Dossier : IMM-1458-19
Référence : 2020 CF 457
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 31 mars 2020
En présence de monsieur le juge Bell
ENTRE :
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OTHMAN MAHMOOD SALEH
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Monsieur Othman Mahmood Saleh [M. Saleh] sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SAR a rejeté l’appel interjeté par M. Saleh à l’égard de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR], et a conclu qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
[2]
Pour les motifs énoncés ci-après, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
II.
Bref résumé du contexte factuel
[3]
M. Saleh est un Kurde de la région du Kurdistan iraquien [la KRI]. Il est citoyen de l’Irak et de nul autre pays.
[4]
En Irak, M. Saleh travaillait au bureau de l’immigration à Erbil. Il dirigeait un service chargé du traitement des demandes présentées par les résidents de la Turquie et de l’Iran qui souhaitaient résider dans la KRI. Le bureau partageait des locaux avec le bureau des passeports. M. Saleh prétend que l’oncle d’un ami l’a abordé et lui a demandé de traiter des demandes de passeport pour une liste de 18 personnes. M. Saleh soupçonnait l’oncle, de même que les personnes figurant sur la liste, d’être radicalisés et d’être soit membres, soit sympathisants de l’État islamique en Irak et en Syrie [l’État islamique]. M. Saleh a refusé de traiter les demandes et a commencé à craindre pour sa sécurité. Sur la recommandation d’un ami, qu’il prétend être policier, M. Saleh n’a pas tenté de communiquer avec les autorités policières au sujet de la demande de faux passeports ou de sa crainte de représailles pour avoir refusé d’obtempérer à la demande.
[5]
M. Saleh est arrivé au Canada en juin 2016 où il a demandé l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. Il a prétendu qu’il était exposé à un risque de préjudices en Irak pour avoir refusé de traiter les demandes de passeport. La SPR a rejeté la demande d’asile de M. Saleh le 15 janvier 2018. La SAR a rejeté son appel le 25 janvier 2019.
III.
Décision de la SPR
[6]
La SPR a conclu que M. Saleh n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle la protection de l’État lui était accessible. Premièrement, la SPR a conclu que les éléments de preuve objectifs démontraient qu’il existait dans la KRI une force policière et des mesures de sécurité efficaces. Deuxièmement, il n’y avait aucun élément de preuve quant à de récents changements politiques dans la KRI pouvant entraîner la modification de l’analyse de la protection de l’État. Troisièmement, les affiliations politiques et les relations personnelles de M. Saleh ne lui causeraient pas d’ennuis s’il tentait d’obtenir l’aide de la police. Enfin, et élément qui importe peut-être le plus, la SPR a conclu que la KRI et la ville d’Erbil prenaient la menace posée par l’État islamique et les groupes similaires très au sérieux. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il était peu probable que la police, ou d’autres forces de sécurité dans ces régions, n’auraient rien fait si M. Saleh avait signalé l’incident.
IV.
Décision de la SAR
[7]
La SAR a conclu que la SPR avait commis des erreurs à l’égard de plusieurs questions sans lien avec le présent contrôle judiciaire. Elle a toutefois confirmé la décision de la SPR selon laquelle M. Saleh n’avait pas réfuté la présomption d’une protection de l’État adéquate.
