Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

        



Date : 20000128


Dossier : T-924-99

ENTRE:

     IRINA MARIANA GHEORGHIU

     Demanderesse

     - et -



     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION

     Défendeur



     MOTIFS DE L"ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE BLAIS


[1]      Il s"agit d"un appel de la décision de Jeanine C. Beaubien, juge de la citoyenneté, rendue le 29 mars 1999, refusant la citoyenneté à la demanderesse au motif qu"elle ne remplissait pas les exigences de résidence prévues à l"alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté.

[2]      De consentement, l"audition a été tenue en même temps que l"audition dans le dossier T-925-99, les deux demandeurs étant mari et femme.

LES FAITS

[3]      La demanderesse est née le 19 septembre 1951 en Roumanie. Le Canada lui accorda le statut de citoyen permanent en juillet 1994. C"est à cette date, qu"elle déménagea avec sa famille au Canada. De juillet 1994 à février 1995, son mari chercha un emploi. Bois et Placages Généraux Ltd., une compagnie canadienne avec un réseau international, retint ses services, vu sa profession et son expertise. L"employeur muta le mari de la demanderesse en Afrique, temporairement. La demanderesse est restée au Canada avec son fils. Elle quitta en 1996 pour rejoindre son mari lorsqu"il tomba malade et fut hospitalisé. Depuis, elle accompagne son mari à chacun de ses déplacements à l"étranger pour son travail.

[4]      La demanderesse maintient un appartement meublé à Montréal. Elle a des comptes en banque, carte de banque, deux voitures, permis de conduire, assurances automobiles, cartes d"assurance santé et d"assurance sociale.

[5]      Son fils unique Bogdan, devenu maintenant citoyen canadien, habite la résidence familiale. Elle a des communications téléphoniques avec son fils plusieurs fois par semaine.


DÉCISION DU JUGE DE LA CITOYENNETÉ

[6]      Le juge a noté que la demanderesse avait satisfait à toutes les conditions de la Loi sur la citoyenneté, sauf à celle concernant la résidence. Au moment du dépôt de la demande, soit le 1 septembre 1997, ses absences totalisaient 405 jours. Les faits recueillis ont amené le juge à conclure que la demanderesse n"avait pas établi ni maintenu résidence au Canada. De plus, le juge n"a trouvé aucune raison d"adresser une recommandation au ministre tel que prévu au paragraphe 15(1) de la Loi.

[7]      Par conséquent, la demande de citoyenneté fut refusée, conformément au paragraphe 14(3) de la Loi.

LES PRÉTENTIONS DE LA DEMANDERESSE

[8]      La demanderesse soumet qu"elle rencontre les exigences de l"alinéa 5(1)c) de la Loi. Elle a établi et maintenu sa résidence au Canada et ce, quant aux indices factuels et quant à ses intentions. Elle a mis en vente sa résidence familiale en Roumanie. Elle n"a aucun lien permanent avec un autre pays. En quittant l"Afrique, où elle résidait avant d"immigrer au Canada, elle démissionna de son emploi et liquida ses biens avec l"intention de ne plus y retourner. La demanderesse a toujours demandé et obtenu un visa de résidente de retour indiquant clairement qu"elle entendait conserver et maintenir sa résidence au Canada.

[9]      La demanderesse soutient que ses absences étaient dues au travail de son mari pour une société canadienne. Un emploi qui porte bénéfice pour l"employeur et comporte des avantages économiques pour le Canada.

[10]      De plus, le juge a erré en refusant de recommander l"exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre, sous l"article 5(4) de la Loi.

LES PRÉTENTIONS DU DÉFENDEUR

[11]      Le défendeur soumet que cette Cour devrait se restreindre à considérer la preuve qui était devant le juge de citoyenneté et devrait rejeter toute autre preuve additionnelle, sauf exception, en matière de justice naturelle ou d"équité procédurale.

[12]      Le défendeur soumet que la demande de citoyenneté était prématurée. La demanderesse n"avait pas établi sa résidence au Canada avant de quitter pour ses nombreuses absences. Par conséquent, ses absences ne pouvaient être comptabilisées comme des jours de résidence.

[13]      L"intention de résider au Canada est peut-être suffisante pour conserver un statut de résident permanent et obtenir les différents permis de retour au Canada. Toutefois, cette intention n"est pas suffisante pour démontrer que la résidence a bel et bien été établie et maintenue au Canada.

[14]      Le défendeur soumet que même si la demanderesse s"était établie au Canada, ce que le défendeur n"admet pas pour autant, avant de quitter le pays pour accompagner son mari dans ses déplacements, ses absences ne peuvent être comptabilisées en raison du paragraphe 5(1.1) de la Loi.

[15]      Une personne qui accompagne son conjoint pourra compter ses jours d"absence du Canada comme des jours de résidence seulement si ce conjoint est un citoyen du Canada et que ce citoyen travaille au sein des forces armées canadiennes ou pour l"administration publique fédérale ou de celle d"une province. Ainsi, les personnes qui accompagnent un conjoint qui ne remplit pas les conditions du paragraphe 5(1.1) ne peuvent voir leurs absences compter comme des jours de résidence.

[16]      Dans ces conditions, il importe peu que la demanderesse ait établi sa résidence ou non entre le 29 juillet 1994 et son premier départ du 27 juillet 1995, puisque de toute façon, ses absences ne peuvent être comptabilisées comme des jours de résidence, et ce, en raison du paragraphe 5(1.1) de la Loi dont l"application ne peut être évitée.

[17]      Le défendeur argumente que le paragraphe 5(1.1) s"applique et ce, indépendamment ou parallèlement à la jurisprudence relative à la notion de résidence.

[18]      La preuve au dossier révèle que la demanderesse n"avait pas accumulé trois années de résidence et que le juge de la citoyenneté a correctement appliqué l"une des "écoles de pensées" appuyées par la jurisprudence.

[19]      Le défendeur maintient les arguments soulevés dans le dossier T-925-99.

QUESTION EN LITIGE

Le juge de la citoyenneté a-t-elle erré en droit et en faits en concluant que le demandeur n"avait pas satisfait la notion de résidence?


ANALYSE

[20]      Vu que l"appel était intenté suite aux nouvelles Règles, il s"agit d"une demande et non d"un appel de novo. La Cour devrait se contenter d"étudier la preuve, telle que présentée devant le juge de la citoyenneté.

[21]      La Cour, après avoir entendu les parties, a rejeté l"affidavit de M. Spivak du dossier de la Cour, comme étant irrecevable.

[22]      L"alinéa 5(1)c) prévoit:

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois_:

c) a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent, n'a pas depuis perdu ce titre en application de l'article 24 de la Loi sur l'immigration, et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout...

    

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

(c) has been lawfully admitted to Canada for permanent residence, has not ceased since such admission to be a permanent resident pursuant to section 24 of the Immigration Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his application, accumulated at least three years of residence in Canada...

[23]      En ce qui a trait au paragraphe 5(1.1) de la Loi,

5(1.1) Est assimilé à un jour de résidence au Canada pour l'application de l'alinéa

(1)c) et du paragraphe 11(1) tout jour pendant lequel l'auteur d'une demande de citoyenneté a résidé avec son conjoint alors que celui-ci était citoyen et était, sans avoir été engagé sur place, au service, à l'étranger, des forces armées canadiennes ou de l'administration publique fédérale ou de celle d'une province.

5(1.1) Any day during which an applicant for citizenship resided with the applicant's spouse who at the time was a Canadian citizen and was employed outside of Canada in or with the Canadian armed forces or the public service of Canada or of a province, otherwise than as a locally engaged person, shall be treated as equivalent to one day of residence in Canada for the purposes of paragraph (1)(c) and subsection 11(1).

[24]      Le paragraphe 5(1.1) ne mentionne pas qu"il s"agisse du seul cas où la résidence d"un conjoint serait calculée. D"ailleurs, la jurisprudence s"est maintes fois prononcée sur ce point [voir Re Aviles (1994), 89 F.T.R. 76, Lam c. M.C.I., (1999), 164 F.T.R. 177]. Il s"agit bien d"une exception pour les conjoints des membres des forces armées et des fonctionnaires. Puisque cette exception particulière ne s"applique pas en instance, il faut donc regarder le principe général. De plus, le juge de la citoyenneté a refusé la demande non pas sur la base du paragraphe 5(1.1) mais bien de l"alinéa 5(1)c) de la Loi.

[25]      La Cour fédérale a adopté des positions contradictoires en ce qui a trait à la résidence, tel que prévu à l"alinéa 5(1)c) de la Loi. Vu qu"il s"agit du dernier ressort d"appel en cette matière, l"état du droit est loin d"être clair. La Cour a formulé trois tests différents pour régler la notion de la résidence.

[26]      Dans l"arrêt Re Papadogiorgakis, [1978] 2 F.C. 208, le juge en chef adjoint Thurlow a indiqué:

     Il me semble que les termes "résidence" et "résident" employés dans l'alinéa 5(1)b) de la nouvelle Loi sur la citoyenneté ne soient pas strictement limités à la présence effective au Canada pendant toute la période requise, ainsi que l'exigeait l'ancienne loi, mais peuvent aussi comprendre le cas de personnes ayant un lieu de résidence au Canada, qu'elles utilisent comme un lieu de domicile dans une mesure suffisante fréquente pour prouver le caractère effectif de leur résidence dans ce lieu pendant la période pertinente, même si elles en ont été absentes pendant un certain temps.

     [...]

     Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d'y être résidente lorsqu'elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter durant son absence peut appuyer la conclusion qu'elle n'a pas cessé d'y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l'absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d'autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l'occasion se présente. Ainsi que l'a dit le juge Rand dans l'extrait que j'ai lu, cela dépend [TRADUCTION] "essentiellement du point jusqu'auquel une personne s'établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d'intérêts et de convenances, au lieu en question".

[27]      Le juge Reed dans l"arrêt Re Koo, [1993] 1 F.C. 286 indique que le critère approprié était le lieu où la personne "vit régulièrement, normalement ou habituellement", ou a centralisé son mode d'existence. Elle précise:

     Another formulation of the same test is whether Canada is the country in which he or she has centralised [sic] his or her mode of existence. Questions that can be asked which assist in such a determination are:
          (1) was the individual physically present in Canada for a long period prior to recent absences which occurred immediately before the application for citizenship;
          (2) where are the applicant's immediate family and dependents (and extended family) resident;
          (3) does the pattern of physical presence in Canada indicate a returning home or merely visiting the country;
          (4) what is the extent of the physical absences - if an applicant is only a few days short of the 1095 day total it is easier to find deemed residence than if those absences are extensive;
         (5) is the physical absence caused by a clearly temporary situation such as employment as a missionary abroad, following a course of study abroad as a student, accepting temporary employment abroad, accompanying a spouse who has accepted temporary employment abroad;
         (6) what is the quality of the connexion with Canada: is it more substantial than that which exists with any other country.

[28]      Dans l"arrêt Re Pourghasemi (1993), 62 F.T.R. 122, le juge Muldoon écrit:

     It is clear that the purpose of paragraph 5(1)(c) is to insure that everyone who is granted precious Canadian citizenship has become, or at least has been compulsorily presented with the everyday opportunity to become, "Canadianized". This happens by "rubbing elbows" with Canadians in shopping malls, corner stores, libraries, concert halls, auto repair shops, pubs, cabarets, elevators, churches, synagogues, mosques and temples - in a word wherever one can meet and converse with Canadians - during the prescribed three years. One can observe Canadian society for all its virtues, decadence, values, dangers and freedoms, just as it is. That is little enough time in which to become Canadianized. If a citizenship candidate misses that qualifying experience, then Canadian citizenship can be conferred, in effect, on a person who is still a foreigner in experience, social adaptation, and often in thought and outlook. If the criterion be applied to some citizenship candidates, it ought to apply to all.

     [...]

     So those who would throw in their lot with Canadians by becoming citizens must first throw in their lot with Canadians by residing among Canadians, in Canada, during three of the preceding four years, in order to Canadianize themselves. It is not something one can do while abroad, for Canadian life and society exist only in Canada and nowhere else.

