Date : 20200417
Dossier : IMM-4438-19
Référence : 2020 CF 528
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 17 avril 2020
En présence de monsieur le juge Bell
ENTRE :
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DEWI MARITA
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
La nature de l’affaire
[1]
La demanderesse, Dewi Marita [Mme Marita], et sa fille mineure sont des citoyennes de l’Indonésie et aucun autre pays. La demanderesse soutient que les événements sur lesquels elle a fondé sa demande d’asile se sont produits entre le 30 septembre 2006 et le 7 novembre 2008. Essentiellement, elle affirme qu’avant son arrivée au Canada le 7 novembre 2008, son père adoptif, un général dans l’armée indonésienne, lui a prêté une somme se situant entre 300 000 et 350 000 dollars canadiens pour qu’elle puisse monter une affaire en Indonésie avec l’un des fils de ce dernier. Son père adoptif a ensuite demandé qu’elle devienne sa troisième épouse. Elle affirme qu’à la suite de son refus de l’épouser, son père adoptif l’a harcelée, menacée et agressée. Selon elle, il a poursuivi son harcèlement de manière telle qu’il en est venu à faire une tentative d’enlèvement sur sa fille. Elle et sa fille se sont alors enfuies au Canada, où Mme Marita a présenté, après l’expiration de son visa de visiteur et le rejet de sa demande de résidence permanente, une demande d’asile en son nom propre et en tant que représentante désignée de sa fille, sur le fondement des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Les faits qui sous-tendent la demande d’asile de la mineure sont ceux allégués par sa mère. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté les demandes le 18 juin 2019 [la décision]. La SPR a conclu que Mme Marita est exclue de la protection accordée aux réfugiés par application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention], qui est libellé comme suit :
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Madame Marita sollicite le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.
II.
L’intervention du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada
[3]
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada [le ministre] est intervenu devant la SPR. Il a affirmé qu’il y avait des motifs sérieux de croire que l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention s’appliquait dans les circonstances. Le ministre a présenté les faits supplémentaires énoncés ci-après. Le 29 octobre 2008, l’ambassade canadienne à Jakarta a délivré un visa de visiteur à Mme Marita et à sa fille, les autorisant à entrer au Canada pour des vacances. Elles sont entrées au Canada le 7 novembre 2008. Cette autorisation expirerait le 6 mai 2009. Le 24 avril 2009, Mme Marita a épousé un citoyen canadien. Le 22 décembre 2009, un agent d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada a refusé de prolonger le statut de visiteur de Mme Marita au Canada. Elle est toutefois demeurée au pays. Le 2 février 2011, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] l’a arrêtée et elle a été détenue à un centre de prévention de l’ASFC. Madame Marita a été arrêtée en raison d’un mandat d’arrestation international pour fraude et escroquerie délivré le 17 février 2009 par la police indonésienne. Un agent de l’ASFC a interrogé Mme Marita le 3 février 2011 et, au cours de cette entrevue, elle a affirmé qu’elle souhaitait déposer une demande d’asile. Le 11 février suivant, elle a été mise en liberté par l’ASFC. Le 8 août 2011, Citoyenneté et Immigration Canada a rejeté la demande de parrainage présentée par son mari pour qu’elle obtienne la résidence permanente. Le 29 décembre 2011, à la suite d’une enquête, une mesure d’expulsion a été prise contre Mme Marita. Lors de cette enquête, Mme Marita a nié avoir commis une fraude. Elle a soutenu que les accusations portées contre elle étaient un acte de vengeance commis par son père adoptif, un général, et donc un individu puissant en Indonésie, parce qu’elle avait refusé de l’épouser.
[4]
Le ministre a fait valoir devant la SPR que l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention s’applique, en partie, pour les raisons qui suivent. Madame Marita a fait l’objet d’un mandat d’arrestation international pour fraude et escroquerie. Des éléments de la preuve existaient indiquant que son père adoptif avait accepté de lui prêter de l’argent à la condition qu’il soit remboursé avant le 25 mars 2008. Or, aucun élément de preuve ne permettait d’établir que Mme Marita avait intégralement remboursé le prêt. Certains éléments de preuve indiquaient plutôt qu’elle avait utilisé l’argent à des fins personnelles. Le 27 mars 2009, Interpol Jakarta a lancé une notice rouge relativement à son arrestation. L’infraction reprochée à Mme Marita est une infraction qui, commise au Canada, constituerait une fraude visée à l’article 380 du Code criminel, LRC 1985, c C-46, passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans.
III.
La décision faisant l’objet du contrôle
[5]
Force est de constater que la SPR a très peu cru, voire pas du tout, à ce que Mme Marita avait à dire. Le commissaire s’est fondé sur certaines parties du témoignage de Mme Marita au sujet d’événements qu’elle n’avait pas exposés dans son Formulaire de renseignements personnels pour justifier, en partie, le rejet de son témoignage. La SPR n’a pas retenu les précisions fournies par Mme Marita pour expliquer l’omission de certains faits dans son récit. Le commissaire a également été troublé par le fait que lorsque l’agent de l’ASFC a interrogé Mme Marita le 3 février 2011, elle a nié avoir « des problèmes dans son pays d’origine »
. Le commissaire a estimé que ce déni minait sa crédibilité compte tenu du mandat d’arrestation lancé contre elle en Indonésie. Je tiens à faire remarquer ici que l’agent a informé Mme Marita de l’existence du mandat d’arrestation seulement après qu’elle lui ait répondu qu’elle n’avait pas de problème en Indonésie. En apprenant l’existence du mandat d’arrestation, elle a, sans surprise, fait une demande d’asile auprès des autorités canadiennes.
[6]
Bien que j'aie des doutes sur le caractère raisonnable de la conclusion relative à la crédibilité, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur cette question pour statuer sur la présente demande de contrôle judiciaire.
[7]
La SPR semble avoir tenu pour acquis que le mandat, qui avait les caractéristiques de document officiel, constituait une preuve prima facie que Mme Marita avait commis les crimes dont elle était accusée. La SPR a également présumé qu’il s’agissait d’accusations graves de droit commun, une présomption qui peut être réfutée (Jayasekara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 404, [2009] 4 RCF 164 [Jayasekara]). Compte tenu de l’ensemble du témoignage de Mme Marita, des preuves documentaires et des observations faites par les parties, la SPR a conclu que Mme Marita n’avait pas réfuté la présomption. En conséquence, la SPR a rejeté sa demande d’asile, ainsi que celle de sa fille mineure, par application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention.
IV.
Les dispositions pertinentes
[8]
Les dispositions pertinentes sont les articles 96, 97 et 98 de la LIPR, ainsi que l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention, lesquelles sont jointes en annexe aux présents motifs.
V.
La question en litige
[9]
Madame Marita a soulevé plusieurs questions, mais j’estime qu’il est possible de régler le sort de la présente demande en répondant à la question de savoir si la SPR a raisonnablement évalué l’exclusion au titre de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée »
(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 15, 441 DLR (4th) 1).
VI.
Les thèses des parties
[10]
Bien que les parties aient exposé des arguments relativement à deux (2) autres questions, je limiterai mes observations à ceux qui concernent la question de l’exclusion de la protection accordée aux réfugiés par application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention.
[11]
Madame Marita soutient que la SPR n’a pas justifié sa conclusion selon laquelle elle a commis un crime grave de droit commun, et ce, pour les raisons suivantes. Premièrement, si la SPR estime qu’elle a emprunté de l’argent et ne l’a pas remboursé, un tel comportement constitue un cas de défaut de remboursement du prêt, et non un crime. Deuxièmement, la SPR a mal analysé les facteurs énoncés dans Jayaskera, lesquels sont les éléments du crime, le mode de poursuite, la peine prévue, les faits et les circonstances atténuantes et aggravantes sous-jacentes à la déclaration de culpabilité. Voir aussi Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 RCS 431 [Febles]. Dans l’hypothèse où elle aurait commis un crime, ce qu’elle nie, Mme Marita soutient que la SPR n’a pas tenu compte des éléments établissant le remboursement partiel du prêt, de l’absence de violence dans la commission du crime, du fait que c’était la première fois qu’elle faisait l’objet d’accusations et de l’existence d’un lien familial entre elle et le plaignant. Troisièmement, à l’appui de son affirmation selon laquelle elle n’a pas commis de crime, Mme Marita précise que la SPR n’a tenu compte ni de la mens rea de la fraude, ni du fait que les événements allégués dans la notice rouge d’Interpol n’ont pas été prouvés, ni d’une lettre de son avocat qui révèle que les autorités en Indonésie envisagent de retirer les accusations portées contre elle.
[12]
Le défendeur soutient que la seule question à laquelle la SPR devait répondre était celle de savoir si le crime allégué constituait un crime grave visé par la Convention. La gravité d’un crime peut être mesurée par rapport à la nature de la peine prévue dans le Code criminel (Jayasekara, au para 43). Le défendeur soutient que le Canada, en tant que pays d'accueil, considère comme « grave »
un crime qui peut être puni d’une peine maximale d’au moins dix ans (Jayasekara, au para 40; Febles). En outre, l’escroquerie, équivalant à l’alinéa 380(1)a) du Code criminel, peut justifier l’exclusion de la protection accordée aux réfugiés (Xie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1023, 34 Imm (3d) 220, conf par 2004 CAF 250, 37 Imm LR (3d) 163; Xu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 970, au para 29, 48 Imm (3d) 140; Ma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2018 CF 252, aux para 16 à 18).
[13]
Le défendeur reconnaît qu’il est possible pour un demandeur, une fois que le ministre a prouvé les éléments qui créent la présomption de gravité, de réfuter cette présomption en faisant la preuve des critères énoncés dans Jayasekara. Or, selon le défendeur, Mme Marita n’a pas réfuté la présomption dans les circonstances.
VII.
L’analyse
La SPR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de l’exclusion prévue par l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention?
[14]
Comme je l’ai indiqué au paragraphe 7, ci-dessus, la SPR a présumé que les accusations étaient prouvées. Certes, je reconnais que l’application de l’exclusion visée à l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention ne repose pas nécessairement sur l’existence d’une déclaration de culpabilité, mais il incombe à la SPR d’examiner s’il existe, dans les faits, des raisons sérieuses de conclure qu’un individu a commis le crime qui lui est reproché. Voir Hersy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 190, 39 Imm LR (4th) 32, et Mohamad Jawad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 232. En l’espèce, la SPR n’a procédé à aucune analyse de ce genre. Par exemple, elle n’a pas pris en compte les circonstances qui ont mené aux accusations, ni la nature de la preuve qui pèse contre Mme Marita. La SPR semble avoir tenu pour avérées les allégations énoncées dans le mandat, et c’est la raison pour laquelle elle a conclu que le crime allégué aurait, s’il avait été commis au Canada, pu faire l’objet d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans. Avec égards, cette approche est inacceptable. Une certaine analyse, visant à démontrer pourquoi la SPR a cru à la véracité des allégations énoncées dans le mandat, est nécessaire.
[15]
La SPR a reconnu que la présomption de gravité pouvait être réfutée, mais son évaluation de l’exclusion prévue à l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention était déraisonnable. Au lieu d’examiner les circonstances du crime reproché à Mme Marita et les facteurs énoncés dans Jayasekara, la SPR a directement conclu, au paragraphe 26 de ses motifs, que la présomption n’était pas réfutée :
À la lumière de l’ensemble du témoignage de la demanderesse principale, de la preuve documentaire et des observations présentées tant par la représentante du ministre que par l’avocate de la demanderesse principale, le tribunal en arrive à la conclusion que la présomption voulant que le crime imputé par [sic] cette dernière – fraude et escroquerie – constitue un crime grave de droit commun n’a pas été renversée.
À mon avis, il incombait à la SPR d’expliquer pourquoi, compte tenu des arguments présentés par Mme Marita, cette dernière n’avait pas réfuté la présomption. Les motifs superficiels exposés ci-dessus ne sont pas d’une grande utilité pour justifier, de manière transparente, pourquoi Mme Marita n’a pas réfuté la présomption. Il est possible que la conclusion de la SPR quant à la crédibilité de Mme Marita justifie, en partie, sa conclusion selon laquelle Mme Marita n’a pas réfuté la présomption, mais elle n’a pas examiné les éléments suivants, lesquels n’ont rien à voir avec la crédibilité de Mme Marita :
il s’agit de la première fois qu’une infraction est reprochée à Mme Marita;
il existe une relation familiale entre l’accusée et le plaignant;
il n’y a eu aucune violence dans la commission de l’infraction;
une partie de l’argent a été restituée.
Ces facteurs, tous pertinents pour savoir si la présomption a été réfutée, devaient être pris en considération par la SPR. À mon avis, cette omission, en plus du fait que la SPR a vraisemblablement tenu pour acquis que le mandat constitue la preuve que Mme Marita a commis les infractions, mène à une décision déraisonnable.
VIII.
La conclusion
[16]
La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans frais. L’affaire est renvoyée à la SPR afin qu’un autre commissaire statue de nouveau. Aucune question n’a été proposée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale, et l’espèce n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4438-19
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans frais. L’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés afin qu’un autre commissaire statue de nouveau. Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.
« B. Richard Bell »
Juge
ANNEXE
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4438-19
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INTITULÉ :
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DEWI MARITA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (QuÉbec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 5 FÉVRIER 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE BELL
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 17 AVRIL 2020
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COMPARUTIONS :
Jessica Lipes
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POUR LA DEMANDERESSE
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Jocelyne Murphy
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jessica Lipes
Montréal (Québec)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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POUR LE DÉFENDEUR
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