[8]
En tirant sa conclusion, la SAR a d’abord souligné que la SPR n’avait pas commis d’erreur en accordant une faible valeur probante à la déclaration faite par Kawa Abdul-Aziz Hassan, ami de M. Saleh et prétendu policier qui aurait conseillé à M. Saleh de ne pas signaler l’incident à la police. M. Hassan a produit un document d’état civil iraquien, mais aucune pièce attestant sa qualité de policier. De plus, la SAR a pris en compte les nombreux éléments de preuve documentaire démontrant que les autorités kurdes livraient une lutte énergique contre les groupes terroristes. La SAR a considéré le prétendu conseil donné par M. Hassan de ne pas déclarer l’incident à la police comme incompatible avec son statut soi-disant de policier et les éléments de preuve documentaire selon lesquels la police prenait des mesures énergiques contre les menaces de cette nature. Deuxièmement, la SAR a pris en compte les éléments de preuve documentaire détaillés au sujet de la marche à suivre pour déclarer des incidents à la police et des suites données par le système judiciaire. Elle a conclu que M. Saleh n’avait fait aucune de ces démarches. Troisièmement, la SAR a pris en compte l’efficacité de la protection de l’État dans la KRI. Elle a notamment renvoyé à des déclarations faites par le gouvernement iraquien quant à sa victoire contre l’État islamique. Elle a aussi renvoyé à un rapport indépendant, qui démontrait le sérieux de la lutte que mènent les forces kurdes contre l’État islamique, ainsi qu’à un document de recherche indépendant qui concluait que les forces de sécurité kurdes disposaient d’équipements et avaient reçu une formation modernes et maîtrisaient la situation en matière de sécurité dans la KRI. La SAR a conclu que si M. Saleh avait transmis l’information dont il disposait sur 18 personnes soupçonnées d’être des terroristes, l’État les aurait recherchées vigoureusement.
V.
Dispositions pertinentes
[9]
Les articles 96 et 97 de la LIPR sont les dispositions pertinentes en l’espèce et figurent à l’annexe ci-jointe.
VI.
Questions en litige
[10]
En dépit du fait que M. Saleh soulève plusieurs questions, celles-ci peuvent être résumées succinctement en demandant si la décision de la SAR concernant la protection de l’État satisfait au critère de la décision raisonnable. Voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au par. 10, 441 DLR (4th) 1 [Vavilov]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 aux par. 35, 396 DLR (4th) 527. Lorsqu’elle effectue un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit « tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée »
(Vavilov, par. 15).
VII.
Analyse
[11]
M. Saleh soutient que le critère applicable à la protection de l’État suppose une appréciation [traduction] « non seulement des efforts faits par l’État, mais aussi des résultats obtenus »
. Il affirme que ni la SPR ni la SAR n’ont apprécié la question de savoir si la protection de l’État était adéquate du point de vue opérationnel. Par conséquent, il estime que la SAR a fait fi de sa sécurité. Il étaye sa position en renvoyant à divers rapports portant sur la présence de l’État islamique dans la région, les atrocités commises par les autorités dans la lutte contre l’État islamique, les atrocités commises par l’État islamique, la non-application de la loi dans certains secteurs de la KRI, et le fait que la population locale fait rarement appel au système judiciaire.
[12]
Il incombe au demandeur d’asile de réfuter la présomption de la protection de l’État. Il doit fournir une preuve claire et convaincante de l'incapacité d'un État d'assurer la protection de ses citoyens : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1. Dans l’arrêt Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 au par. 30, 69 Imm LR (3d) 309 [Carrillo], le juge Létourneau, s’exprimant au nom de la Cour, a expliqué que pour réfuter la présomption de la protection de l’État, le demandeur d’asile doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l'État est insuffisante. Dans cette affaire, la Cour avait conclu que la décision contestée était raisonnable étant donné que la demandeure d’asile « n’avait pas déployé d’efforts soutenus pour obtenir la protection de l'État »
et « n’avait pas fait d'efforts additionnels pour obtenir la protection des autorités lorsqu'il se fut avéré, selon ses dires, que la police locale ne lui offrirait pas la protection qu'elle recherchait »
(Carrillo aux par. 33 à 35). Dans l’arrêt Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 au par. 37, 282 DLR (4th) 413, autorisation d’appel à la CSC refusée, 32111 (15 novembre 2007), le juge Sexton, s’exprimant aussi au nom de la Cour, à l’unanimité, a expliqué que, pour prétendre au statut de réfugié, les demandeurs doivent d’abord convaincre le décideur qu’ils ont demandé la protection de leur État sans pouvoir l’obtenir ou, à titre subsidiaire, qu’on ne peut s’attendre objectivement à ce que leur État les protège.
