Date : 20200311
Dossier : IMM-4582-19
Référence : 2020 CF 353
Ottawa (Ontario), le 11 mars 2020
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE :
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JEAN MILOU SENAT
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partie demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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partie défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
Aperçu
[1]
Le demandeur, Monsieur Jean Milou Sénat, est citoyen d’Haïti. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue en juin 2019 par la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [Décision]. La SAI a alors confirmé une décision de la Section de l’immigration [SI] selon laquelle M. Sénat avait fait de fausses déclarations sur un fait important au soutien de sa demande de résidence permanente, le rendant ainsi interdit de territoire aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. En plus de maintenir la mesure de renvoi à l’encontre de M. Sénat, la SAI a également conclu qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.
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M. Sénat affirme que la Décision de la SAI est déraisonnable. Il ne conteste pas la conclusion de la SAI selon laquelle il est interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations, mais il soutient que la SAI aurait erré en concluant à l’absence de motifs d’ordre humanitaires suffisants pour justifier la prise de mesures discrétionnaires en sa faveur. M. Sénat allègue également que la SAI aurait fait preuve de partialité dans son analyse. Il demande à la Cour d’annuler la Décision et d’ordonner qu’un autre décideur réexamine son appel. En guise de réponse, le ministre de la Sécurité publique et de la protection civile [Ministre] plaide que la décision est raisonnable à tous égards et qu’aucune entorse aux règles de l’équité procédurale n’a été commise.
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Les seules questions à trancher sont de déterminer si la Décision de la SAI est raisonnable et si la SAI a fait preuve de partialité à l’endroit de M. Sénat en accordant une importance excessive à ses fausses déclarations.
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Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Sénat. Compte tenu des conclusions de la SAI, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision. Les motifs de la SAI possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent en regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. De plus, je ne décèle ici aucun indice qui pourrait suggérer que le droit de M. Sénat à un traitement juste et impartial n’ait pas été respecté. Il n’existe donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.
Contexte
Les faits
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En juin 2012, M. Sénat obtient le statut de résident permanent du Canada après avoir été parrainé par son frère dans le cadre du programme spécial mis en place après le terrible tremblement de terre survenu en Haïti en janvier 2010. Bien que M. Sénat soit marié avec Madame Fedeline Joseph depuis 2006 et que le couple ait trois enfants, il se présente aux autorités canadiennes d’immigration comme un homme célibataire.
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En septembre 2014, M. Sénat dépose une demande de parrainage de son épouse, qu’il identifie sous le nom de Madame Catherina Pierre. M. Sénat et Mme Pierre auraient célébré leur mariage en mai 2014. La demande de parrainage inclut également deux enfants de Mme Pierre, nés d’une ancienne union, ainsi qu’un autre enfant né de l’union entre Mme Pierre et M. Sénat.
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Suite au dépôt de la demande de parrainage, certaines irrégularités sont notées dans les documents présentés par M. Sénat au soutien de sa demande. Une enquête s’ensuit, laquelle permet de découvrir que l’épouse de M. Sénat est en fait Mme Joseph et que M. Sénat est le père des trois enfants déclarés dans la demande de parrainage. Ainsi, M. Sénat a faussement déclaré les identités de son épouse et ses enfants. L’enquête permet également de découvrir que l’acte de mariage et les actes de naissance des enfants déposés au soutien de la demande sont frauduleux, et que l’école où travaillait Mme Joseph a émis des bulletins scolaires pour les enfants et une preuve d’emploi pour Mme Joseph sous leurs fausses identités. Au terme de cette enquête, les demandes de résidence permanente de Mme Joseph et des trois enfants sont refusées en 2016.
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Suite au refus de ces demandes de résidence permanente, un agent d’immigration déclenche une nouvelle enquête, cette fois sur M. Sénat. Après une entrevue avec M. Sénat en septembre 2016, un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR est rédigé, alléguant que M. Sénat a fait des fausses déclarations dans sa propre demande de résidence permanente. Le rapport d’interdiction est déféré pour enquête devant la SI, au cours de laquelle M. Sénat admet l’ensemble des allégations à son sujet. En janvier 2017, la SI prononce une mesure d’exclusion de territoire à l’encontre de M. Sénat, au motif qu’il a fait de fausses déclarations sur un fait important au soutien de sa demande de résidence permanente, entraînant une erreur dans l’application de la loi et le rendant interdit de territoire aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. M. Sénat en appelle alors de cette décision devant la SAI.
