêts au titre du retard qu'a mis le ministre de la Santé à approuver la nouvelle drogue d'Apotex désignée Apo-Pravastatin. Apotex demande aussi un recouvrement de dommages-intérêts ou de profits contre les défenderesses BMS sous le régime de l'article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133.
LA NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE
[4] La norme de contrôle judiciaire applicable dans le cadre de l'appel d'une ordonnance de protonotaire a été formulée dans La Reine c. Aqua-Gem Investments [1993] 2 C.F. 425. Ce critère a été modifié l'an dernier par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc., (2003), 315 N.R. 175, le juge Décary, au paragraphe 19 :
Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :
a) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal,
b) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.
[5] En conséquence, la Cour ne devrait pas remettre en cause la décision du protonotaire au simple motif qu'elle serait arrivée à une conclusions différente. Toutefois, si la décision est entachée d'erreur flagrante ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, la Cour doit examiner les points en litige de novo.
ANALYSE
La décision de la Cour d'appel fédérale
[6] La Cour d'appel fédérale a conclu aux paragraphes 13 et 14 de l'arrêt Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co., précité, que la société mère américaine d'une entreprise canadienne de médicaments brevetés pourrait être la « première personne » et donc être à bon droit citée comme défenderesse sous le régime de l'article 8 du Règlement, et que ce point comporte des questions de droit et de fait auxquelles il ne peut être répondu sans qu'il y ait procès. Selon la Cour d'appel, le point de savoir si une société mère américaine peut être considérée comme la « première personne » est une « question de droit assez difficile pour exiger un procès » . En conséquence, la relation existant entre BMS Canada et BMS US est un objet pertinent d'interrogation.
Le premier groupe de questions
[7] Le premier groupe de questions (34, 37 et lignes 4 à 8 de la page 13) porte sur le point de savoir si BMS Canada et une autre société, Linson Pharma (Linson), ont des cadres, des administrateurs et des employés en commun. La protonotaire a statué que ces questions étaient dénuées de pertinence, sans toutefois motiver cette conclusion. À l'audience, BMS a concédé qu'il devait être répondu à toutes les questions sauf la question 34. Celle-ci porte sur le point de savoir si BMS Canada et Linson ont des employés en commun.
[8] Apotex soutient que cette question est pertinente parce qu'elle vise à établir si Linson est contrôlée par BMS Canada. La relation existant entre Linson et BMS Canada est elle-même importante, selon cette thèse, parce qu'Apotex affirme avoir subi un manque à gagner du fait que BMS l'ait devancée en lançant son propre produit générique par l'intermédiaire de sa société-écran, Linson, au cours de la période où Apotex était empêchée d'entrer sur le marché par le délai administratif.
[9] Apotex soutient que la protonotaire a commis une erreur de principe en refusant d'ordonner à Mme Mercier de répondre au premier groupe de questions parce qu'elle avait déjà accepté la thèse de la pertinence de la relation entre les deux sociétés. Par exemple, elle a ordonné à Mme Mercier de répondre aux questions de savoir si Linson est liée à BMS Canada et quelle est la nature du lien organisationnel entre ces deux entreprises. L'objet de la question qui reste en litige est d'établir si les deux sociétés ont des employés en commun. Cette question est à mon sens pertinente au motif que la question de la relation entre Linson et BMS est soulevée dans la procédure écrite.
Le deuxième groupe de questions
[10] Le deuxième groupe de questions auquel Apotex souhaite obtenir réponse consiste en fait en une seule question (87 et 88), que la protonotaire a déclaré hypothétique. Cette question est formulée comme suit :
[traduction] Si BMS Canada a pris la décision préliminaire d'engager une procédure en interdiction en réponse à un avis d'allégation, faire savoir si BMS U.S. pouvait opposer un veto à cette décision.
[11] Mme Mercier a répondu qu'[TRADUCTION] « elle ne savait pas » et qu'elle ne pouvait se rappeler un seul cas où cela se fût produit. BMS fait valoir que cette question est hypothétique parce qu'elle exige du témoin qu'il spécule.
[12] Dans la présente espèce, Mme Mercier a déclaré n'avoir connaissance d'aucun cas où BMS U.S. aurait opposé un veto à une décision de BMS Canada touchant une procédure en interdiction et ne pouvoir se fonder sur aucun usage établi pour formuler une réponse. Si le droit de veto de la société mère américaine sur une telle décision est explicitement prévu quelque part dans un document de politique, cette question est une question de fait, et BMS est tenue de corriger la réponse consignée au dossier. Mais si ce droit n'est stipulé nulle part, de sorte que le témoin ne pourrait répondre à la question sans spéculer, il n'est pas tenu d'y donner d'autre réponse. BMS Canada doit informer Apotex de ce qu'il en est à cet égard.
