Référence : 2005 CF 1538
Calgary (Alberta), le 15 novembre 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY
LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
demandeur
et
SINGH LYN RAGONETTI BINDAL LLP,
auparavant connu sous le nom de SINGH WALTERS BINDAL
défendeurs
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La Cour est saisie d'une demande visant à obtenir, en vertu l'article 231.7 de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) modifiée (la Loi), une ordonnance de communication en réponse à la demande péremptoire de communication de documents et de renseignements que le ministre du Revenu national (le ministre ou le demandeur) a adressée aux défendeurs le 18 février 2004 en vertu de l'article 231.2 de la Loi (la demande péremptoire). Les défendeurs sont un cabinet d'avocats exerçant à Calgary, en Alberta. La question en litige dans la présente instance est celle de savoir si les documents réclamés par le demandeur sont protégés par le secret professionnel de l'avocat.
[2] Le ministère du demandeur, l'Agence des douanes et du revenu du Canada (l'ADRC), a entrepris, en 2001 et 2002, la vérification de 173 rentiers bénéficiaires d'un régime enregistré d'épargne retraite (REÉR). Des fonds totalisant 8 425 330 $ auraient été versés aux défendeurs, en fiducie, par des sociétés de fiducie chargées d'administrer les REÉR autogérés des rentiers en question. Ces fonds auraient été utilisés pour souscrire des actions ordinaires d'une compagnie appelée Asset Trax Inc. (ATI). Certaines de ces actions ont été émises indirectement aux sociétés de fiducie gérant les REÉR par l'entremise d'une compagnie basée au Costa Rica appelée Transportes Castlewood S.A. (Transportes).
[3] L'ADRC soupçonnait les rentiers des REÉR d'être impliqués dans un stratagème conçu pour retirer des fonds de leurs REÉR sans payer d'impôt sur le revenu. ATI aurait reçu 1 $ l'action sur les 10 $ l'action versés dans le compte en fiducie des défendeurs. L'ADRC souhaite vérifier les registres comptables des défendeurs pour savoir à qui a été versée la différence de 9 $ l'action provenant du compte en fiducie des défendeurs. En conséquence, l'ADRC réclame aux défendeurs les documents et renseignements se rapportant à l'achat des actions d'ATI. Les défendeurs ont refusé de communiquer ces renseignements à l'ADRC au motif qu'ils sont protégés par le secret professionnel de l'avocat.
[4] Le 18 février 2004, l'ADRC a signifié aux défendeurs, en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi, un avis (la demande péremptoire) réclamant les registres du compte en fiducie des défendeurs se rapportant aux transferts effectués par neuf sociétés de fiducie en vue de l'achat d'actions d'ATI.
[5] À la suite de la signification de la demande péremptoire, la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a, en vertu de la Legal Profession Act, rendu une ordonnance nommant un gardien chargé de gérer les affaires de M. Manesh Bindal, qui faisait partie du cabinet d'avocats défendeur au moment des faits. L'avocat qui agissait pour le compte du gardien représentait les défendeurs dans la présente instance à titre de substitut du barreau.
[6] Le gardien remplace M. Bindal en ce qui concerne le rapport procureur-client qu'il a pu avoir au moment des faits. Il maintient que les renseignements réclamés par le demandeur sont protégés par le secret professionnel de l'avocat. Les défendeurs soutiennent qu'il y a lieu d'aviser Transportes ainsi que chacun des 173 rentiers de l'existence de la demande d'ordonnance de communication pour leur permettre de revendiquer un privilège.
[7] Les défendeurs ont déposé, relativement à la présente demande, un affidavit souscrit par M. Bindal, qui a également été contre-interrogé au sujet de son affidavit.
[8] Dans son affidavit, M. Bindal affirme qu'en janvier 2001, il a signé avec Transportes un mandat de représentation en justice aux termes duquel certaines sommes d'argent ont été déposées dans son compte en fiducie puis retirées de ce compte. Dans le cadre de ce mandat, des chèques ont été envoyés à M. Bindal par des sociétés de fiducie, par Transportes ou directement par des investisseurs, pour l'achat d'actions de diverses compagnies. Les chèques portaient habituellement la mention « en fiducie » et portaient le nom d'un investisseur déterminé.
