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Date : 20200306

Dossier : T‑1404‑18

Référence : 2020 CF 341

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 mars 2020

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

PAUL A. GUNN

demandeur

et

HALIFAX LONGSHOREMEN’S ASSOCIATION, SECTION LOCALE 269 DE L’AID

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Paul Gunn, dans laquelle il conteste la décision du 6 juin 2018 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté la plainte qu’il a déposée en matière de droits de la personne à l’encontre de la Halifax Longshoremen’s Association, section locale 269 (la section locale 269) de l’Association internationale des débardeurs (l’AID).

[2]  La Commission a rejeté la plainte de M. Gunn après avoir appliqué l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H‑6, qui prévoit qu’une plainte peut être rejetée si elle est jugée « vexatoire ». En l’espèce, la Commission a refusé de statuer sur l’affaire parce que M. Gunn avait déjà fait les mêmes allégations de discrimination à l’endroit de la section locale 269 au Conseil canadien des relations industrielles (le CCRI), lequel a rejeté la plainte sur le fond.

[3]  Les motifs de la Commission sont exposés dans le rapport de son enquêteur du 20 février 2018, qui a recommandé le rejet de la plainte de M. Gunn. Il est bien établi qu’un enquêteur mène son enquête en tant que prolongement de la Commission de sorte que, lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur, ces motifs constituent ceux de la Commission (voir Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, para 37, [2005] ACF no 2056 (QL)).

[4]  En 2007, M. Gunn a commencé à travailler comme débardeur au port de Halifax. Malheureusement, il a été grièvement blessé en 2008 et, par conséquent, il n’a pas pu reprendre son travail au port avant 2013.

[5]  Même après son retour au travail, M. Gunn avait des limitations physiques qui l’empêchaient d’accomplir les tâches les plus exigeantes du débardage. Pendant un certain temps, l’employeur, la Halifax Employers’ Association (la HEA), a pris des mesures d’adaptation pour M. Gunn en lui confiant des tâches légères.

[6]  En septembre 2015, M. Gunn a repris toutes ses tâches normales après que son médecin a jugé qu’il ne présentait plus de limitations physiques. Or, il s’est de nouveau blessé peu de temps après et son médecin a demandé cette fois encore que des mesures d’adaptation soient prises afin qu’il accomplisse des tâches plus légères. La HEA a accepté cette demande de façon temporaire, mais, le 8 décembre 2015, elle a informé M. Gunn que cette mesure d’adaptation ne s’appliquerait pas au processus en cours, auquel M. Gunn participait, pour être admissible à un emploi futur dans le bassin de main‑d’œuvre connu sous le nom de Cardboard. Bien que M. Gunn ait présenté à la section locale 269 une demande en vue de faire partie de ce processus d’embauche, le 23 décembre 2015, il a demandé que sa demande soit [traduction] « mise en attente pendant un certain temps » parce qu’il ne pouvait « continuer à travailler au port ». Le 30 décembre 2015, la HEA a écrit à M. Gunn pour l’informer qu’elle l’avait retiré du processus de qualification vu qu’il était inapte à effectuer l’épreuve obligatoire de force et d’endurance. Cette épreuve constituait le moyen d’évaluer le travail d’arrimage en hauteur (c.‑à‑d. l’arrimage et le désarrimage des conteneurs de fret).

[7]  Selon M. Gunn, un rapport existe entre ces faits et le fait que le président de la section locale 269 est intervenu dans sa demande de mesures d’adaptation en affichant une note au bureau de répartition du syndicat le 21 novembre 2015, selon laquelle il interdisait de renvoyer M. Gunn à la HEA pour quelque emploi que ce soit. Monsieur Gunn affirme que cette situation faisait suite à un désaccord avec le président du syndicat en raison du fait que M. Gunn se disait atteint d’une déficience et réclamait conséquemment des mesures d’adaptation. Il semble que ce soit cet incident qui a amené M. Gunn à déposer sa plainte auprès de la Commission.

