Date : 20200228
Dossier : T‑1771‑18
Référence : 2020 CF 314
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 28 février 2020
En présence de madame la juge Kane
ENTRE :
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JEAN‑JACQUES DESGRANGES
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demandeur
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et
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ÉLECTIONS CANADA
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, monsieur Jean‑Jacques Desgranges [M. Desgranges], sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 29 août 2018 de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] rejetant sa plainte pour discrimination en raison de l’âge dans le domaine de l’emploi.
[2]
Pour les motifs qui suivent, il n’est pas fait droit à la demande. L’instruction de la plainte a été exhaustive. La Commission n’a pas commis d’erreur en faisant siennes les conclusions et les recommandations de l’enquêteuse. Elle a de façon raisonnable conclu à l’absence de preuve de discrimination en raison de l’âge dans le processus d’embauche et a jugé, par conséquent, qu’une enquête plus poussée était injustifiée. Elle ne s’est pas trompée en ne tenant pas compte de l’article 8 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H‑6 [la LCDP], ni d’autres dispositions de cette loi. Elle ne s’est pas trompée non plus en ne s’attachant pas à la preuve statistique, qui n’a pas été présentée, qui pourrait ne pas exister et qui n’intéresserait pas la conclusion de fait selon laquelle M. Desgranges a été éliminé du processus concurrentiel d’Élections Canada parce que n’ayant pas obtenu la note de passage à un des critères essentiels.
[3]
M. Desgranges a aussi demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission dans le cas de sa plainte contre le Service canadien d’appui aux tribunaux administratifs [le SCDATA] pour discrimination en raison de l’âge ayant eu pour effet la non‑reconduction de son affectation au SCDATA (voir Desgranges c SCDATA, 2020 CF 315 [la décision Desgranges 2]).
I.
Contexte
A.
Candidature à un poste d’Élections Canada
[4]
M. Desgranges était candidat à un poste d’avocat à l’échelon LP‑01 à Élections Canada. Il a été exclu du processus concurrentiel, parce qu’il n’a pas reçu la note de passage à un de ses critères essentiels. Il croit qu’un commentaire de l’un de ses répondants relativement à son âge a influé sur l’évaluation d’ensemble de sa demande.
[5]
Mme Karolyn Savard, avocate principale à Élections Canada, dirigeait le processus concurrentiel et elle a évalué la demande de M. Desgranges. Conformément au guide type d’évaluation, plusieurs critères ont fait l’objet d’une évaluation variée, sous l’angle notamment de la capacité d’adaptation et de la rigueur des candidats. Les moyens de cette appréciation étaient l’entrevue du candidat et la vérification des références. Les candidats devaient obtenir une note de 6/10 tant pour la capacité d’adaptation que pour la rigueur.
[6]
M. Desgranges avait mentionné deux répondants dans sa demande, à savoir M. François Choquette, conseiller principal au SCDATA, et Mme Anne Charron, gestionnaire Politique et communication à l’Agence du revenu du Canada (ARC).
[7]
Mme Savard a parlé à M. Choquette; elle et son collègue, M. Philippe Lacoste, ont parlé à Mme Charron. Les deux ont pris de brèves notes écrites sur les commentaires des répondants.
[8]
Pour le critère de la capacité d’adaptation, Mme Savard a pris note du commentaire de M. Choquette : « limite qui vient avec l’âge ≠ forte »
. Dans le cas du critère de rigueur, elle a fait de même pour le commentaire de M. Choquette : « ≠ le cas de vider la q juridique dans tous ses aspects, souci du détail posait problème, convaincu qu’il écrit de façon parfaite – ce qui est loin d’être le cas, convaincu qu’il peut faire une job de LP‑5, commentaires ne passent pas toujours »
.
[9]
En ce qui a trait au critère de rigueur, Mme Savard a pris note du commentaire de Mme Charron : [traduction] « à l’occasion, [M. Desgranges] pourrait ne pas connaître quelque chose. Problème de courbe d’apprentissage des tenants et aboutissants du programme; complexe → à vues divergentes »
. M. Lacoste a pris note du commentaire : [traduction] « [M. Desgranges] pourrait avoir du mal à connaître les particularités, parce qu’il y a beaucoup de tenants et aboutissants dans le programme, problème de courbe d’apprentissage »
.
[10]
Mme Savard a accordé à M. Desgranges la note de passage pour la capacité d’adaptation d’après l’entrevue et la vérification des références.
[11]
Mme Savard a accordé à M. Desgranges une note de 2,5/5 pour la rigueur d’après l’entrevue et de 2/5 d’après la vérification des références pour un total de 4,5/10 à ce critère, ce qui restait en deçà de la note requise d’au moins 6/10.
[12]
C’est pourquoi la candidature de M. Desgranges au poste de LP‑01 d’Élections Canada a été écartée.
B.
Plainte à la Commission canadienne des droits de la personne
[13]
Le 27 janvier 2017, M. Desgranges a porté plainte contre Élections Canada à la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant que sa candidature avait été refusée en raison de l’âge, motif de distinction illicite. La Commission a chargé une enquêteuse d’instruire la plainte.
C.
Rapport de l’enquêteuse
[14]
Le 1er juin 2018, l’enquêteuse a produit son rapport conformément au paragraphe 44(1) de la LCDP. Elle y énonçait ses conclusions et recommandait que la plainte soit rejetée.
[15]
L’enquêteuse y mentionnait d’abord le rôle de la Commission. Elle résumait ensuite la plainte d’après la description de M. Desgranges. Elle exposait les étapes de l’enquête, le contexte de la plainte, le concours où M. Desgranges était candidat et les critères arrêtés pour le poste LP‑01 avec la façon d’évaluer chacun de ces critères. Elle précisait la nature des renseignements recherchés en ce qui concerne les critères de capacité d’adaptation et de rigueur, entre autres. Elle a déclaré que, dans la préparation de son rapport, elle avait tenu compte de toutes les observations de M. Desgranges et avait eu des entretiens distincts avec celui‑ci, Mme Savard, M. Choquette et Mme Charron. Elle a décrit les résultats de ces entrevues.
[16]
L’enquêteuse a énoncé ses conclusions :
1) la preuve démontrait qu’Élections Canada avait suivi un processus d’embauche bien défini et échelonné;
2) la preuve confirmait que M. Choquette, dans son entretien avec Mme Savard, avait fait un commentaire relatif à l’âge dans le contexte de l’évaluation par celle‑ci de la capacité d’adaptation de M. Desgranges, mais que ce dernier avait reçu la note de passage à ce critère;
3) M. Desgranges avait échoué au critère de la rigueur, raison de son élimination du processus d’embauche ou du concours;
4) la preuve recueillie ne confirme pas que M. Desgranges n’ait pas été embauché en raison de son âge, comme il l’allègue; les candidats retenus ont obtenu de meilleurs résultats que lui.
[17]
Le 27 juin 2018, M. Desgranges a présenté des observations à la Commission en réponse au rapport de l’enquêteuse. Il alléguait que cette dernière avait eu tort de ne pas faire le lien entre le commentaire de M. Choquette à Mme Savard relativement à l’âge et son élimination comme candidat au concours. Il a allégué que, une fois fait et noté, ce commentaire était venu entacher tous les autres commentaires dans le cadre de la vérification des références. Il a donné à entendre que tout allait bien dans son évaluation jusqu’à ce que ce propos soit tenu et consigné. Il a déclaré que l’enquêteuse aurait pu questionner plus avant Mme Savard sur les conséquences de ce commentaire relatif à l’âge. Il a aussi fait observer que M. Choquette n’avait pas qualité d’expert en ce qui concerne les répercussions de l’âge sur l’emploi. Il a critiqué d’autres commentaires de M. Choquette sur sa rigueur en faisant valoir que l’enquêteuse aurait dû demander à celui‑ci d’être plus précis.
II.
Décision de la Commission canadienne des droits de la personne
[18]
La Commission a jugé, en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP, que, vu l’ensemble des circonstances de la plainte, une enquête était injustifiée. Elle a mentionné que, avant de prendre sa décision, elle avait pris en considération tous les renseignements, le rapport de l’enquêteuse et les observations en réponse de M. Desgranges.
[19]
La Commission a reconnu que M. Choquette avait fait un commentaire relatif à l’âge en tant que répondant pour M. Desgranges, mais en concluant que ce facteur n’avait pas joué dans la décision prise par Élections Canada d’éliminer ce candidat. Elle n’a relevé aucune preuve de discrimination en raison de l’âge dans le processus d’embauche d’Élections Canada.
III.
Dispositions législatives pertinentes
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IV.
Observations du demandeur
[20]
Les arguments de M. Desgranges sont fondés sur sa conviction que le commentaire lié à l’âge de M. Choquette est discriminatoire et a entraîné son élimination au concours LP‑01 d’Élections Canada et qu’une enquête plus poussée de la Commission aurait mené à une telle conclusion.
[21]
M. Desgranges fait valoir que l’enquête n’a pas été exhaustive, en ce sens que l’enquêteuse ne s’est pas attachée à tous les éléments de sa plainte, ni n’a examiné plus à fond la déposition des témoins. Selon lui, l’enquêteuse a outrepassé sa compétence en faisant des recommandations. Il fait en outre valoir que la décision de la Commission est déraisonnable, car celle‑ci n’a pas exposé de motifs suffisants, n’a pas tenu compte de tous les éléments de sa plainte et a approuvé automatiquement le rapport de l’enquêteuse. Il maintient enfin que la décision n’est pas conforme aux directives de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] ACS no 65 [l’arrêt Vavilov].
[22]
Le principal argument de M. Desgranges est que l’enquête n’a pas été exhaustive, puisque la Commission s’est uniquement attachée à l’article 7 de la LCDP. Il dit avoir coché à deux cases du formulaire — à « emploi »
et « demande d’emploi »
— et fait valoir que cette dernière mention renvoie à l’article 8 de la LCDP.
[23]
M. Desgranges soutient que l’enquêteuse et la Commission ont commis une erreur en ne considérant pas et ne concluant pas que le commentaire relatif à l’âge relevait des interdictions figurant à l’article 8 et, en particulier, à l’alinéa 8b) de la LCDP.
[24]
M. Desgranges a avancé plusieurs autres arguments fondés sur la même prémisse. Ainsi, il fait valoir que la Commission a le mandat devant la loi de tenir compte de l’article 8, qu’elle aurait dû en prendre connaissance d’office et que ses motifs n’en traitent pas. Il soutient également que le défaut de la Commission de prendre l’article 8 en considération, d’expliquer l’interprétation à en faire et de préciser si la conduite en question était interdite par ce même article démontre que son analyse n’a pas été exhaustive et que sa décision est déraisonnable. À son avis, l’article 8 manifeste l’intention du législateur dans la LCDP et le défaut de tenir compte de ses dispositions constitue une erreur selon l’arrêt Vavilov, au paragraphe 68.
[25]
M. Desgranges y va d’une interprétation particulière de l’alinéa 8b) dans le sens de son argumentation en se fondant sur une définition du dictionnaire du terme « enquête »
en deux acceptions : s’enquérir (poser une question) et s’enquérir des faits (s’il s’agit, par exemple, de faire enquête sur un événement). Il fait valoir que, avec l’alinéa 8b), l’intention est de s’enquérir des faits et que, une fois que le commentaire lié à l’âge de M. Choquette avait été consigné par Mme Savard, il y avait matière à s’enquérir des faits par écrit.
[26]
En se fondant sur sa propre interprétation, M. Desgranges prétend que le commentaire relatif à l’âge de M. Choquette pendant la vérification des références avec Mme Savard qui en prenait note était comme la tenue « d’une enquête, oralement ou par écrit, au sujet d’un emploi présent ou éventuel »
, ce qu’interdit l’alinéa 8b).
[27]
M. Desgranges prétend également que l’enquête n’était pas exhaustive, parce que l’enquêteuse et la Commission n’avaient pas tenu compte des données statistiques sur l’âge des gens embauchés à l’échelon LP‑01 par Élections Canada. Il fait valoir que de tels postes de débutant sont rarement donnés à des candidats ayant [traduction] « un âge avancé »
. Il soutient qu’il est établi dans la jurisprudence que les statistiques sont un outil essentiel permettant à la Commission de détecter la discrimination (Canada (Procureur général) c Walden, 2010 CF 490, par. 114, 368 FTR 85 [la décision Walden]).
[28]
M. Desgranges fait valoir que l’enquêteuse aurait dû demander des statistiques à Élections Canada. À ses yeux, comme le Canada est signataire de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies, il et, par extension, Élections Canada doivent tenir des statistiques sur un éventail de questions de droits de la personne, dont des statistiques destinées à éclairer les décisions en matière de discrimination fondée sur l’âge.
[29]
M. Desgranges ajoute que l’enquête n’a pas été exhaustive, l’enquêteuse n’ayant pas posé d’autres questions à Mme Savard sur le déroulement des entrevues ni sur les commentaires des répondants sur sa rigueur.