Le troisième groupe de questions
[13] Le troisième groupe de questions (132, 133, 135 et les lignes 7 à 21 de la page 42) se rapporte à la participation de BMS U.S. à la conduite de la procédure en interdiction nominalement engagée par BMS Canada. La protonotaire a conclu au caractère privilégié de l'information demandée dans l'ensemble de ces questions, ainsi qu'à la non-pertinence de la question 132.
[14] BMS soutient à l'appui de la décision de la protonotaire que le troisième groupe de questions est dénué de pertinence en plus de concerner des renseignements privilégiés. Elle fait valoir qu'il n'importe pas de savoir si BMS U.S. a participé à l'activité judiciaire de BMS Canada puisque BMS U.S. ne peut faire l'objet d'une action en recouvrement de dommages-intérêts ou de profits sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) au motif qu'elle n'est pas la « première personne » au sens de ce règlement. Or, l'arrêt Apotex c. Eli Lilly de la Cour d'appel, précité, induit à révoquer cette affirmation en doute. En conséquence, le seul point qu'il reste à décider dans la présente espèce est de savoir si les renseignements visés par le troisième groupe de questions sont privilégiés.
[15] Les questions en cause sont formulées comme suit :
[TRADUCTION]
132 - Faire savoir si, à part Mme Esposito, quelqu'un de chez BMS Canada a participé à l'établissement ou à l'examen de pièces de la requête ou de la demande produites dans la procédure en interdiction portant le numéro de dossier T-2020-99. [Mme Esposito a signé un affidavit.]
133 - Faire savoir si le chef du contentieux de BMS U.S. a participé à l'établissement ou à l'examen des pièces produites dans la procédure en interdiction portant le numéro de dossier T-2020-99.
135 - Faire savoir s'il est établi des documents (tels que notes de service ou courriels) dans le cadre des « efforts communs » déployés pour décider s'il sera engagé une procédure en interdiction en réponse à un avis d'allégation.
Page 42, lignes 7 à 21 - Si de tels documents sont établis, produire, le cas échéant, ceux qui ne sont pas protégés par le privilège du secret professionnel de l'avocat et communiquer la liste de ceux qui sont ainsi protégés.
[16] Apotex fait valoir que ses questions ne visent pas à découvrir le contenu des communications entre avocat et client, mais qu'elle cherche plutôt à connaître les modalités de l'établissement et de l'examen des pièces réunies pour une procédure donnée et à savoir s'il y a eu entre BMS U.S. et BMS Canada une correspondance portant sur cette procédure.
[17] BMS soutient que les principes du privilège doivent faire l'objet d'une interprétation large. Par conséquent, elle ne devrait pas être obligée de révéler l'identité de ceux qui ont travaillé à l'établissement des conclusions écrites ni de faire savoir à la partie adverse si les deux sociétés ont communiqué par écrit afin de décider s'il convenait d'engager la procédure.
[18] Je souscris à la thèse de BMS que le privilège doit faire l'objet d'une interprétation large et reprends à mon compte les observations suivantes formulées par la Cour d'appel dans l'arrêt Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [1995] A.C.F. no 734 :
On a graduellement reconnu au privilège une portée particulièrement grande. Le privilège des communications entre avocat et client, par conséquent, ne doit pas être restreint, sauf dans la mesure où cette restriction est absolument nécessaire, et tout conflit doit être résolu en faveur de la confidentialité.
[19] S'il est vrai qu'il convient de donner une application large au privilège du secret professionnel de l'avocat, il est important de voir aussi qu'il est une règle de preuve protégeant les communications entre avocat et client qui ont pour objet les consultations et conseils juridiques. Le privilège ne protège pas les objets matériels ou les faits qui existent indépendamment des communications ou des actes de l'avocat. Voir Stevens c. Canada (Premier ministre) (1998), 228 N.R. 142. Par conséquent, il est possible que les renseignements que recherche Apotex concernant l'importance de la participation des avocats de BMS à la procédure de demande en interdiction ne relèvent pas du privilège du secret professionnel de l'avocat, mais simplement de la « confidentialité » . La confidentialité est un concept beaucoup plus étendu que le privilège et est susceptible d'un plus grand nombre d'exceptions. La confidentialité est une obligation déontologique de l'avocat, qui lui interdit de divulguer quoi que ce soit touchant son client, y compris le fait que celui-ci l'a consulté ou retenu.