[9] En contre-interrogatoire, M. Bindal a déclaré que l'entente qu'il avait conclue avec Transportes était très limitée. Aucun client n'était précisé en ce qui concerne l'achat et la vente des actions. Il était simplement chargé d'agir pour le compte de Transportes en gérant les fonds qui étaient versés dans son compte en fiducie et qui devaient être libérés sur l'ordre de Transportes. Ces fonds n'étaient assujettis à aucune condition fiduciaire, et ses services n'avaient pas été retenus expressément en rapport avec la vente des actions d'ATI faisant l'objet de la demande péremptoire.
[10] Les défendeurs affirment que M. Bindal avait une relation avocat-client avec Transportes. Certes, Transportes était incontestablement un client du cabinet d'avocats, mais il n'y a rien dans le dossier qui m'a été soumis qui permette de penser que cette relation comportait de quelque manière que ce soit un échange de communications visant à obtenir ou à donner des conseils juridiques. Il s'agissait d'une relation commerciale ordinaire dans le cadre de laquelle on se servait des comptes en fiducie du cabinet d'avocats pour déposer et transférer des fonds.
[11] Les défendeurs soutiennent en outre que M. Bindal était tenu envers les investisseurs à une obligation de diligence qui l'obligeait à veiller sur leurs placements, ce qui permet raisonnablement de penser que les investisseurs étaient aussi des « clients » ayant le droit de revendiquer un privilège sur leurs communications avec le cabinet d'avocats. Au soutien de cette seconde proposition, les défendeurs invoquent un extrait d'un ouvrage de Grant et Rothstein, Lawyer's Professional Liability (Butterworths, 1998) où, aux pages 89 et 90, on aborde la question de la responsabilité des avocats envers les tiers. Les auteurs citent les jugements Yang c. Overseas Investments (1986) Ltd., [1995] 4 W.W.R. 231 et Texas Industries Ltd.c. Siewert (1996), 194 A.R. 303 (C.B.R.) qui illustrent, selon eux, des circonstances dans lesquelles un avocat peut être assujetti à une obligation de diligence envers un tiers.
[12] Il se peut fort bien que les défendeurs soient tenus envers les rentiers des REÉR à une obligation de diligence qui les oblige à protéger leurs investissements, mais cela ne permet pas pour autant de conclure, à mon avis, à l'existence d'une relation avocat-client entres les défendeurs et les investisseurs ou de trancher le présente litige. D'ailleurs, les décisions citées par Grant et Rothstein ont ceci de particulier que le tribunal explique qu'on peut conclure à l'existence d'une obligation de diligence malgré l'absence de relation avocat-client directe. D'ailleurs, ces décisions ne portent pas directement sur la question qui nous occupe.
[13] L'avocat des défendeurs admet en toute franchise qu'il n'a pu trouver de précédent dans lequel il est expressément dit qu'une relation avocat-client peut viser des tiers, mais il évoque les grands principes posés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R c. Fink, [2002] 3 R.C.S. 209, pour trancher les questions de privilège posées par la perquisition et la saisie de dossiers effectuées dans les cabinets d'avocats.
[14] Suivant les principes établis dans l'arrêt Lavallee, il faut faire tous les efforts possibles pour joindre tous les détenteurs potentiels du privilège et pour leur donner ensuite une occasion raisonnable de formuler une objection fondée sur ce privilège et, si cette objection est contestée, de faire trancher la question par les tribunaux. S'il s'avère impossible d'aviser les détenteurs potentiels du privilège, l'avocat qui a la garde des documents saisis, ou un autre avocat nommé par le barreau ou par le tribunal, doit examiner les documents pour déterminer si le privilège devrait être invoqué.
[15] Je constate que les registres des comptes en fiducie en question sont présentement en la possession de l'avocat des défendeurs. En juillet 2005, l'avocat des défendeurs a écrit à Transportes et à plusieurs des sociétés de fiducie qui agissaient pour le compte des rentiers des REÉR pour les informer de l'existence de la demande soumise à la Cour. Il semble qu'aucune requête en intervention n'ait été présentée dans le cadre de la présente instance. Une telle requête ne permettrait évidemment pas de savoir si les registres sont protégés par le secret professionnel de l'avocat, mais elle indiquerait néanmoins que desefforts ont été faits - par les défendeurs et non par l'État cependant -- pour joindre les clients « potentiels » .