[30]
M. Desgranges prétend enfin que la décision de la Commission était déraisonnable.
[31]
M. Desgranges fait valoir que la Commission n’a pas tenu compte de tous les éléments de sa plainte et, en particulier, de l’application de l’article 8. Il s’appuie en cela sur un grand nombre des arguments déjà avancés à l’appui de son affirmation d’absence d’exhaustivité de l’enquête.
[32]
M. Desgranges invoque largement la décision Jagadeesh c Banque Canadienne Impériale de Commerce (CIBC), 2019 CF 1224, 311 ACWS (3d) 139 [la décision Jagadeesh], pour faire valoir que sa plainte n’a pas été instruite dans tous ses éléments et que la décision est déraisonnable, l’enquête ayant laissé à désirer. Il réitère avoir coché dans deux cases de son formulaire de plainte, entre autres à la case « demandes d’emploi »
qui, prétend‑il, correspond à l’article 8 de la LCDP. Il dit que, dans ses observations en réponse, il a expliqué avoir demandé un emploi, ce qui ferait relever sa plainte de l’article 8.
[33]
M. Desgranges prétend en outre que la décision de la Commission est déraisonnable, ne reflétant pas les directives de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov.
[34]
Ainsi, M. Desgranges soutient que les motifs de la Commission sont trop courts et ne satisfont pas à la norme de l’arrêt Vavilov d’un raisonnement logique et cohérent. Il dit également, s’appuyant sur cet arrêt, que la Commission a l’obligation d’interpréter sa loi constitutive, la LCDP, pour voir comment la plainte devrait être caractérisée. Qu’elle n’ait pas tenu compte de l’article 8 constitue selon lui un défaut de prendre en considération le régime législatif applicable, indice du caractère déraisonnable d’une décision (arrêt Vavilov, aux par. 100 à 108).
V.
Observations de la défenderesse
[35]
La défenderesse soutient que l’enquêteuse a instruit la plainte d’une manière exhaustive comme il a été indiqué et que la décision de la Commission était raisonnable.
[36]
La défenderesse fait remarquer que M. Desgranges a eu l’occasion d’examiner le rapport de l’enquêteuse et qu’il a présenté ses observations en réponse. Elle fait valoir que l’enquêteuse a traité de toutes les questions soulevées par cette plainte et par M. Desgranges dans ses observations en réponse. Ainsi, elle a répondu à la crainte exprimée par celui‑ci que le commentaire relatif à l’âge ne soit venu entacher l’évaluation de sa capacité d’adaptation et de sa rigueur aux paragraphes 18 et 28 du rapport.
[37]
La défenderesse fait également observer que l’enquêteuse a répondu à l’affirmation faite par M. Desgranges que Mme Savard aurait dû avoir poussé l’enquête sur le commentaire relatif à l’âge au paragraphe 31 du rapport. L’enquêteuse a aussi pris acte de sa préoccupation lorsqu’il avait dit que d’autres exemples de sa capacité d’adaptation auraient dû être pris en considération au paragraphe 32 du rapport. La défenderesse ajoute que, au paragraphe 24 du document, l’enquêteuse prend acte enfin de ce que M. Desgranges ait signalé l’absence de mention de sa rencontre avec Mme Charron pour une clarification des renseignements fournis par elle.
[38]
La défenderesse maintient que l’enquêteuse et la Commission n’ont pas commis d’erreur en n’examinant pas des questions qui n’ont pas été soulevées ou des arguments qui n’ont pas été avancés.
[39]
La défenderesse remarque aussi que M. Desgranges n’a pas soulevé la question de l’application de l’article 8 ou 10 de la LCDP, ni de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés dans sa plainte, son exposé ou ses observations en réponse. Elle ajoute que le résumé de la plainte et le rapport de l’enquêteuse font uniquement mention de l’article 7 de la LCDP et que M. Desgranges ne s’est pas élevé contre ce fait dans ses observations en réponse.
[40]
La défenderesse fait valoir que, de toute manière, selon la description qu’en donne M. Desgranges, l’article 8 est inapplicable à la plainte. Il est indubitable qu’il a sollicité un poste à Élections Canada, mais que l’annonce de ce poste et les questions posées aux entrevues ne soulevaient aucune question de distinction illicite. Les questions posées par Mme Savard aux répondants de M. Desgranges étaient conformes au guide d’entrevue. La défenderesse maintient que ni Mme Savard ni quelque autre représentant d’Élections Canada ne se sont enquis de quelque manière de l’âge de celui‑ci.
[41]
La défenderesse ajoute que, même si la Cour devait juger que la conduite décrite est visée à l’alinéa 8b), M. Desgranges n’a subi aucun préjudice en raison de l’approche adoptée par la Commission. L’article 7 est d’une bien plus grande portée que l’alinéa 8b). La défenderesse fait observer que les plaintes pour refus d’embauche sont constamment instruites en fonction de l’article 7 de la LCDP. Il faut dire par ailleurs que l’évaluation de la plainte selon les deux dispositions porterait sur la même preuve.
[42]
La défenderesse fait également remarquer que M. Desgranges n’a pas présenté ni même mentionné de preuve statistique sur les tendances du recrutement à l’échelon LP‑01 à quelque moment que ce soit pendant l’instruction de la plainte; il n’a pas établi non plus qu’il s’agissait là d’une « preuve manifestement importante »
. La défenderesse mentionne la décision Slattery c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 CF 574, aux paragraphes 48 à 50, 46 ACWS (3d) 923, confirmée par [1996] ACF no 385 (CA), 62 ACWS (3d) 761, où la Cour a clairement dit que c’est le défaut d’examiner une preuve manifestement importante qui peut faire conclure que l’enquête n’a pas été exhaustive.
[43]
La défenderesse prétend que l’enquêteuse n’était nullement tenue de s’enquérir de la disponibilité de données statistiques. Et même si Élections Canada pouvait réunir des statistiques sur l’âge des gens embauchés à l’échelon LP‑01, de telles statistiques ne nous éclaireraient pas davantage ou mieux sur le déroulement du processus concurrentiel.
[44]
La défenderesse maintient que l’enquêteuse et la Commission ont de façon raisonnable conclu que le commentaire relatif à l’âge avait été présenté dans le contexte de l’évaluation du critère de la capacité d’adaptation, auquel M. Desgranges a satisfait. Ce commentaire n’intervenait pas dans l’évaluation du critère de la rigueur, auquel il n’a pas satisfait.