[8]  L’application de la norme de la décision raisonnable se présume lorsqu’il s’agit d’effectuer le contrôle d’une décision de la Commission rendue conformément à l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[9]  Dans Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, [2015] ACF No 834 (QL) [Bergeron], la Cour a appliqué cette norme au contrôle de la décision par laquelle la Commission avait rejeté une plainte sur le fondement de l’alinéa 41(1)d) parce que l’affaire avait déjà été tranchée dans le contexte d’un grief. La Cour a décrit l’étendue du pouvoir discrétionnaire de la Commission de la façon suivante :

[47]  De plus, concernant l’examen de l’étendue de la latitude à laquelle a droit la Commission, je remarque que la tâche de la Commission au regard de l’alinéa 41(1)d) consiste à écarter les plaintes pour lesquelles une réparation adéquate a déjà été accordée devant un autre forum. La question du caractère adéquat est dans une large mesure affaire de jugement et de faits, et doit notamment être examinée au regard du principe selon lequel la Commission doit se garder de consacrer les rares ressources disponibles à des affaires qui ont été examinées au fond par une autre instance, ou qui auraient pu l’être. Sur ce dernier point, précisons que l’alinéa 41(1)d) permet d’invoquer le cas où le plaignant a omis d’exercer un autre recours adéquat ou ne l’a pas exercé jusqu’au bout.

[10]  Dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 RCS 422, aux paragraphes 37 et 38 [Figliola], la Cour a examiné les principes sur lesquels repose le refus d’une commission des droits de la personne d’instruire une plainte déjà réglée dans un autre forum :

[37]  En s’appuyant sur ces principes sous‑jacents, le Tribunal est appelé à se demander s’il existe une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne, si la question juridique tranchée par la décision antérieure était essentiellement la même que celle qui est soulevée dans la plainte dont il est saisi et si le processus antérieur, qu’il ressemble ou non à la procédure que le Tribunal préfère ou utilise lui‑même, a offert la possibilité aux plaignants ou à leurs ayants droit de connaître les éléments invoqués contre eux et de les réfuter. Toutes ces questions visent à déterminer s’il [traduction] « a été statué de façon appropriée » sur le fond de la plainte. Il s’agit, en définitive, de se demander s’il est logique de consacrer des ressources publiques et privées à la remise en cause de ce qui est essentiellement le même litige.

[38]  Ce que ne fait pas l’al. 27(1)f), selon moi, c’est inviter au « contrôle judiciaire » de la décision d’un autre tribunal ou au réexamen d’une question dûment tranchée pour voir si un résultat différent pourrait en émerger. Cet alinéa vise plutôt à instaurer un respect juridictionnel entre tribunaux administratifs voisins, englobant le respect du droit à la protection de leur propre voie verticale de révision contre les empiétements indirects. L’organisme juridictionnel qui se prononce sur une question qui est de son ressort et les parties en cause doivent pouvoir tenir pour acquis que, sous réserve d’un appel ou d’un contrôle judiciaire, non seulement la décision sera‑t‑elle définitive, mais elle sera considérée telle par les autres organismes juridictionnels. La justesse de l’instance antérieure quant au fond ou à la forme ne saurait servir d’appât pour d’autres tribunaux administratifs exerçant une compétence concurrente.

[11]  Il est également important de souligner qu’en l’espèce M. Gunn n’a pas contesté la décision du CCRI, mais qu’il a plutôt cherché à obtenir un résultat différent dans le contexte d’une plainte relative aux droits de la personne. Comme l’a fait observer le juge Thomas Cromwell dans l’arrêt Figliola, précité, au paragraphe 94 :

« [...] L’omission de se prévaloir des voies de révision appropriées militera généralement contre la remise en cause du fond d’une plainte devant un autre forum. »

[12]  Je reconnais que la Commission a le pouvoir discrétionnaire de renvoyer une plainte au Tribunal même si un autre forum décisionnel a statué sur cette plainte. Ce pouvoir discrétionnaire doit toutefois être exercé méthodiquement surtout en effectuant une comparaison des deux processus (voir Bergeron, précité, para 46). Au cœur de cette comparaison, figure la question de l’équité procédurale, et non celle de savoir si le décideur précédent a pris la bonne décision ou s’il avait l’expertise requise (voir Figliola, précité, para 49 à 53).

[13]  Le caractère raisonnable de la décision de la Commission doit être examiné compte tenu des facteurs susmentionnés.

[14]  Il est très clair que la Commission a compris la mission que lui confère l’alinéa 41(1)d), dont la possibilité pour elle d’examiner la plainte de M. Gunn. Aux paragraphes 11 à 14 de sa décision, elle a tenu compte de la jurisprudence pertinente et énuméré les facteurs qui s’appliquaient à la question de la remise en cause. Elle s’est notamment posé les questions suivantes :

  • a) Le processus devant le CCRI était-il définitif et terminé?