[20] Le privilège du secret professionnel de l'avocat et la confidentialité sont deux concepts différents, mais tous deux appartiennent au client, en ce sens que lui seul peut renoncer à son droit à l'un ou l'autre. Dans la présente espèce, je constate que BMS a renoncé à ses droits concernant l'identité des avocats qui ont travaillé à l'établissement des pièces de la demande. Au cours de l'interrogatoire préalable, Mme Mercier a déclaré que des conseillers juridiques de BMS US aussi bien que des membres de BMS Canada donnent des instructions aux avocats canadiens lorsqu'un avis d'allégation est reçu. À mon avis, elle a ainsi ouvert à Apotex la voie lui permettant de demander explicitement si des avocats de BMS US ou des membres de BMS Canada avaient travaillé à l'établissement des pièces de la procédure considérée. Ces questions sont pertinentes pour ce qui concerne le lien unissant BMS US et BMS Canada et ne visent pas le contenu de communications entre avocat et client. En conséquence, Mme Mercier est tenue de répondre aux questions 132 et 133.
[21] Je suis également convaincu que Mme Mercier devrait être tenue de répondre à la question 135. En posant cette question, Apotex ne cherche pas à connaître le contenu de communications entre avocat et client, mais seulement à savoir si des éléments documentaires sont produits dans le cadre des « efforts communs » déployés par BMS US et BMS Canada en vue de décider s'il y a lieu d'engager une procédure en interdiction.
[22] Pour ce qui concerne la question de la page 42, lignes 7 à 21, les documents en cause sont privilégiés parce qu'ils concernent des communications déterminées entre avocat et client. Par conséquent, la liste de ces documents n'a pas à être communiquée. Apotex a cité, à l'appui de sa position selon laquelle cette liste devrait être produite, l'arrêt Blank c. Canada (Ministre de l'Environnement), [2001] A.C.F. no 1844, où la Cour d'appel a statué que devaient être communiqués des renseignements élémentaires tels que la date et le titre d'un document privilégié. Or, cette affaire peut être distinguée de la présente espèce en ce qu'elle concerne la Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. 1985, ch. A-1, qui dispose explicitement que le gouvernement est tenu de divulguer les parties non privilégiées d'un document privilégié. Qui plus est, la Loi sur l'accès à l'information, de par sa nature même, doit faire l'objet d'une interprétation large, de manière à permettre la divulgation du plus d'information possible. Dans la présente espèce, aucune disposition législative n'exige que BMS communique des parties de ses documents privilégiés, de sorte que le principe du secret professionnel de l'avocat doit être interprété largement et en sa faveur.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
L'appel est accueilli avec dépens, et le témoin, Mme Mercier, est tenu de répondre au premier groupe de questions, ainsi qu'aux questions 132, 133 et 135 du troisième groupe. Pour ce qui concerne le deuxième groupe de questions, BMS est tenue de corriger la réponse du témoin si elle n'est pas correcte, c'est-à-dire si BMS US a une politique lui permettant d'opposer un veto à la décision préliminaire considérée.
« Michael A. Kelen » _______________________________
Juge
Traduction certifiée conforme
Martine Guay, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-485-02
INTITULÉ : APOTEX INC.
c.
SA MAJESTÉ LA REINE,
BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC. et
BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 8 NOVEMBRE 2004
.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE KELEN
DATE DES MOTIFS : LE 15 NOVEMBRE 2004
COMPARUTIONS :
Julie Rosenthal |
POUR LA DEMANDERESSE |
Patrick Smith Cristin Wagner |
POUR LES DÉFENDERESSES (Bristol-Myers Squibb) |
Frederick Woyaiwada |
POUR LA DÉFENDERESSE (Sa Majesté la Reine) |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Goodmans s.r.l. Toronto (Ontario) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Gowling Lafleur Henderson s.r.l. Ottawa (Ontario) |
POUR LES DÉFENDERESSES (Bristol-Myers Squibb) |
Morris Rosenberg Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LA DÉFENDERESSE (Sa Majesté la Reine) |
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COUR FÉDÉRALE
Date : 20041115
Dossier : T-485-02
ENTRE :
APOTEX INC.
demanderesse
(requérante)
et
SA MAJESTÉ LA REINE,
BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC. et BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY
défenderesses
(intimée)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE