[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 3 mars 2020
En présence de madame la juge McDonald
REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE
À L’INSTANCE
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ET DE L’IMMIGRATION
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Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration (la SAI) qui a mis fin au long sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise à l’encontre du demandeur. En 2001, M. Singh a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité. Il s’est vu accorder une série de sursis et de prolongations de ces sursis en raison de ses troubles de santé mentale et du fait qu’il était sous la supervision de la Commission ontarienne d’examen (la COE). En 2005, il a été admis au Centre de toxicomanie et de santé mentale (le CAMH), où il réside toujours.
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La santé mentale de M. Singh s’est détériorée, et il souffre maintenant d’un grave trouble neurocognitif qui est irréversible. En raison de son état de santé, il ne peut pas retourner vivre avec sa famille ou dans la collectivité.
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En mars 2019, la SAI a rejeté son appel en instance. J’ai conclu que l’appréciation de la SAI était raisonnable et que, par conséquent, rien ne justifiait l’intervention de la Cour. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, et je refuse de certifier les questions soulevées par le demandeur.
Le contexte factuel
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M. Singh est un citoyen de l’Inde qui est devenu résident permanent du Canada en 1987. En octobre 2000, M. Singh a été déclaré coupable de deux chefs d’accusation de menaces de mort, d’un chef de voies de fait contre un agent de la paix et d’un chef de résistance à l’arrestation. En 2001, il a été déclaré interdit de territoire pour criminalité, et une mesure de renvoi a été prise contre lui. Il a des antécédents d’abus d’alcool et de consommation de drogues illicites. M. Singh souffrait également d’un trouble schizoaffectif et il était enclin à de violents accès de colère. Il a menacé de tuer son ex-épouse et son ancienne belle-mère, menacé de violer son ex-épouse et tenté de brûler l’immeuble à logement de son ex-épouse. En raison de son trouble schizoaffectif, il n’a pas été tenu criminellement responsable de ces infractions.
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Par suite de ce verdict de non-responsabilité criminelle, M. Singh a été placé sous la supervision de la COE. Il est détenu au CAMH depuis 2013. Pendant qu’il était sous la garde du CAMH, il a agressé deux patients et s’est comporté de façon inappropriée avec des patientes et des employées du centre.
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En août 2007, la SAI a examiné l’appel interjeté par M. Singh à l’encontre de la décision d’interdiction de territoire et elle a accordé un sursis de 4 ans à l’exécution de son renvoi du Canada, en se fondant sur la recommandation du ministre. Entre 2012 et 2018, un certain nombre de réexamens et de prolongations du sursis ont été accordés au demandeur.
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Le 19 mars 2019, la SAI a rejeté son appel, décision qui fait l’objet du présent contrôle.
La décision faisant l’objet du contrôle
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La SAI a mentionné qu’aux fins de l’examen des facteurs d’ordre humanitaire, elle s’est appuyée sur les facteurs énoncés dans Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1986), [1985] DSAI no 4 (Commission d’appel de l’immigration) et au paragraphe 3(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[11]
La SAI a conclu que les infractions commises par M. Singh étaient graves, puisqu’elles comportaient de « la violence et un comportement menaçant, et [qu’]elles [faisaient] partie d’un mode de comportement criminel durant une majeure partie de la décennie précédant l’incident qui sous‑tend[ait] les infractions donnant lieu à un rapport »
. La SAI a jugé qu’il s’agissait d’un « facteur très défavorable qui milit[ait] contre la prise de mesures spéciales »
.
[12]
En ce qui concerne la réadaptation, la SAI a fait remarquer que les sursis accordés dans le passé avaient pour but de permettre à M. Singh de démontrer son potentiel de réadaptation. Compte tenu de la situation actuelle du demandeur, la SAI a conclu qu’il n’existait qu’une « faible possibilité de réadaptation »
, en raison de ses antécédents de comportements agressifs et menaçants ainsi que de la détérioration continue de sa santé mentale. Ce facteur jouait très fortement contre la prise de mesures spéciales.