  • b) Les mêmes questions relatives aux droits de la personne ont-elles été soulevées devant le CCRI et les a-t-il entièrement réglées?

  • c) Les principes de justice fondamentale ont-ils été respectés?

  • d) Les droits d’appel ou de révision de la décision du CCRI ont-ils été exercés?

  • e) M. Gunn pouvait-il se prévaloir d’autres mécanismes de recours raisonnablement équivalents?

[15]  À partir de cette comparaison nuancée, la Commission a conclu que la tentative de M. Gunn de remettre en cause la question de la discrimination était vexatoire. Plus précisément, la Commission a conclu que l’article 37 du Code canadien du travail, LRC (1985), c L‑2, conférait au CCRI le pouvoir indépendant de décider si la section locale 269 avait agi de façon discriminatoire et si, dans les faits, il s’était prononcé sur les mêmes allégations que M. Gunn tentait de soulever de nouveau devant la Commission.

[16]  La Commission a ensuite cité les passages de la décision du CCRI qui rejetaient, pour absence de fondement, la plainte de M. Gunn selon laquelle la section locale 269 avait agi de connivence avec la HEA en vue de le priver de mesures d’adaptation raisonnables. Selon la Commission, le CCRI avait suivi un processus équitable qui n’était pas très différent de celui prévu par la Loi canadienne sur les droits de la personne ou très lacunaire par rapport à celui‑ci. La Commission a conclu son évaluation comme suit :

[TRADUCTION]

30.   Le plaignant a déposé une plainte en vertu du Code canadien du travail comportant essentiellement les mêmes allégations que celles soulevées dans la présente plainte, plus précisément, l’allégation selon laquelle le syndicat avait fait preuve envers le plaignant de discrimination fondée sur la déficience. Le CCRI a rejeté cette plainte conformément aux articles 37 et 69 du Code canadien du travail dans une décision datée du 6 mars 2017.

31.   La Cour suprême du Canada a observé que la Commission doit respecter le caractère définitif des décisions prises par d’autres décideurs administratifs ayant compétence concurrente pour trancher les questions relatives aux droits de la personne si « la question juridique tranchée par la décision antérieure était essentiellement la même que celle qui est soulevée dans la plainte ». Le CCRI a le pouvoir de trancher les questions concernant la discrimination que les syndicats exercent contre leurs membres. Le CCRI a statué sur le fond de la présente plainte. La présente plainte est donc vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la Loi, et la Commission ne devrait pas statuer sur celle‑ci.

[17]  J’estime que le processus décisionnel suivi par la Commission était équitable et que sa décision était raisonnable quant au fond. Par ailleurs, la décision était conforme à la jurisprudence applicable selon laquelle un plaignant en matière de droits de la personne ne devrait pas être en mesure de magasiner pour trouver un résultat différent lorsque l’affaire a été entendue et tranchée sur le fond dans une instance antérieure. La plainte de M. Gunn a été instruite par le CCRI et, selon la Commission, il n’avait pas le droit de la faire instruire de nouveau.

[18]  Pour les motifs qui précèdent, la présente demande est rejetée.

[19]  La défenderesse réclame des dépens de l’ordre de 1 500 $. D’ordinaire, j’estime que ce montant serait raisonnable. En l’espèce, toutefois, je suis troublé par la preuve présentée par M. Gunn selon laquelle il aurait été traité injustement par le président de la section locale 269. L’affichage public d’une note dans le bureau de répartition indiquant que M. Gunn ne devrait pas être recommandé pour quelque forme d’emploi que ce soit était désinvolte et irrespectueux. En l’absence d’une explication satisfaisante de ce comportement, je refuse d’adjuger les dépens à la défenderesse.


JUGEMENT dans le dossier T‑1404‑18

LA COUR DÉCLARE que la demande est rejetée, sans frais à l’une ou l’autre des parties.

« Robert L. Barnes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1404‑18

 

INTITULÉ :

PAUL A. GUNN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 février 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Barnes

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 6 mars 2020

 

COMPARUTIONS :

Paul A. Gunn

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

George Franklin

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

George Franklin

Procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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