[16] La thèse du demandeur est que, bien que les registres comptables puissent constituer des dossiers confidentiels du cabinet d'avocats des défendeurs, ils ne font l'objet d'aucun privilège selon la common law ou le paragraphe 232(1) de la Loi. Le paragraphe 232(1) précise que les relevés comptables des avocats ne sont pas considérés comme des communications orales ou documentaires protégés par le secret professionnel de l'avocat. Sans contester officiellement cette disposition, les défendeurs soulèvent des doutes au sujet de la constitutionnalité du paragraphe 232(1), compte tenu de l'arrêt Lavallee, précité, et de l'arrêt ultérieur rendu par la Cour suprême dans l'affaire Maranda c. Richer, [2003] 3 R.C.S. 193, 2003 CSC 67.
[17] Le demandeur invoque notamment les décisions Re Ontario Securities Commission and Greymac Credit Corp., Re Ontario Securities Commission and Prousky (1983), 146 D.L.R. (3d) 73 (Cour div. Ont.); Stevens c. Canada (Premier Ministre), [1998] 4 C.F. 89 (C.A.F.) et R. c. Serfaty, [2004] O.J. no 1952 (Cour sup.) (QL).
[18] La décision Greymac, précitée, constitue depuis longtemps un précédent qui appuie le principe selon lequel le secret professionnel de l'avocat ne protège pas les documents constatant les opérations financières transitant par les comptes en fiducie de l'avocat, car ces écrits constituent la preuve d'un acte ou d'une opération alors que le privilège s'applique uniquement aux communications. Ainsi, les témoignages concernant ces questions, ainsi que les relevés comptables de l'avocat et autres pièces s'y rapportant (les conseils et les communications émanant du client relatives aux conseils ayant été occultés) ne sont pas protégés, et l'avocat peut être forcé de réponse aux questions et de produire les pièces.
[19] Contrairement à ce qu'affirment les défendeurs, j'estime que le jugement Greymac s'applique toujours malgré les arrêts Lavallee et Maranda. Dans l'arrêt Maranda, le juge LeBel, qui écrivait pour la majorité (la juge Deschamps souscrivant au résultat), a expliqué qu'une règle de fond en matière de privilège ne peut reposer sur la distinction entre fait et communication de sorte que, dans cette affaire, les documents relatifs aux honoraires de l'avocat de la défense ont été jugés protégés. Toutefois, le juge signale expressément, au paragraphe 30, que tous les incidents des rapports entre un client et son avocat ne se situent pas dans le cadre de communications privilégiées, « comme dans des cas où la jurisprudence note que l'avocat a agi non comme tel, mais comme simple intermédiaire pour des transferts de fonds » . Le juge LeBel cite le jugement Greymac à l'appui de cette affirmation.
[20] Dans le jugement Kilbreath c. Saskatchewan (Attorney General), [2004] S.J. no 770, 2004 SKQB 489, le juge Wilkinson a examiné la jurisprudence antérieure et postérieure aux arrêts Lavallee et Maranda au sujet de la portée du privilège relatif aux dossiers se trouvant en la possession des avocats. Le juge résume comme suit, au paragraphe 16, les décisions dans lesquelles il a été jugé que le privilège ne s'appliquait pas :
[TRADUCTION] Il ressort de ces exemples, qui n'ont rien d'exhaustifs, que le privilège du secret professionnel de l'avocat ne s'applique pas aux documents qui ne peuvent être rattachés à une consultation donnée par l'avocat, mais que ce dernier conserve pour éviter une saisie (R. c.Colvin, Ex parte Merrick, [1970] 3 O.R. 612 (H.C.J. Ont.)). Le privilège ne s'applique pas aux documents que l'avocat se contente d'avoir en sa possession, tels que les relevés comptables et les documents d'apurement des comptes en fiducie et les actes de vente lorsque aucune consultation n'a été demandée ou donnée à leur sujet (décision Kranz, précitée). Il ne s'applique pas à des devises effectives, car dans ce cas, le seul renseignement qui est communiqué est la valeur du billet en cause (R. c. Law Office of Simon Rosenfield, [2003] O.J. no 5821 (C.S.J.)). Il ne s'applique pas au dépôt, dans le compte en fiducie de l'avocat, de fonds n'ayant aucun rapport avec une demande ou à la fourniture d'une consultation mais visant seulement à protéger les fonds contre une saisie (R. c. Serfaty, [2004] O.J. no 1952 (C.S.J.)). Il ne s'applique pas si le lien qui existe entre les intéressés participe davantage d'une relation d'affaires ou d'une relation commerciale ou lorsque la divulgation porte sur les mesures qui ont été prises plutôt que sur les communications échangées entre l'avocat et son client, ou lorsque les communications visent à faciliter la perpétration d'un acte criminel ou frauduleux. Il ne s'applique pas aux documents si le client qui est titulaire du privilège exerce son droit de renoncer à ce privilège soit expressément, soit tacitement, d'une manière jugée acceptable par le tribunal (Rosenfeld, précité, et R. c. Serfaty, précité.)