[13]
En ce qui concerne l’établissement au Canada, la SAI a conclu qu’il s’agissait d’un facteur neutre. Bien que M. Singh habite le Canada depuis 1981, la SAI a conclu qu’il y avait [traduction] « peu d’éléments de preuve d’un établissement positif, en raison de la période pendant laquelle il a fait l’objet de mesures de renvoi (18 ans) et de son long casier judiciaire »
. Bien que la SAI ait effectivement conclu que l’établissement du demandeur était limité, ce facteur a été pris en considération au regard de ses problèmes de santé mentale.
[14]
Les répercussions que l’éventuel renvoi du demandeur du Canada aurait sur sa famille ont été prises en considération. Toutefois, la SAI a fait remarquer qu’étant donné le long séjour de M. Singh au CAMH ainsi que la conclusion de la COE selon laquelle il n’était plus possible de le confier à sa famille, il y avait peu d’éléments de preuve positifs quant à ce facteur. Cependant, la SAI a conclu que ce facteur ne pesait que légèrement en faveur de la prise de mesures spéciales, puisque sa deuxième épouse et ses enfants adultes [traduction] « continuent de l’appuyer »
.
[16]
La SAI a tenu compte des difficultés auxquelles M. Singh ferait probablement face en Inde, et ce facteur a joué fortement en faveur de la prise de mesures spéciales. La SAI a conclu que M. Singh rencontrerait probablement des difficultés en Inde, parce qu’il avait un manque d’expérience de travail récente ou de compétences transférables. Rien dans la preuve n’indiquait que des amis ou des membres de sa famille en Inde pouvaient l’aider, et la SAI a reconnu qu’il y aurait moins de soutien pour ses problèmes psychiatriques.
[18]
Selon la SAI, après l’examen de ces facteurs, la prépondérance ne favorisait pas le maintien du sursis, et elle a fait remarquer qu’« un sursis [devait] servir un but »
, tel que faire des progrès en matière de réadaptation. Compte tenu de l’état de santé de M. Singh, la réadaptation n’était plus un objectif réalisable.
[19]
La SAI a fait remarquer que la LIPR privilégiait la sécurité et que le ministre n’appuyait plus l’octroi d’un sursis, comme cela avait été le cas dans le passé. Par conséquent, la SAI a conclu que l’ensemble des facteurs ne justifiait pas la prise de mesures spéciales pour prolonger le sursis ou accueillir l’appel.
La question préliminaire
[20]
À l’ouverture de l’audience, l’avocat du demandeur a présenté une requête en nomination d’un nouveau tuteur à l’instance, en raison du décès du tuteur désigné précédemment. Le défendeur a consenti à cette requête.
Les questions en litige
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Le demandeur soulève les questions suivantes :
La norme de contrôle
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Il y a une présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 10 [Vavilov]), et « le contrôle judiciaire concerne non seulement le résultat, mais aussi la justification du résultat (lorsque des motifs sont requis) »
(Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au par. 29).
[24]
Pour déterminer si une décision est raisonnable, la Cour doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov, au par. 99).
Analyse
a) La SAI a-t-elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?
[27]
Pour ce qui est de l’entrave du pouvoir discrétionnaire, la Cour d’appel fédérale a conclu, dans BSH Home Appliances Ltd c Canada (Agence des services frontaliers), 2016 CAF 135 (au par. 11), qu’un « décideur qui a un pouvoir discrétionnaire entrave ce pouvoir discrétionnaire quand il crée une pratique habituelle et adhère à cette pratique plutôt que d’évaluer chaque exercice du pouvoir discrétionnaire au cas par cas, compte tenu de la preuve pertinente ».
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Toutefois, en l’espèce, malgré les arguments de M. Singh, les facteurs d’ordre humanitaire sont inclus implicitement dans les facteurs énoncés dans Ribic, lesquels ont été pris en considération et appliqués par la SAI. Les facteurs Ribic consistent en une liste non exhaustive de facteurs que la SAI prend en considération afin de déterminer si la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire est justifiée au titre du par. 67(1) de la LIPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 7 et 65). Ces facteurs sont les suivants :
(1) la gravité de l’infraction ayant donné lieu à la mesure de renvoi;
(4) le soutien que peut fournir la famille et la collectivité;
[30]
La SAI a tenu compte des difficultés que subirait M. Singh ainsi que des répercussions sur sa famille. La SAI a accordé à ces facteurs un certain poids positif, et ce, bien qu’il y ait eu peu d’éléments de preuve d’interactions actuelles ou continues avec sa famille. La SAI a fait remarquer qu’un sursis à la mesure de renvoi devait avoir un objectif (et que la réadaptation était le but auparavant), mais ce n’était pas le seul facteur qui avait été pris en considération par la SAI. Toutefois, dans le cas de M. Singh, les facteurs d’ordre humanitaire n’ont pas fait pencher la balance en faveur de l’octroi de mesures spéciales.
[31]
La SAI a bel et bien tenu compte des faits et de la preuve propres à la situation de M. Singh, et son appréciation de la situation du demandeur n’a été d’aucune façon limitée ou faite à l’aveugle. La SAI n’a pas appliqué une « pratique habituelle »
qui consiste à ne tenir compte de la réadaptation qu’aux fins de l’octroi d’une mesure spéciale. Compte tenu de la détérioration de l’état de santé de M. Singh, la possibilité d’une réadaptation, qui avait justifié les sursis accordés précédemment, n’était plus un facteur qui pesait en sa faveur. Le fait que la SAI n’a pas évoqué d’autres facteurs d’ordre humanitaire ne signifie pas qu’elle ait considéré la réadaptation comme étant le seul fondement possible à l’octroi d’une prolongation du sursis à l’exécution de son renvoi.
[32]
M. Singh fait également valoir que la SAI a entravé son pouvoir discrétionnaire en commettant une erreur dans l’application de l’arrêt Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 SCC 51, et il soutient que la préoccupation de la SAI à l’égard de la sécurité publique [traduction] « s’est infiltrée dans la manière dont la Commission a examiné tous les différents facteurs ».
Je ne suis pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle cette préoccupation se serait [traduction] « infiltrée »
dans l’ensemble des motifs de la SAI. Cette question a été abordée, mais elle n’a pas dominé l’analyse. Comme il a été mentionné, tous les facteurs Ribic ont été pris en considération et appréciés par la SAI.
[33]
La SAI a jugé que M. Singh représentait un risque pour la population, et, par conséquent, les préoccupations en matière de sécurité publique ont été prises en considération de façon appropriée. À mon avis, cette conclusion de la SAI est raisonnable et elle démontre que la SAI a reconnu que l’octroi d’un sursis est un pouvoir discrétionnaire et que l’approche attentiste adoptée par le passé avec M. Singh n’était plus justifiée, puisque la réadaptation n’était plus possible. Consciente de cet état de fait, la SAI a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de M. Singh. Il ne s’agit pas là d’une entrave à son pouvoir discrétionnaire.
[34]
Je tiens également à souligner qu’il incombait à M. Singh de soulever les questions que la SAI devait examiner en plus des facteurs énoncés dans Ribic. « S’il ne s’acquitte pas de cette charge, la mesure prise par défaut est le renvoi. Les non-citoyens n’ont pas de droit d’entrer ou de s’établir au Canada
[…] »
(Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, au par. 57).
[35]
À mon avis, la SAI n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, et M. Singh demande à la Cour de réexaminer et de soupeser à nouveau les facteurs appréciés par la SAI. Bien qu’il ne soit pas d’accord avec la façon dont la SAI a exercé son pouvoir discrétionnaire, cela ne justifie pas l’intervention de la Cour. Dans les circonstances, la conclusion de la SAI selon laquelle la nécessité de protéger la population l’emportait sur les autres facteurs ne constitue pas une entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.
b) La décision de la SAI est-elle raisonnable?
[36]
M. Singh fait également valoir que la décision de la SAI est déraisonnable. Selon lui, la SAI aurait dû maintenir le statu quo et prolonger le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, parce que rien ne justifiait un changement. Il ne cite aucun précédent ni fondement législatif à l’appui de cette proposition.