[45]
La défenderesse fait valoir que la décision de la Commission est raisonnable à l’aune des principes énoncés dans l’arrêt Vavilov. Les motifs de la Commission, qui comprennent les motifs de l’enquêteuse, tiennent compte de toutes les questions fondamentales soulevées dans la plainte. Ils révèlent que le raisonnement a été cohérent et logique. L’enquête et la décision sont intrinsèquement cohérentes.
[46]
La défenderesse maintient que, en s’appuyant sur la décision Jagadeesh, M. Desgranges commet une erreur en voyant une analogie là où il n’y en a pas. Dans cette affaire, l’enquêteuse n’a pas instruit la plainte en fonction du même motif de distinction illicite, n’a pas examiné la preuve en conséquence et n’a pas examiné non plus les observations en réponse de M. Jagadeesh. Dans le dossier de M. Desgranges, l’ensemble de ses allégations ont été traitées, tout comme ses observations en réponse.
VI.
Questions en litige
[47]
M. Desgranges a avancé un certain nombre d’arguments bien précis, comme il a été indiqué. Ils se résumaient à la question de savoir :
- si l’enquête avait été exhaustive;
- si la décision de la Commission avait été raisonnable.
VII.
Norme de contrôle
[48]
Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle du bien‑fondé de la décision et que les principes directeurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov sont ceux qui doivent permettre de juger si la décision est raisonnable. La jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov a établi que les décisions prises par la Commission de rejeter une plainte en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la LCDP sont contrôlées à l’aide de cette norme (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au par. 27, [2018] 2 RCS 230; Georgoulas c Canada (Procureur général), 2018 CF 652, au par. 58, 298 ACWS (3d) 826 [la décision Georgoulas]).C’est là une règle renforcée par l’arrêt Vavilov.
[49]
La question de l’exhaustivité de l’enquête est une question d’équité procédurale (Joshi c Banque Canadienne Impériale de Commerce, 2015 CAF 92 au par. 6, [2015] ACF no 454). Cette approche n’est pas modifiée par l’arrêt Vavilov.
[50]
M. Desgranges a mis en évidence plusieurs passages de l’arrêt Vavilov pour ce qui est des indices d’une décision raisonnable, dont les paragraphes 84, 96, 98, 100, 106 à 108 et 126 à 128.
[51]
La Cour a examiné et appliqué les directives détaillées données par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov sur ce qui constitue une décision raisonnable et sur l’examen du caractère raisonnable. Les caractéristiques d’une décision raisonnable sont sa justification, sa transparence et son intelligibilité et le fait qu’elle soit justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle (par. 99). Une cour de révision doit entreprendre son examen du caractère raisonnable d’une décision en regardant les motifs donnés en toute attention et respect et en cherchant à comprendre le raisonnement adopté par le décideur pour en venir à sa conclusion. La décision raisonnable doit être fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et logique et se justifier au regard des contraintes factuelles et juridiques qui entrent en jeu.
VIII.
Jurisprudence et rôle de la Commission
[52]
Le rôle de la Commission consistant à répondre aux plaintes dans des circonstances comme celles de la présente affaire a fait l’objet d’une jurisprudence abondante.
[53]
Dans la décision Hughes c Canada (Procureur général), 2010 CF 837, aux paragraphes 30 à 34, 192 ACWS (3d) 943 [la décision Hughes], la juge Mactavish a donné un aperçu des principes tirés de la jurisprudence qui régissent le rôle de la Commission, notamment son obligation d’exhaustivité :
[30] Dans l’arrêt Cooper c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1996), 140 D.L.R. (4th) 193, la Cour suprême du Canada a décrit le rôle que joue la CCDP. Elle a fait remarquer que la Commission n’est pas un organisme de nature décisionnelle et que les décisions concernant les plaintes relatives aux droits de la personne sont réservées au Tribunal canadien des droits de la personne. La Commission a plutôt pour rôle de « déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante » : au paragraphe 53. Voir également l’arrêt SEPQA.
[31] La Commission a le vaste pouvoir discrétionnaire de décider si « compte tenu de toutes les circonstances » une autre procédure est justifiée : Mercier c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3 (CAF). Cependant, pour prendre cette décision, il faut que le processus que suit la Commission soit équitable.
[32] Dans Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, décision confirmée par (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.), la présente Cour a analysé la teneur de l’équité procédurale qui est exigée dans les enquêtes de la Commission. Elle a fait remarquer que, pour s’acquitter de la responsabilité que la loi impose à la Commission de faire enquête sur les plaintes de discrimination, il faut que ses enquêtes soient à la fois neutres et exhaustives.
[33] Pour ce qui est de l’obligation de faire preuve d’exhaustivité, la Cour, dans Slattery, fait remarquer qu’« [i]l faut faire montre de retenue judiciaire à l’égard des organismes décisionnels administratifs qui doivent évaluer la valeur probante de la preuve et décider de poursuivre ou non les enquêtes ». Cela étant, « [c]e n’est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante, qu’un contrôle judiciaire s’impose » : au paragraphe 56.
[34] L’obligation de faire preuve d’exhaustivité dans le cadre d’une enquête doit aussi être prise en considération au regard des réalités administratives et financières de la Commission. Dans ce contexte, la jurisprudence établit qu’il est possible de surmonter quelques lacunes dans l’enquête en accordant aux parties le droit de présenter des observations sur le rapport d’enquête. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans Sketchley, les seules erreurs qui justifient l’intervention d’un tribunal de révision sont les « lacunes [...] à ce point fondamentales que les observations complémentaires présentées par les parties ne suffisent pas à y remédier » : au paragraphe 38.
[54]
Dans la décision Georgoulas, la Cour s’est reportée à la même jurisprudence et a fait un petit résumé des principes applicables au paragraphe 87 :
[87] Voici une synthèse des principes tirés de la jurisprudence qui ont été appliqués en l’espèce :
· La Commission n’est pas un organe décisionnel — il lui est plutôt demandé d’établir si une plainte justifie un examen plus approfondi. La Commission doit évaluer si » la preuve est suffisante » ou, autrement dit, elle doit mener un examen préalable.
· La Commission jouit d’un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer si les circonstances justifient de poursuivre l’examen.
· Au nom de l’obligation d’équité procédurale, la Commission doit apprécier la pertinence de poursuivre l’examen d’une manière équitable, neutre et rigoureuse.
· L’appréciation de la rigueur de l’enquête commande la retenue à l’égard du décideur pour ce qui a trait à l’évaluation de la valeur probante de la preuve et de la pertinence de poursuivre l’enquête. L’enquête doit se borner aux questions fondamentales; il n’est pas demandé à l’enquêteur de prendre en compte chaque petit détail.