La Décision
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Dans sa Décision, la SAI rappelle d’abord que M. Sénat ne conteste pas la validité de la mesure d’exclusion prononcée à son égard. La SAI note que la question déterminante est plutôt celle de savoir si M. Sénat a démontré, selon la prépondérance des probabilités, des motifs d’ordre humanitaires justifiant, compte tenu de l’ensemble des circonstances, la prise de mesures spéciales aux termes de l’article 67 de la LIPR.
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D’entrée de jeu, la SAI énonce les facteurs qu’elle doit considérer lorsqu’elle est appelée à exercer son pouvoir discrétionnaire en matière d’interdiction de territoire pour fausses déclarations. À cet égard, la SAI mentionne la liste non exhaustive des facteurs énoncés par la Cour dans la décision Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1059 [Wang] et procède à l’évaluation de ces facteurs à la lumière des circonstances particulières de M. Sénat.
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En ce qui a d’abord trait à la gravité des fausses déclarations de M. Sénat, la SAI se dit d’avis que, selon la preuve devant elle, M. Sénat a agi de façon intentionnelle, concertée, planifiée et répétée dans le but de favoriser l’obtention de sa résidence permanente. Selon la SAI, cette attitude traduit le mépris considérable qu’entretenait M. Sénat à l’égard du système d’immigration canadien et milite fortement contre la prise de mesures spéciales.
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Eu égard aux remords exprimés par M. Sénat, la SAI signale que M. Sénat avait d’abord imputé la responsabilité de ses actes à son entourage. Bien qu’il ait finalement exprimé des regrets lors de l’entrevue avec la SI et expliqué avoir fait ses fausses déclarations en raison des conditions de vie médiocres en Haïti, la SAI estime que M. Sénat semblait regretter les conséquences néfastes que ses fausses déclarations ont engendré pour lui et les membres de sa famille, plutôt que les gestes posés. Le SAI conclut que les regrets exprimés par M. Sénat méritent peu de poids eu égard à la prise de mesures spéciales, étant donné qu’il n’a pas exprimé de remords pour avoir violé l’obligation de déclarer la vérité aux autorités d’immigration ou pour avoir miné l’intégrité du système canadien d’immigration.
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La SAI regarde ensuite le degré d’établissement de M. Sénat. Bien que la SAI reconnaisse que la preuve présentée par M. Sénat démontre un certain degré d’établissement au Canada, elle conclut que le poids à y accorder, dans le cadre de la prise de mesures spéciales, demeure très faible, en raison de la gravité des fausses déclarations de M. Sénat. La SAI indique s’appuyer sur les principes établis par la Cour dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Liu, 2016 CF 460 [Liu].
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Pour ce qui est de l’impact d’un éventuel renvoi de M. Sénat sur les membres de sa famille résidant au Canada, la SAI détermine que M. Sénat n’a pas démontré l’importance des liens qu’il entretient avec ceux-ci. En effet, selon la SAI, la preuve démontre plutôt que M. Sénat avait tendance à s’isoler et qu’il ne sortait pas de chez lui, sauf pour aller travailler. Ainsi, malgré les liens familiaux de M. Sénat au Canada, le SAI estime que le poids dévolu à ce facteur dans l’évaluation de mesures spéciales est faible, d’autant plus que la preuve ne démontre pas que le renvoi de M. Sénat pourrait avoir des répercussions sur les membres de sa famille au Canada. La SAI considère toutefois que M. Sénat bénéficie d’un certain soutien au Canada et qu’il s’agit donc là d’un élément qui lui est légèrement favorable.