[29]      Récemment dans l"arrêt Lam c. M.C.I, (26 mars 1999) T- 1310-98 (C.F. 1ère instance), le juge Lutfy explique:

     La justice et l'équité, tant pour les demandeurs de citoyenneté que pour le ministre, appellent la continuité en ce qui concerne la norme de contrôle pendant que la Loi actuelle est encore en vigueur et malgré la fin des procès de novo. La norme appropriée, dans les circonstances, est une norme qui est proche de la décision correcte. Cependant, lorsqu'un juge de la citoyenneté, dans des motifs clairs qui dénotent une compréhension de la jurisprudence, décide à bon droit que les faits satisfont sa conception du critère législatif prévu à l'alinéa 5(1)c), le juge siégeant en révision ne devrait pas remplacer arbitrairement cette conception par une conception différente de la condition en matière de résidence. C'est dans cette mesure qu'il faut faire montre de retenue envers les connaissances et l'expérience particulières du juge de la citoyenneté durant la période de transition.

[30]      En l"instance, le juge de la citoyenneté indiquait dans ses motifs:

     La jurisprudence de la Cour fédérale exige que, pour établir la résidence, l"individu montre, dans l"intention et dans les faits, qu"il a centralisé son mode de vie au Canada. Si la résidence est établie, les absences du Canada n"affectent pas celle-ci, tant et aussi longtemps qu"il est démontré que l"individu a quitté le Canada pour une fin temporaire uniquement et qu"il y a toujours conservé une forme de résidence réelle et tangible.
     J"ai donc examiné avec soin votre cas pour déterminer si vous aviez établi résidence au Canada avant vos absences de telle sorte que celles-ci soient considérées comme une période de résidence; et si pendant ces absences, vous aviez maintenu des liens suffisants avec le Canada. Les faits recueillis m"ont amenée à conclure que vous n"aviez pas établi ni maintenu résidence au Canada et par conséquent, je considère que vous ne remplissez pas la condition relative de la résidence.

[31]      D"après ses motifs, il est clair que le juge s"est basé sur les arrêts Re Papadogiorgakis et Koo, supra . En examinant la preuve à la lueur des arrêts Re Papadogiorgakis et Koo, supra, je suis d"avis que la preuve présentée par le demandeur satisfait aux critères établis dans ces deux arrêts.

[32]      En l"espèce, la demanderesse est demeurée au Canada jusqu"en 1996. Sa famille a loué et maintenu un appartement et l"a meublé. Elle a un permis de conduire provincial, une voiture, des assurances automobiles, plusieurs comptes en banque, sa carte d"assurance maladie, sa carte d"assurance sociale. Son mari et son fils étaient venus avec elle s"établir au Canada. Son fils continua ses études au Canada. Ce n"est que quand son mari est hospitalisé en 1996 que la demanderesse est allée le rejoindre en Afrique. Son fils est maintenant citoyen canadien. Elle avait toujours l"intention de retourner au Canada, tel que le démontrent les visas de résident de retour obtenus [voir Re Lai, 31 Imm. L.R. (2d) 118 (C.F.C), Woo c. M.C.I., (23 Novembre 1999) T-1952-98 (C.F. 1ère instance)]. Elle a des attachements avec son fils unique avec qui elle communique chaque semaine. Ses absences étaient reliées à l"emploi temporaire de son mari.

[33]      Dans Re Aviles, supra, le juge Rothstein déclare :

     I think it is in Canada's best interest that immigrants such as the Garcias are prepared to assume the risk of going back to less stable parts of the world than Canada in the course of employment with a Canadian employer, as opposed to simply remaining in Canada, either on social assistance or at a relatively low level of employment, simply to qualify for the residency requirement in paragraph 5(1)(c) of the Citizenship Act. It seems to me it would be somewhat perverse to penalize the applicants in this case because of Mr. Garcia's employment requirement with his Canadian employer.

[34]      À mon avis, le juge de la citoyenneté a commis une erreur en arrivant à la conclusion que la demanderesse n"avait ni établi ni maintenu une résidence au Canada avant d"entreprendre ses voyages à l"étranger pour le travail de son mari.

[35]      À mon avis, la demanderesse a satisfait aux exigences de la résidence et en conséquence, l"appel doit être accordé.





                         Pierre Blais

                         Juge


OTTAWA, ONTARIO

Le 28 janvier 2000

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.