· La Commission jouit d’une grande latitude quant à sa procédure d’enquête.
· La norme de la perfection ne saurait régir une enquête relative aux droits de la personne.
Tous ces principes ont été appliqués en l’espèce.
IX.
La Commission n’a pas commis d’erreur en adoptant le rapport de l’enquêteuse
[55]
L’argument de M. Desgranges est sans fondement lorsqu’il fait valoir que la Commission a commis une erreur dans l’interprétation de son rôle au titre de l’article 44 de la LCDP en adoptant les conclusions et les recommandations de l’enquêteuse comme étant ses propres motifs. Qu’il soutienne que la Commission a exposé des motifs insuffisants tient à sa fausse opinion que celle‑ci a eu tort d’adopter le rapport de l’enquêteuse, manquant par là à son obligation de mener une enquête indépendante.
[56]
Contrairement à ce qu’avance le demandeur, la jurisprudence a fermement établi que le rapport de l’enquêteur constitue les motifs de la Commission lorsque celle‑ci ne produit qu’une brève décision motivée comme dans la présente affaire en s’en tenant au rapport d’enquête. Comme il a été dit dans l’arrêt Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 37, 144 ACWS (3d) 509 :
Lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts, les cours ont, à juste titre, décidé que le rapport d’enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise de décision en vertu du paragraphe 44(3) de la [LCDP].
[57]
Le même principe a été réaffirmé plus récemment par le juge Diner dans la décision Wagmatcook First Nation c Oleson, 2018 CF 77, au paragraphe 34, 289 ACWS (3d) 158 :
Il est bien établi que, lorsque la Commission accepte les recommandations d’un enquêteur et qu’elle adopte le rapport d’un enquêteur ou ses conclusions dans sa décision, le rapport d’enquête constitue les motifs de la Commission et fait partie de la décision aux fins du contrôle judiciaire (Majidigoruh c Jazz Aviation LP, 2017 CF 295, au paragraphe 31; Attaran, au paragraphe 36).
X.
L’enquête a été exhaustive
[58]
L’enquête a été équitable, neutre et rigoureuse; l’enquête et son rapport sont le reflet de tous les principes mentionnés aux paragraphes 54 et 55.
[59]
Le critère de contrôle de l’exhaustivité est la question de savoir si l’enquêteur n’a pas examiné une « preuve manifestement importante »
ou des « aspects fondamentaux ou essentiels »
de la plainte. Dans l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, au paragraphe 74, 290 ACWS (3d) 544 [l’arrêt Bergeron], la Cour d’appel fédérale a bien dit que l’obligation d’exhaustivité dépend du contexte et que « l’enquêteur n’est pas tenu d’examiner l’affaire sous tous les angles possibles et imaginables »
. Elle a ajouté :
La mesure dans laquelle l’enquête doit être approfondie dépend des circonstances propres à chaque affaire. Dans certains cas, il suffit d’un seul fait, voire de quelques‑uns, pour régler la question faisant l’objet de l’enquête de façon satisfaisante aux yeux de l’enquêteur, ce qui rend la poursuite de l’enquête inutile.
[60]
Le rapport de l’enquêteuse décrit le cadre méthodologique employé, expose le contexte du processus concurrentiel d’Élections Canada, résume la plainte de M. Desgranges et indique le fondement de cette plainte. L’enquêteuse a interrogé quatre témoins, dont M. Desgranges, et condensé les témoignages. Elle s’est enquise du processus d’embauche d’Élections Canada et du système d’évaluation, elle s’est attachée à toute la demande de M. Desgranges, elle a obtenu les notes des évaluateurs dans le cadre de la vérification des références et elle a examiné et comparé les notes des autres candidats au même poste LP‑01.
[61]
L’enquêteuse n’a pas manqué d’examiner les aspects fondamentaux de la plainte et n’a pas omis de tenir compte d’éléments de preuve importants. Elle ne s’est pas trompée non plus dans sa façon d’interroger les témoins.
[62]
La conclusion tirée par l’enquêteuse que le commentaire relatif à l’âge avait été fait dans le contexte de l’évaluation de la capacité d’adaptation de M. Desgranges — critère pour lequel celui‑ci a obtenu la note de passage — suffirait à établir que ce commentaire n’a pas nui à l’obtention par lui de cet emploi. Le problème est qu’il n’a pas reçu la note de passage au critère de la rigueur, d’où son élimination au concours. Il reste que l’enquêteuse ne s’en est pas remise uniquement à ce fait. Elle a instruit entièrement la plainte et réuni tous les éléments de preuve utiles. M. Desgranges s’est dit d’avis que le commentaire relatif à l’âge avait entaché l’examen de tous les critères d’admissibilité, mais l’enquêteuse a regardé sa préoccupation sans trouver de lien entre les deux phénomènes.
[63]
M. Desgranges n’a pas contesté la neutralité de la Commission ni de l’enquêteuse, pas plus qu’il n’a nié avoir eu toute possibilité de répondre au rapport de l’enquêteuse avant que la Commission ne rende sa décision définitive. Ses observations en réponse remettaient plutôt en question les conclusions de l’enquêteuse et sa façon d’interroger les témoins.
A.
La Commission n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte de l’alinéa 8b)
[64]
En ce qui a trait à l’argument de M. Desgranges selon lequel l’enquêteuse aurait commis une erreur en se concentrant sur l’article 7 de la LCDP et en tenant pas compte de l’article 8, celui‑ci offre une interprétation artificielle de l’alinéa 8b) en vue de faire taxer l’enquête d’erreur.
[65]
Dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21, [1998] ACS no 2, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983) à la p. 87, la Cour suprême du Canada a énoncé les principes directeurs de l’interprétation législative :
[…] il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
[66]
Dans l’application de ces principes, il apparaît à la simple lecture que l’alinéa 8b) parle de la publication d’une annonce d’emploi ou de la tenue de toute enquête, écrite ou verbale, qui exprime ou suggère des restrictions, conditions ou préférences fondées sur un motif de distinction illicite. En d’autres termes, il parle d’annonces ou d’enquêtes verbales ou écrites constituant un acte discriminatoire de la part d’employeurs réels ou éventuels.
[67]
Contrairement à l’interprétation que donne M. Desgranges de cet alinéa, l’expression « enquête, oralement ou par écrit »
se comprend au mieux dans le contexte de la LCDP et au sein de l’article 8 comme posant une question, et non comme faisant enquête sur des faits. M. Desgranges n’a cité aucune jurisprudence à l’appui de son interprétation ou à l’égard de l’article 8.