[15]
Au sujet de l’importance des difficultés que subirait M. Sénat s’il était renvoyé en Haïti, la SAI n’est pas persuadée par la preuve présentée par M. Sénat à l’effet qu’il ne serait pas en mesure de se trouver un emploi en Haïti. Certes, le salaire de M. Sénat en Haïti pourrait être moins élevé que celui qu’il gagne au Canada, mais rien n’indique, selon la SAI, que Mme Joseph ne pourrait pas se trouver elle-même un emploi pour pallier à la perte de revenus de M. Sénat. La SAI reconnaît que M. Sénat pourrait avoir à faire face à une période de transition et à subir des difficultés en raison de son renvoi. Cependant, elle conclut que ces difficultés ne sont pas indues. De surcroît, la SAI reproche à M. Sénat de ne pas avoir abordé les conditions du pays dans son témoignage, bien qu’il ait déposé de la documentation à cet effet.
[16]
Finalement, la SAI détermine que l’intérêt supérieur des enfants de M. Sénat, qui se trouvent interdits de territoire depuis le refus de la demande de parrainage en 2016, n’est pas seulement de nature pécuniaire. Ainsi, la SAI note que cet intérêt repose également sur leur bien-être psychologique et émotionnel. Ayant estimé que la preuve ne démontre pas que M. Sénat ne pourrait pas subvenir aux besoins de ses enfants advenant un retour en Haïti, et que son renvoi aurait nécessairement comme conséquence leur réunification, la SAI conclut que l’intérêt supérieur de ses enfants n’est pas un facteur militant en faveur de l’octroi de mesures spéciales.
[17]
Après avoir pondéré l’ensemble des facteurs, la SAI détermine que les motifs d’ordre humanitaire soulevés par M. Sénat ne justifient pas l’octroi de mesures discrétionnaires en sa faveur.
C.
La norme de contrôle
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Le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire d’une décision administrative a été récemment revu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Ce cadre d’analyse repose désormais sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27).
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Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. La Décision de la SAI est donc assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les parties ne le contestent pas. D’ailleurs, la jurisprudence avait déjà établi que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à la question de savoir si la prise de mesures spéciales en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR est justifiée en raison de considérations d’ordre humanitaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] aux para 57-59; Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952 au para 13).
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Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité »
(Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).
[21]
Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique »
(Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87).
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L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse »
, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif »
(Vavilov au para 13). Il importe de rappeler que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et doit témoigner d’un respect envers le rôle distinct conféré aux décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable repose sur le « respect du choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur qui a préféré confier le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice »
(Vavilov au para 46). En d’autres mots, selon la majorité de la Cour suprême, Vavilov ne sonne pas le glas de la déférence envers les décideurs administratifs.
[23]
Les allégations de partialité formulées par M. Sénat soulèvent pour leur part une question d’équité procédurale. Sur ces questions, le rôle de la Cour est de déterminer, en tenant compte tant du contexte particulier que des circonstances de l’espèce, si le processus suivi par le décideur était équitable (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CPR] au para 54). Ainsi, aucune norme de contrôle proprement dite n’est applicable par la cour de révision appelée à se pencher sur une question d’équité procédurale. La cour de révision doit plutôt être persuadée que, dans les circonstances, le devoir d’équité procédurale a été respecté (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 au para 52).
Analyse
A.
La Décision est raisonnable à tous égards
[24]
M. Sénat soutient que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la SAI est déraisonnable et que celle-ci a erré dans son analyse des différents facteurs évalués. Eu égard à la conclusion sur la gravité de ses fausses déclarations, M. Sénat soumet que la SAI n’a pas tenu compte de ses explications. En ce qui a trait à l’insuffisance de ses remords, M. Sénat avance que rien ne l’obligeait à présenter des remords spécifiques envers les autorités d’immigration pour que ceux-ci puissent revêtir un certain poids. Au niveau de son établissement au Canada, M. Sénat plaide que la SAI a erré en s’appuyant sur les principes de l’affaire Liu pour n’accorder aucun poids à son degré d’établissement en raison de la gravité de ses fausses déclarations.
[25]
M. Sénat souligne par ailleurs que la SAI ne pouvait faire fi de la preuve documentaire soumise relativement aux conditions de vie en Haïti au seul motif que les documents n’étaient pas spécifiques à sa situation et qu’il ne les avait pas abordés dans son témoignage. Selon M. Sénat, la SAI avait le devoir de fonder sa décision sur la totalité des éléments de preuve. M. Sénat soutient enfin que la SAI a erré dans son évaluation du facteur relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant, puisque la preuve démontre que les conditions économiques sont défavorables en Haïti et qu’il serait donc préférable pour lui de subvenir aux besoins de sa famille à partir du Canada.
[26]
Les arguments invoqués par M. Sénat ne me convainquent pas. Tout au contraire, j’estime que les motifs de la Décision font clairement ressortir que la SAI a évalué l’ensemble des témoignages et des éléments de preuve devant elle avant de conclure que les facteurs d’ordre humanitaire invoqués par M. Sénat n’étaient pas suffisants pour justifier la prise de mesures spéciales. Telles qu’elles sont exposées, les conclusions de la SAI permettent aisément aux parties et à la Cour de comprendre comment les facteurs relatifs aux considérations d’ordre humanitaire ont été pris en compte et soupesés, et comment la Décision a été en définitive rendue. Avant de conclure que la gravité des fausses déclarations de M. Sénat faisait pencher la balance en faveur d’un refus de sa demande, la SAI a soigneusement analysé toutes les considérations d’ordre humanitaire identifiées par M. Sénat.
[27]
Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause »
, à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite »
et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public »
(Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.
[28]
Or, dans le cas de M. Sénat, je suis d’avis que les motifs de la SAI justifient la Décision de manière transparente et intelligible (Vavilov aux para 81, 136; Société canadienne des postes aux para 28-29; Dunsmuir au para 48). Ils démontrent que la SAI a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux para 105-107). Après avoir examiné et apprécié toutes les circonstances de l’affaire et tous les facteurs pertinents, la SAI pouvait certainement conclure que les facteurs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur l’interdiction de territoire de M. Sénat en raison de la gravité des fausses déclarations qu’il a finalement reconnues, et de leur caractère intentionnel et concerté. En bout de piste, les erreurs alléguées par M. Sénat ne m’amènent pas « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur »
(Vavilov au para 123).
[29]
J’ajoute qu’il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient parfaits ou même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles. La norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Cette norme exige que la cour de révision commence par la décision et la reconnaissance du fait que le décideur administratif a la responsabilité première d’effectuer les déterminations factuelles. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, s’il existe une explication logique et cohérente justifiant le résultat obtenu, elle s’abstient d’intervenir.
[30]
Je me tourne maintenant vers certains arguments plus précis avancés par M. Sénat. Eu égard aux remords exprimés par M. Sénat, la Cour a déterminé qu’il était raisonnable pour la SAI de conclure que des remords pouvaient revêtir peu de poids lorsqu’un demandeur a attendu d’être acculé au pied du mur et d’être confronté à une preuve accablante par les autorités d’immigration avant d’admettre et de révéler ses présentations erronées (Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 620 aux para 20-21; Thavarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 625 au para 23). C’est ce qui s’est produit ici. Dans les circonstances, la conclusion de la SAI sur les remords de M. Sénat n’avait donc rien de déraisonnable.
[31]
Sur le degré d’établissement au Canada, je souligne que la SAI n’a pas ignoré ou été indifférente à la preuve de l’établissement de M. Sénat au Canada depuis son arrivée au pays en 2012. Non seulement la SAI a-t-elle reconnu que M. Sénat avait un certain degré d’établissement au Canada, mais elle a explicitement souligné cet aspect comme un facteur favorable dans son évaluation. Cette reconnaissance a cependant été plombée et assombrie par les fausses déclarations répétées de M. Sénat et son mépris des lois canadiennes en matière d’immigration.
[32]
Il était donc éminemment raisonnable pour la SAI d’accorder peu de poids à cet établissement dans l’évaluation de l’opportunité de prendre des mesures spéciales. Cette analyse est conforme au principe établi dans l’affaire Liu. Force est de constater que les années passées par M. Sénat au Canada l’ont été dans l’illégalité. M. Sénat a réussi à entrer et rester au pays grâce à ses mensonges et à une fraude d’envergure savamment orchestrée, et à aucun moment n’a-t-il séjourné au Canada en vertu d’autre chose que ses fausses déclarations. La SAI pouvait raisonnablement conclure qu’un établissement réalisé dans de telles circonstances ne méritait pas d’être récompensé et ne pouvait pas peser lourd dans la prise de mesures spéciales.
[33]
À l’audience, M. Sénat a également longuement reproché à la SAI le passage où elle affirme que M. Sénat a déposé des documents sur les conditions en Haïti mais que son témoignage n’a pas abordé les conditions du pays, ni de façon générale ni en lien avec sa propre situation. M. Sénat y lit un refus de la part de la SAI de prendre cette preuve en considération. Je ne partage pas cette lecture de la Décision. Tout au contraire, rien dans le passage cité ou ailleurs dans la Décision ne dit, ni ne suggère, que cette preuve documentaire ait été laissée de côté par la SAI.
[34]
Il est bien reconnu qu’un décideur administratif est présumé avoir soupesé et examiné l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée, à moins que le contraire ne soit établi (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL) au para 1). L’omission de mentionner un élément de preuve en particulier ne signifie pas qu’il ait été ignoré ou écarté (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16), et un décideur n’est pas tenu de référer à tous les éléments de preuve qui étayent ses conclusions. Ce n’est que lorsque le tribunal est muet au sujet d’éléments de preuve qui favorisent clairement une conclusion contraire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas tenu compte d’éléments de preuve contradictoires lorsqu’il a tiré sa conclusion de fait (Ozdemir c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CAF 331 aux para 9-10; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda‑Gutierrez] aux para 16-17). Cependant, la décision Cepeda‑Gutierrez ne permet pas d’affirmer que la simple omission de mentionner des éléments de preuve importants allant à l’encontre de la conclusion du tribunal a automatiquement pour effet de rendre la décision déraisonnable et d’entraîner son annulation. Bien au contraire, la décision Cepeda‑Gutierrez mentionne que ce n’est que lorsque les éléments de preuve oubliés sont essentiels et contredisent directement la conclusion du tribunal que la cour de révision peut en inférer que le tribunal n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait. Ce n’est pas le cas en l’espèce, et M. Sénat n’a d’ailleurs référé la Cour à aucun élément de preuve de cette nature.
[35]
Je peux comprendre que M. Sénat puisse être en désaccord avec l’évaluation faite par la SAI et contester le poids attribué aux différents facteurs en cause, mais il n’appartient pas à la Cour de modifier l’importance accordée par la SAI aux différentes considérations d'ordre humanitaire. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour n’est pas autorisée à apprécier à nouveau la preuve ou à substituer sa propre évaluation à celle du décideur administratif. La déférence envers un décideur administratif inclut une déférence à l’égard de ses conclusions et de son appréciation de la preuve (Société canadienne des postes au para 61). La cour de révision doit en fait éviter « de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur »
(Canada (Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55, citant Khosa au para 64). Dans le cas présent, les arguments soulevés par M. Sénat expriment davantage son désaccord avec l’évaluation de la preuve et avec la pondération des différents facteurs effectuée par la SAI dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et de son expertise. M. Sénat invite en fait la Cour à faire une nouvelle appréciation de la preuve et des motifs d’ordre humanitaire analysés par la SAI. Or, ce n’est pas le rôle de la Cour de se prêter à un tel exercice.
[36]
En outre, un contrôle judiciaire n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
(Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54; Vavilov au para 102). Les cours de révision doivent plutôt prêter une attention respectueuse aux motifs du décideur. Le contrôle sous la norme de la décision raisonnable vise à comprendre le fondement sur lequel repose la décision et à identifier si elle comporte une lacune suffisamment capitale ou importante ou révèle une analyse déraisonnable (Vavilov aux para 96-97, 101). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable »
(Vavilov au para 100). En l’espèce, je suis satisfait que l’on peut suivre le raisonnement de la SAI sans buter sur une faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique, et que les motifs contiennent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener la SAI, en regard de la preuve et des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, à conclure comme elle l’a fait (Vavilov au para 102; Société canadienne des postes au para 31). La Décision ne souffre d’une lacune grave qui viendrait brider l’analyse et qui serait susceptible de porter atteinte aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.
B.