[37]
L’article 68 de la LIPR est ainsi libellé :
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Comme il a été mentionné précédemment, la SAI a tenu compte de façon appropriée des facteurs Ribic, lesquels comprennent les considérations d’ordre humanitaire (Khosa, au par. 65, et Chieu, au par. 77). La SAI a relevé les facteurs qui pesaient lourdement contre l’octroi de mesures spéciales, à savoir la gravité des infractions et les comportements violents répétés. De même, la possibilité de réadaptation n’a pas favorisé M. Singh, en raison de la détérioration de son état de santé ainsi que de la conclusion de la COE portant que son état est maintenant irréversible et qu’il n’est pas possible d’assurer sa mise en liberté de façon sécuritaire.
[40]
La SAI a correctement relevé les deux facteurs favorables au demandeur, à savoir le soutien offert par sa famille et la collectivité ainsi que les difficultés auxquelles il ferait face en cas de renvoi. En ce qui concerne le soutien que pouvaient lui fournir sa famille et la collectivité, la SAI a reconnu qu’il bénéficiait d’un appui important par l’entremise du CAMH. La SAI a également abordé les difficultés auxquelles il ferait face s’il était expulsé vers l’Inde, plus particulièrement qu’il ne pourrait probablement pas recevoir le même niveau de soins et que rien dans la preuve n’indiquait qu’il bénéficierait du soutien d’amis et de membres de sa famille en Inde. La SAI a toutefois bel et bien souligné qu’il serait probablement en mesure de recevoir des traitements en Inde et que rien dans la preuve n’indiquait qu’il ne pourrait se procurer ses médicaments et être traité en Inde.
[42]
En examinant la décision de la SAI dans son ensemble, il ne s’agit pas de déterminer si la cour de révision est d’accord avec la décision de la SAI, mais plutôt d’établir si la SAI a tenu compte de façon appropriée et raisonnable des facteurs soulevés par le demandeur et si les motifs de la SAI sont justifiés au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. La SAI a fait remarquer que le facteur qui avait fait pencher la balance en faveur du rejet de la demande de mesures spéciales était qu’« un sursis [devait] servir un but »
, tel que la réadaptation, et que la réadaptation n’était plus possible en raison de la récente détérioration de son état de santé. La SAI a également souligné que, contrairement au réexamen de 2016, il n’y avait plus de recommandation conjointe pour l’octroi d’un sursis.
[43]
En ce qui concerne les efforts de réadaptation, le dossier révèle que M. Singh aurait pu, par le passé, recevoir son congé pour vivre avec sa famille ou dans la collectivité. Toutefois, son état s’est détérioré au point où il ne peut désormais plus vivre avec sa famille, et il représenterait un risque pour la population s’il était mis en liberté.
[44]
M. Singh ne peut donc pas respecter les conditions de son sursis. Bien que la détérioration de son état de santé puisse être la raison pour laquelle il ne peut pas respecter la condition de son sursis, « une maladie mentale […] ne confère[…] pas aux non‑Canadiens le droit de rester au Canada »
(Gardner c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 895, au par. 41).
[45]
La SAI a correctement soupesé les facteurs positifs par rapport aux facteurs négatifs. Dans les circonstances, les facteurs positifs ne l’ont pas emporté sur les facteurs négatifs. Cette situation est semblable à l’affaire Khosa, dans le cadre de laquelle la Cour déclare ce qui suit au par. 66 :
Les questions à certifier
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Le demandeur demande que les questions suivantes soient certifiées :
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À mon avis, Khosa fournit une réponse complète à la première question posée par le demandeur. Comme il a été mentionné précédemment, les facteurs Ribic s’appliquent, et le poids à attribuer à chaque facteur varie d’une affaire à l’autre (Khosa, au par. 65). Étant donné que la pertinence de chaque facteur varie en fonction des circonstances d’un cas particulier, le rôle des facteurs individuels dépend des faits. Par conséquent, la réponse à la première question, telle qu’elle a été formulée, ne serait pas déterminante en l’espèce.
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Je refuse par conséquent de certifier les questions posées par le demandeur. Il ne s’agit pas de questions graves de portée générale au sens de l’art. 78 de la LIPR, puisqu’elles ne sont pas déterminantes quant à l’issue du présent contrôle judiciaire (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au par. 46).
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2357-19
Traduction certifiée conforme
Ce 24e jour d’avril 2020
C. Laroche, traducteur