[68]
Élections Canada n’a pas annoncé d’emploi ni publié d’annonce d’emploi exprimant ou suggérant des restrictions ou des préférences fondées sur l’âge du candidat. Elle ne s’est pas enquise de l’âge de M. Desgranges ni de quelque candidat que ce soit. Elle a plutôt procédé à son évaluation selon un certain nombre de critères qu’elle avait fait connaître aux candidats. Dans le contexte de l’évaluation selon les critères établis, M. Choquette, répondant de M. Desgranges, a fait le commentaire en question relativement à l’âge. Celui‑ci semble avoir été présenté spontanément et gratuitement. En posant des questions conformément au guide d’entrevue et en sollicitant des exemples de capacité d’adaptation chez M. Desgranges, Mme Savard n’aurait pu prévoir le commentaire fait par M. Choquette.
[69]
Que Mme Savard ait pris des notes sur les commentaires des répondants, notamment sur le commentaire relatif à l’âge, ne fait pas de la vérification des références une « enquête par écrit »
au sens de l’alinéa 8b) de la Loi.
[70]
En réponse aux questions posées sur la Cour sur l’interprétation que donnait M. Desgranges de l’article 8, celui‑ci a affirmé que rien ne prouvait que Mme Savard n’avait pas posé de questions sur son âge. Cette affirmation est dénuée de tout fondement et vise là encore à trouver une erreur là où il n’y en a pas. Mme Savard a suivi le guide d’entrevue fourni et aucune question n’a été posée sur l’âge. C’est ce que Mme Savard a confirmé dans son entrevue avec l’enquêteuse.
[71]
Le geste de M. Desgranges cochant dans des cases du formulaire de plainte pour ce qui serait une correspondance avec les deux articles 7 et 8 ne vient pas déterminer quelles dispositions s’appliquent. Le profane n’est pas censé connaître les dispositions particulières de la LCDP, comme M. Desgranges l’a fait valoir.
[72]
L’enquêteuse a clairement compris le contexte de la plainte de M. Desgranges et a instruit celle‑ci comme l’a décrite ce dernier en ses propres termes. Que la plainte porte sur l’emploi n’est pas contesté, mais cela ne la fait pas relever sans plus de l’article 8. Que M. Desgranges ait soulevé ou non la question de l’application de l’article 8, il reste que sa plainte a été instruite d’une manière exhaustive.
[73]
Qui plus est, la même conduite ayant fait l’objet de la plainte — et d’une enquête exhaustive — viendrait éclairer toute enquête sur une pratique discriminatoire visée à l’alinéa 8b) ou par toute autre disposition applicable de la LCDP. L’enquêteuse n’a pas omis de tenir compte de renseignements importants en faisant uniquement enquête en vertu de l’article 7 de cette loi. Les deux articles auraient porté sur la même preuve et la même question, à savoir si le commentaire relatif à l’âge de M. Choquette avait joué comme facteur dans la décision d’éliminer M. Desgranges du processus concurrentiel.
[74]
Comme il a été mentionné à plusieurs reprises, l’enquêteuse a conclu que M. Desgranges n’avait pas été embauché à cause de facteurs non liés au critère de la capacité d’adaptation, contexte dans lequel M. Choquette avait fait son commentaire relatif à l’âge. Ce commentaire n’a pas eu d’incidence sur l’échec de M. Desgranges au critère de la rigueur. D’autres observations ont été faites par les répondants de M. Desgranges en ce qui concerne l’évaluation de sa rigueur, ce qui a été consigné et pris en considération par Mme Savard et aussi noté par l’enquêteuse.
[75]
M. Desgranges a fait valoir que les articles 7 et 8 visent des comportements différents et qu’une preuve autre aurait été prise en considération en fonction de l’article 8, mais en ne précisant pas ce que serait cette preuve distincte. Comme il a été mentionné, l’enquêteuse s’est attachée à tous les éléments de preuve présentés au sujet de la plainte selon la description de M. Desgranges.
[76]
L’argument de M. Desgranges est sans fondement lorsqu’il dit qu’il aurait dû avoir la possibilité dans ses observations en réponse de traiter de l’interprétation de l’article 8 par la Commission et de sa conclusion sur le caractère inapplicable de cet article. Il a pleinement eu l’occasion de présenter des observations en réponse et il l’a fait. Comme il a été mentionné, il n’a pas soulevé la question de l’application de l’article 8. Ce n’est que maintenant qu’il la soulève en cherchant à faire taxer l’enquête d’erreur.
[77]
L’article 7 assure une vaste protection contre toute forme de discrimination, directe ou indirecte, tout au long du processus d’embauche. C’est ce qui est le mieux adapté comme disposition à la conduite décrite par M. Desgranges dans sa plainte et son exposé.
B.
L’enquêteuse n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte de la preuve statistique
[78]
M. Desgranges n’a fourni aucune preuve statistique à l’enquêteuse et n’a pas fait mention non plus d’une telle preuve dans ses observations en réponse. Il n’incombait pas à l’enquêteuse de rechercher des données qui n’avaient pas été fournies et qui n’existaient probablement pas. M. Desgranges n’a cité aucune autorité en avançant que, comme le Canada est signataire de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies, Élections Canada avait l’obligation de tenir des statistiques sur l’âge et les autres caractéristiques des travailleurs pour se conformer aux exigences.
[79]
Il faut aussi dire que, même si de telles statistiques devaient exister, il ne s’agirait pas là d’une « preuve manifestement importante »
dans les circonstances.
[80]
M. Desgranges s’appuie sur un passage de la décision de la juge Mactavish dans la décision Walden, aux paragraphes 109 à 118, pour affirmer qu’une preuve statistique est utile au moment de détecter la discrimination. Toutefois, la juge a aussi conclu que, en soi, la preuve statistique ne suffit pas à démontrer la discrimination. Il doit y avoir d’autres éléments de preuve établissant un lien entre le motif de distinction illicite et le traitement préjudiciable allégué. Dans la décision Walden, la juge Mactavish dit au paragraphe 108 :
[…] la présentation de statistiques prouvant qu’une ligne de conduite apparemment neutre a un effet défavorable sur un grand nombre de membres d’un groupe protégé est suffisante pour établir une preuve prima facie de discrimination au sens des articles 7 et 10 [de la Loi canadienne sur les droits de la personne].