La SAI a été impartiale
[37]
M. Sénat soutient également que la SAI aurait été partiale et biaisée lorsqu’elle a exercé sa discrétion de prendre des mesures spéciales. Selon M. Sénat, l’évaluation qu’a faite la SAI de la gravité de ses fausses déclarations l’aurait aveuglée dans son analyse des différents facteurs à prendre en compte afin de déterminer si des mesures spéciales devaient être accordées. M. Sénat reproche à la SAI de ne pas avoir tenu compte des circonstances dans lesquelles ses fausses déclarations ont été faites. Il critique également la SAI pour avoir omis d’évaluer certaines des preuves dont elle disposait et de considérer les circonstances particulières ayant mené à la mesure de renvoi.
[38]
Je ne partage pas l’opinion de M. Sénat sur ce second motif de contrôle judiciaire et suis d’avis que M. Sénat se méprend sur le concept de partialité qu’il évoque.
[39]
L’obligation d’agir équitablement ne concerne pas le bien-fondé ou le contenu d’une décision rendue, mais se rapporte plutôt au processus suivi. Cette obligation comporte deux volets : le droit d’être entendu et le droit à une audition juste et impartiale devant un tribunal indépendant (Re Therrien, 2001 CSC 35 au para 82). La nature et la portée de l’obligation d’équité procédurale peuvent varier en fonction des attributs du tribunal administratif et de sa loi habilitante mais, toujours, elle renvoie à la procédure et non aux droits substantifs déterminés par le tribunal.
[40]
Les allégations de M. Sénat quant à la partialité de la SAI ne résistent pas à l’analyse. Le critère qui permet de déterminer l’existence de partialité réelle ou d’une crainte raisonnable de partialité en rapport avec un décideur particulier est bien connu : il s’agit d’une norme objective et la Cour doit examiner « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique »
(Bande indienne Wewaykum c Canada, 2003 CSC 45 au para 60; Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369 à la p 394). La question à laquelle doit répondre cette Cour est donc de savoir si une personne bien informée qui étudierait le dossier de M. Sénat en profondeur, de façon réaliste et pratique, pourrait conclure à la partialité de la SAI (Haba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 732 aux para 35-36; Shahein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 987 au para 19). Je n’ai aucune hésitation à conclure que la réponse est non.
[41]
Comme le souligne le Ministre, ce type d’allégations ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son avocat. Une allégation de partialité doit au contraire être appuyée sur des preuves concrètes faisant ressortir un comportement dérogatoire à une norme (Arthur c Canada (Canada (Procureur Général), 2001 CAF 223 au para 8). Aucune preuve de cette nature n’a été apportée par M. Sénat. Une affirmation de partialité est grave, et cette Cour doit faire preuve de beaucoup de rigueur avant de tirer une telle conclusion. En effet, « l’allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l’intégrité personnelle du juge, mais celle de l’administration de la justice toute entière »
(R c S (RD), [1997] 3 RCS 484 au para 113). Dans le cas de M. Sénat, je ne détecte tout simplement aucun indice de partialité dans le comportement ou les propos de la SAI, et M. Sénat n’en a identifié aucun. Peu importe l’angle sous lequel on regarde la Décision, je ne vois pas en quoi cette affaire soulève un problème de partialité ou d’iniquité procédurale.
Conclusion
[42]
Pour les motifs énoncés précédemment, la demande de contrôle judiciaire de M. Sénat est rejetée. Je ne relève rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAI ou dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par la SAI possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la Décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. C’est le cas en l’espèce. De plus, à tous égards, la SAI a respecté les exigences de l’équité procédurale dans son traitement de la demande de M. Sénat. Rien ne justifie l’intervention de la Cour.
[43]
Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y en a pas ici.
JUGEMENT au dossier IMM-4582-19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Denis Gascon »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4582-19
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INTITULÉ :
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JEAN MILOU SENAT c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 27 février 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GASCON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 11 MARS 2020
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COMPARUTIONS :
Eric Joel Kammeni Kouejou
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Pour LA PARTIE DEMANDERESSE
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Michel Pépin
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Pour LA PARTIE DéFENDERESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Eric Joel Kammeni Kouejou
Montréal (Québec)
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Pour LA PARTIE DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE
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