[13]
Maintenant que j’ai énoncé la jurisprudence qui s’applique, je vais m’inspirer libéralement des observations écrites formulées par le défendeur pour exposer les raisons pour lesquelles j’estime que la décision contestée est raisonnable.
[14]
Premièrement, M. Saleh soutient que la SAR n’a pas tenu compte d’un rapport danois pertinent figurant dans le cartable national de documentation. C’est faux. La SAR a renvoyé à ce document à de multiples reprises. Deuxièmement, M. Saleh affirme que la SAR n’a pas pris en compte des éléments de preuve documentaire relatifs à la situation sur le plan de la sécurité à Mossoul, et dans la province de Ninive. Avec égards, j’estime que Mossoul et la province de Ninive ne font pas partie de la KRI. De plus, les éléments de preuve documentaire montrent clairement que la situation en matière de sécurité diffère dans ces secteurs par rapport à celle dans la KRI. Troisièmement, M. Saleh renvoie à une section du cartable national de documentation qui porte sur l’insuffisance de la protection de l’État pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays et pour les réfugiés dans la KRI. Cet article n’a rien à voir avec la capacité de M. Saleh de se réclamer de la protection de l’État dans la KRI. M. Saleh n’est pas une personne déplacée à l’intérieur du pays ni un réfugié. En fait, il occupait un poste de responsabilité dans la KRI, et jouait un rôle important dans le maintien de la sécurité dans la région, avant son départ pour le Canada. Quatrièmement, M. Saleh exprime des préoccupations au sujet d’atrocités qu’auraient commises les forces de sécurité de la KRI dans leur lutte contre l’État islamique. Bien que ces atrocités, si tant est qu’elles ont eu lieu, soient condamnables, je ne vois pas en quoi la vigueur avec laquelle les forces de sécurité de la KRI luttent contre l’État islamique milite en faveur de la position de M. Saleh dans la présente demande. Cinquièmement, M. Saleh demande à la Cour de conclure que la décision est déraisonnable parce que la SAR a omis de prendre en compte le fait que les partis politiques de la KRI ne protègent pas les dissidents politiques et le manque d’indépendance du système judiciaire. Vu la férocité du combat que le gouvernement de la KRI livre contre l’État islamique, et à la lumière du fait que M. Saleh ne prétend pas être un dissident politique, je ne vois pas la pertinence de cette observation. J’estime qu’elle n’étaye pas l’argument selon lequel la décision de la SAR est déraisonnable.
[15]
Enfin, M. Saleh affirme de façon générale que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve. Je ne suis pas d’accord. En dépit du fait que M. Saleh n’a pas tort d’affirmer que la SAR n’a pas renvoyé à chacun des 45 documents qu’il a produits sur la situation dans le pays, la SAR n’était pas tenue, de par la loi ni de par la jurisprudence, d’y renvoyer (Jean-Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 au par. 20 citant Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379 aux par. 31 à 34, 421 FTR 309 (Eng) et Quebrada Batero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 988 au par. 13). La SAR a toutefois fait remarquer qu’aucun des documents sur la situation dans le pays produits par M. Saleh ne contredisait les conclusions de la SPR quant au caractère suffisant de la protection de l’État. J’estime que cette observation suffit pour satisfaire aux exigences de l’arrêt Vavilov en ce qui concerne la transparence, la justification et la prestation de motifs (Vavilov au par. 86).
[16]
Par conséquent, la SAR a raisonnablement conclu que M. Saleh n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.
VIII.
Conclusion
[17]
La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier pour examen par la Cour d’appel fédérale, et le dossier n’en soulève aucune.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens. Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.
« B. Richard Bell »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 9e jour d’avril 2020.
Isabelle Mathieu, traductrice
ANNEXE
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-1458-19
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INTITULÉ :
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OTHMAN MAHMOOD SALEH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 25 novembre 2019
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
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le juge BELL
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DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
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Le 31 mars 2020
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COMPARUTIONS :
Victor Pilnitz
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POUR LE DEMANDEUR
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Charles Jubenville
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Pilnitz Law Group
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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