[81]
Ce principe a été réaffirmé plus récemment dans la décision Davidson c Canada (Procureur général), 2019 CF 877, 307 ACWS (3d) 587 [la décision Davidson], où la juge Elliott a conclu que, en soi, la preuve statistique ne suffisait pas à démontrer la discrimination dans l’emploi et qu’il fallait aussi une preuve de discrimination personnelle :
35 En ce qui le concerne, M. Davidson devait produire certains éléments de preuve démontrant qu’il n’avait pas été choisi pour occuper un poste supérieur au gouvernement fédéral en raison de sa race. Monsieur Davidson a présenté une liste d’emplois (résumés ci‑dessus, au paragraphe 8) pour lesquels il a posé sa candidature, mais n’a pas été choisi. Dans la plupart des cas, les raisons pour lesquelles sa candidature n’a pas été retenue lui ont été communiquées, et comprennent notamment le fait : qu’il n’a pas répondu correctement à certaines questions de l’entrevue; qu’il n’a pas fourni suffisamment de preuves concernant l’expérience requise pour occuper le poste à pourvoir; qu’il a omis de fournir des réponses complètes. Outre ces raisons et la liste d’emplois pour lesquels il a posé sa candidature, M. Davidson n’a présenté aucune preuve indiquant qu’il a personnellement été victime de discrimination dans sa recherche d’emploi en raison de sa race.
[82]
L’enquêteuse a recommandé de ne pas faire droit à la plainte de M. Desgranges, parce que n’ayant relevé aucune preuve pour faire le lien entre le commentaire relatif à l’âge et le motif de son élimination du processus concurrentiel. Elle a plutôt jugé que M. Desgranges avait été écarté parce qu’ayant échoué au critère de la rigueur, lequel n’a rien à voir avec son âge. Une preuve statistique — même si elle devait exister — ne changerait rien à cette conclusion de fait.
C.
L’enquêteuse n’a pas commis d’erreur en n’examinant pas plus avant la déposition des témoins
[83]
L’obligation d’exhaustivité de l’enquêteuse n’exige pas d’elle qu’elle interroge tout témoin possible, soupèse tout ce que disent les témoins ou vérifie toute allégation. Comme il est mentionné dans la décision Murray c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2002 CFPI 699, au paragraphe 24, 2002 CFPI 699 :
[24] Les principes de justice naturelle et l’obligation d’équité procédurale, en ce qui a trait à une enquête et à une décision subséquente de la Commission, consistent à donner au plaignant le rapport de l’enquêteur, à lui fournir pleinement l’occasion de répondre et à examiner cette réponse avant que la Commission ne prenne une décision. L’enquêteur n’a pas l’obligation d’interroger tous et chacun des témoins, comme l’aurait souhaité le demandeur, ni l’obligation d’aborder tous et chacun des prétendus incidents de discrimination, comme l’aurait souhaité le demandeur. En l’espèce, la demanderesse a eu l’occasion de répondre au rapport de l’enquêteur et d’aborder toute lacune laissée par l’enquêteur ou de porter à l’attention de l’enquêteur tout témoin important manquant. Cependant, l’enquêteur et la Commission doivent contrôler l’enquête et notre Cour n’annulera, suite à une demande de contrôle judiciaire, une enquête et une décision que lorsque l’enquête et la décision sont manifestement déficientes. Voir la décision du juge Nadon (tel était alors son titre) dans Slattery, précitée, et celle du juge Hugessen (tel était alors son titre) au nom de la Cour d’appel.
[Non souligné dans l’original.]
[84]
M. Desgranges a fait valoir que l’enquêteuse aurait dû questionner davantage Mme Savard sur les répercussions du commentaire relatif à l’âge. Il a critiqué d’autres commentaires de M. Choquette sur son respect du critère de la rigueur en disant que l’enquêteuse aurait dû avoir demandé à celui‑ci d’être plus précis. Il soutient qu’elle aurait dû chercher à éclaircir les commentaires de Mme Charron au critère de la rigueur le concernant. Toutes ces critiques ont été formulées dans ses observations en réponse, bien qu’ayant déjà été passées en revue par l’enquêteuse (voir, par exemple, les paragraphes 18, 24, 28, 31 et 32 du rapport d’enquête).
[85]
Les vues de M. Desgranges sur ce qu’aurait dû faire l’enquêteuse ne tiennent pas compte de ce que celle‑ci a une grande latitude pour faire enquête sans avoir à examiner toutes les questions accessoires possibles (voir Bergeron, au par. 74, et Murray, au par. 24). L’enquête portait sur la question de savoir si le commentaire relatif à l’âge avait eu pour conséquence l’élimination de M. Desgranges du processus concurrentiel. L’enquêteuse n’était pas tenue de sonder davantage la déposition des témoins ni de rechercher d’autres commentaires qui auraient été plus favorables à M. Desgranges.
[86]
L’enquêteuse a tiré des témoins des renseignements d’intérêt pour la plainte. Elle n’a pas omis de tenir compte de l’observation faite par M. Desgranges que le commentaire relatif à l’âge venait entacher l’évaluation des autres critères. Au paragraphe 35 de son rapport, elle a mentionné les résultats de son entrevue avec Mme Savard où cette allégation avait été examinée. Elle a fait remarquer que Mme Savard avait indiqué que la vérification des références en ce qui concerne la rigueur visait à donner une occasion de plus d’évaluer ce critère, puisque M. Desgranges n’avait pas répondu à la question dans sa propre entrevue et que la rigueur ne s’était pas imposée comme point fort chez lui. L’enquêteuse a noté [traduction] « [e]lle [Mme Savard] affirme que le commentaire sur l’âge du plaignant n’a eu aucun impact sur la suite des choses »
, puis [traduction] « [l]e commentaire sur l’âge n’a eu aucun lien. Il devait pouvoir faire des recherches juridiques. […] Le candidat recherché devait avoir une bonne connaissance juridique et il pouvait être capable de faire des
recherches »
. La preuve accrédite la conclusion tirée par l’enquêteuse que M. Desgranges avait été éliminé du concours, parce que ne satisfaisant pas au critère de la rigueur pour des raisons sans lien avec son âge.
XI.
La décision est raisonnable
[87]
La Commission a raisonnablement conclu que la preuve était insuffisante pour justifier que la plainte de M. Desgranges soit instruite plus avant. Comme il est mentionné dans la décision Hughes, au paragraphe 31, elle dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer si un complément d’enquête s’impose sur une plainte.