[21] En l'espèce, il n'y a, dans le dossier qui m'a été soumis, aucun élément de preuve qui permette de penser que les services des défendeurs ont été retenus pour prodiguer des conseils d'ordre juridique à Transportes ou à l'un quelconque des 173 rentiers pour le compte desquels les sociétés de fiducie ont transmis des fonds aux défendeurs en vue de l'achat d'actions. Les défendeurs étaient tout au plus « de simples intermédiaires pour le transfert de fonds » , pour reprendre la formule employée par le juge LeBel dans l'arrêt Maranda, et la preuve ne me permet pas de conclure que les dossiers révéleront l'existence de communications privilégiées.
[22] À la clôture de l'audience et après que j'eus indiqué l'issue de la demande, l'avocat des défendeurs a soulevé la question de savoir si mon ordonnance devait s'appliquer au dernier élément mentionné dans la liste des documents réclamés dans l'avis du 18 février 2004, à savoir : [traduction] « les contrats conclus entre le cabinet Singh Walters Bindal et ses clients au sujet du traitement des fonds ou des sommes d'argent pour le compte de toute personne au sens du paragraphe 248(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu [...] » . L'avocat a expliqué que cette demande péremptoire déborde peut-être le cadre des registres des comptes en fiducie non protégés qui se rapportent aux transferts de fonds.
[23] M. Bindal a témoigné que seule Transportes lui avait confié un mandat de représentation en justice. Comme j'ai conclu qu'il ne s'agissait que d'une entente commerciale de transfert de fonds, je ne vois pas pourquoi les contrats exposant les modalités de cette entente ne devraient pas été divulgués, dès lors qu'ils ne renferment pas de communications ou de faits protégés. L'avocat des défendeurs devrait examiner les contrats versés aux dossiers avant de les communiquer au demandeur et il peut demander à la Cour de lui donner des directives s'il estime que des communications ou des déclarations sont protégées.
[24] Le demandeur réclame la somme de 1 000 $ à titre de dépens. Comme la demande faisait suite à une question de privilège, je vais exercer mon pouvoir discrétionnaire en n'adjugeant aucuns dépens à la partie qui obtient gain de cause.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE aux défendeurs de donner suite à la demande péremptoire en communiquant les documents et les renseignements joints titre d'annexe D à l'affidavit souscrit le 9 septembre 2004 par Margaret Nieboer, dans les 15 jours suivant la date de la présente ordonnance. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Richard Mosley »
Juge
Calgary (Alberta)
Le 15 novembre 2005
Traduction certifiée conforme
Michèle Ali
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-12-05
INTITULÉ : MRN c. SINGH LYN RAGONETTI BINDAL
LLP, auparavant connue sous le nom de SINGH WALTERS
BINDAL
LIEU DE L'AUDIENCE : CALGARY (ALBERTA)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 14 NOVEMBRE 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE MOSLEY
DATE DES MOTIFS : LE 15 NOVEMBRE 2005
COMPARUTIONS:
Jon Gilbert
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Graham Price, c.r.
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Ottawa
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Graham Price, c.r. Calgary (Alberta)
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