[88]
La Loi est claire : la Commission peut s’appuyer sur le rapport de l’enquêteur et, lorsqu’elle adopte ce rapport, celui‑ci forme ses motifs ou y tient une place de choix. La Commission a aussi examiné la plainte de M. Desgranges, son exposé et ses observations en réponse au rapport de l’enquêteuse. Rien ne permet de douter de cette affirmation. Contrairement à ce que fait observer M. Desgranges, la Commission n’a pas approuvé automatiquement le rapport de l’enquêteuse.
[89]
La Commission n’a pas omis de tenir compte des éléments de preuve ou mal interprété ceux‑ci. Tous les aspects fondamentaux de la plainte ont fait l’objet d’une enquête. La Commission s’est appuyée sur une enquête exhaustive. L’enquêteuse a exposé en détail la preuve étayant le rejet de la plainte. Elle a jugé qu’Élections Canada avait suivi un processus d’embauche bien défini et que M. Desgranges avait échoué au critère de la rigueur. L’enquêteuse et la Commission ont eu un raisonnement logique et cohérent ayant mené à une décision raisonnable.
[90]
Que M. Desgranges s’appuie largement sur la décision Jagadeesh ne prouve pas l’argument avancé par lui que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte des articles 8 et 10 de la LCDP. Dans la décision Jagadeesh, la Cour a appliqué les mêmes principes bien établis de la jurisprudence aux faits particuliers de la présente affaire. Dans sa décision, elle a jugé au paragraphe 61 que l’enquête avait laissé à désirer, d’où le caractère déraisonnable de la décision fondée sur cette enquête. La plainte, comme elle était décrite par M. Jagadeesh, n’avait pas été instruite; les allégations de discrimination en raison de l’orientation sexuelle et de la déficience formulées dans la plainte et les observations en réponse n’avaient pas été suffisamment traitées.
[91]
Les faits sont sans analogie avec la présente affaire. Contrairement à la situation dans la décision Jagadeesh, l’enquêteuse n’a pas omis d’instruire la plainte pour discrimination en raison de l’âge déposée par M. Desgranges. La Commission n’a pas omis non plus de prendre en considération les observations de celui‑ci en réponse au rapport d’enquête. Ses observations ne suscitaient pas de nouveaux renseignements ni ne dégageaient de nouveaux motifs pour sa plainte, elles remettaient plutôt en question la démarche d’enquête et les conclusions de l’enquêteuse.
[92]
La Cour a examiné les arguments de M. Desgranges selon lesquels les motifs et la décision de la Commission vont à l’encontre des principes établis dans l’arrêt Vavilov. Elle a contrôlé tous les passages relevés par celui‑ci dans leur propre contexte pour juger que la décision offre les caractéristiques d’une décision raisonnable au sens de cet arrêt.
[93]
La Cour convient que le contrôle du caractère raisonnable porte à la fois sur la démarche décisionnelle et son résultat. Dans la présente affaire, les motifs démontrent que l’enquêteuse a compris la plainte, la LCDP et la méthode d’enquête employée. Ses conclusions découlent logiquement de la preuve. La Commission a fait fond sur cette enquête exhaustive et, comme il a été mentionné, les motifs de l’enquêteuse sont les motifs de la Commission.
[94]
Comme le dit l’arrêt Vavilov au paragraphe 125 :
[…] qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » […]
[Citations internes omises.]
[95]
Selon les directives de l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 106 à 108, la Cour a examiné le régime législatif applicable au moment de déterminer si la décision était raisonnable. La Commission n’a pas omis de tenir compte des dispositions pertinentes de la LCDP. Le rapport de l’enquêteuse décrit le rôle de la Commission en langage simple, tout comme le mode d’instruction d’une plainte pour discrimination, éléments conformes au régime législatif en question. Il est très clair qu’il n’a pas été omis de prendre en compte ce régime. Il est aussi clair que l’article 8 ne s’applique pas à la conduite décrite dans la plainte. Il n’y a aucune raison que la Commission se reporte à des dispositions inapplicables ni qu’elle y aille d’une interprétation de celles‑ci.
[96]
En ce qui concerne l’importance qu’accorde M. Desgranges à l’article 8 et la nécessité d’examiner davantage la déposition des témoins, l’arrêt Vavilov confirme que les tribunaux de révision ne peuvent attendre des décideurs administratifs qu’ils s’attachent à tous les éléments possibles d’argumentation ou d’analyse. Comme il a été mentionné, l’article 8 ne s’appliquait pas à la conduite décrite dans la plainte. L’enquêteuse et la Commission n’ont pas omis de traiter des questions primordiales ni de l’argument principal avancé par M. Desgranges que le commentaire relatif à l’âge avait influé sur le processus d’embauche.
[97]
Une décision raisonnable présente les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité et elle se justifie par rapport aux contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle (arrêt Vavilov, au par. 99). Dans la présente affaire, les motifs sont transparents et intelligibles et font voir que la Commission a adopté une démarche d’analyse rationnelle et que la décision se justifie en droit et, en particulier, au regard de la LCDP et de l’obligation d’équité procédurale, et tient compte des faits d’intérêt relevés par l’enquêteuse et retenus par la Commission. Cette dernière n’a pas omis de tenir compte de quelque preuve que ce soit ou mal interprété quelque preuve que ce soit, et n’a pas fait fi non plus des observations des parties au moment de déterminer qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier un complément d’enquête sur la plainte.
[98]
En conclusion, il n’est pas fait droit à l’appel. L’enquête a été exhaustive et la décision de la Commission est raisonnable; la plainte, telle que décrite, a pleinement été instruite, il n’a été omis de tenir compte d’aucune preuve et la Commission a évalué la plainte à la lumière de son rôle d’organe d’examen préalable pour conclure de façon raisonnable qu’il n’y avait pas lieu de l’instruire davantage. Aucune erreur ne peut être relevée dans l’évaluation de l’enquêteuse, et la Cour n’est pas fondée à intervenir dans les conclusions de fait.
JUGEMENT dans le dossier T‑1771‑18
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Le demandeur doit payer à la défenderesse un montant de 1 000 $ à titre de dépens.
« Catherine M. Kane »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 27e jour de mai 2020.
Claude Leclerc, traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑1771‑18
|
INTITULÉ :
|
JEAN‑JACQUES DESGRANGES c ÉLECTIONS CANADA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 13 JANVIER 2020
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE KANE
|
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
lE 28 FÉVRIER 2020
|
COMPARUTIONS :
Christopher Folz
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Ageliki Apostolakos
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Christopher Folz
Avocat
Sault‑Ste‑Marie (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Ageliki Apostolakos
Conseillère juridique
Gatineau (Québec)
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|