[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 4 mars 2020
En présence de monsieur le juge Pamel
I.
Nature de l’affaire
[3]
La SAR a conclu que les demandeurs ne sont pas de véritables membres de l’Église de Dieu Tout‑Puissant (parfois appelée l’Éclair oriental), un mouvement religieux chrétien établi en Chine. Cette conclusion a permis à la SAR de confirmer qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés s’ils retournaient en Chine. En outre, la SAR a conclu que les demandeurs ne seraient pas, selon la prépondérance des probabilités, personnellement exposés à une menace à leur vie, au risque de traitements ou de peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture advenant leur retour en Chine.
[4]
Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire.
II.
Contexte
[5]
La demanderesse principale, Ting Cao, et son époux, Ning Li [collectivement, les demandeurs], sont des citoyens de la Chine. Les demandeurs craignent d’être persécutés en Chine en raison de leur appartenance religieuse à l’Église de Dieu Tout‑Puissant. Le gouvernement chinois a interdit cette religion.
[6]
La demanderesse principale affirme qu’elle a découvert l’Église de Dieu Tout‑Puissant en juillet 2015 après avoir été invitée par un de ses amis. Elle souffrait de dépression parce qu’elle ne parvenait pas à avoir des enfants, ce qui lui valait les railleries de sa belle‑mère. La demanderesse principale soutient qu’elle savait que le gouvernement avait interdit cette religion, mais que cette pratique lui procurait des bienfaits.
[7]
Le 21 février 2016, le Bureau de la sécurité publique (Public Security Bureau ‑ PSB) de la Chine a fait une descente dans une église illégale où s’étaient réunis les membres d’un groupe de prières; la demanderesse était présente et elle a réussi à se cacher.
[8]
Le PSB a obtenu le nom de la demanderesse et il a découvert qu’elle était à la maison‑église lors de l’intervention. Des membres du PSB se sont rendus chez la demanderesse principale pour la retrouver. Ils ont confisqué des photos de la demanderesse et ils ont interrogé son époux pour ensuite l’avertir que deux membres de l’Église avaient été arrêtés et avaient mentionné que la demanderesse principale faisait partie du groupe de prières.
[9]
Les membres du PSB sont retournés au domicile de la demanderesse avec une citation à comparaître le 25 février 2016. Ils n’ont pas trouvé la demanderesse principale.
[11]
Les demandeurs ont quitté la Chine le 21 mai 2016, ils ont utilisé leurs propres passeports et ils ont eu recours à un passeur. La demanderesse principale soutient que le PSB a tenté de la retrouver à environ sept ou huit reprises avant qu’elle quitte la Chine et qu’il la recherchait toujours après son arrivée au Canada.
[13]
L’audience des demandeurs devant la SPR a eu lieu le 2 octobre 2017. Les demandeurs ont affirmé dans leurs témoignages que leur passeur avait soudoyé les fonctionnaires de l’aéroport, qu’ils étaient entrés à l’aéroport de Beijing par une entrée VIP avec des cartes d’embarquement que leur passeur leur avait fournies et que leurs passeports n’avaient jamais été vérifiés par le personnel de sécurité de l’aéroport.
[15]
Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision devant la SAR. Dans une décision en date du 13 décembre 2018, la SAR a confirmé la décision de la SPR.
III.
Questions en litige
[16]
Il y a deux questions en litige :
IV.
Norme de contrôle
[17]
Les parties soutiennent que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR concernant le statut de réfugié au sens de la Convention est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 25 [Vavilov]).
[18]
Pour déterminer si la décision est raisonnable, la Cour doit se demander si la décision de la SAR « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov, au par. 99). Il incombe aux demandeurs de convaincre la Cour que les lacunes sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, aux par. 100–101).
V.
Analyse
A.
La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs?
[19]
En rejetant la demande d’asile des demandeurs, la SAR a tiré un certain nombre de conclusions défavorables quant à leur crédibilité concernant trois questions centrales : (1) l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils ont été en mesure de quitter la Chine en prenant un vol à l’aéroport de Beijing, et ce, en utilisant leurs propres passeports; (2) la citation à comparaître qui a été présentée à l’appui de l’affirmation selon laquelle la demanderesse principale était recherchée en Chine était frauduleuse; et (3) la conclusion de la SPR selon laquelle l’époux de la demanderesse principale ne connaissait pas la religion en question.
[20]
La conclusion défavorable quant à la crédibilité a joué un rôle important dans la conclusion de la SAR qui a estimé que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse principale n’était pas recherchée par le PSB ou par les autorités chinoises. En outre, la SAR a clairement indiqué que le manque de crédibilité concernant l’allégation selon laquelle la demanderesse principale était recherchée par les autorités chinoises constituait une question déterminante dans sa décision de rejeter la demande d’asile des demandeurs.
[22]
Il semble évident que la SAR s’est largement appuyée sur le guide jurisprudentiel pour tirer sa conclusion quant à la vraisemblance. Dans sa décision, la SAR a déclaré ce qui suit :
[13] La SAR juge que, selon la prépondérance des éléments de preuve documentaire au dossier, il n’est pas possible pour une personne recherchée par les autorités de quitter la Chine. La publication d’un guide jurisprudentiel par le président de la CISR appuie cette conclusion.
[14] Les commissaires doivent suivre le raisonnement exposé dans la décision qui sert de guide jurisprudentiel, conformément à l’énoncé qui l’accompagne, à moins qu’il y ait une raison de ne pas le faire, lorsque les faits sous‑jacents à cette décision ressemblent suffisamment à ceux de l’affaire à trancher pour justifier l’application du raisonnement exposé dans le guide jurisprudentiel.
[24]
Il ne fait aucun doute que la SPR et la SAR ont la pleine compétence de tirer des conclusions concernant la plausibilité et que tant que les inférences des tribunaux « ne sont pas déraisonnables au point d’attirer »
l’attention de la Cour, leurs conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF), [1993] ACF no 732 (QL), au par. 4 [Aguebor]). En outre, il incombe au demandeur de démontrer qu’il n’est pas raisonnable de tirer de telles inférences (Aguebor, au par. 4).
[25]
Toutefois, en l’espèce, le guide jurisprudentiel sur lequel la SAR a fondé sa conclusion d’invraisemblance a été révoqué le 28 juin 2019 [l’avis de révocation], soit environ six mois après la décision de la SAR. Ce guide a été révoqué parce qu’il contenait une conclusion de fait qui n’était pas appuyée par le cartable national de documentation sur la Chine [le CND sur la Chine] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, lequel était en vigueur au moment où la décision a été rendue et parce que de nombreuses mises à jour avaient été apportées au CND sur la Chine depuis la désignation du guide jurisprudentiel.
[26]
Plus particulièrement, le paragraphe 22 du guide jurisprudentiel, la décision TB6‑11632, renvoie à la Réponse à la demande d’information (RDI) CHN105049.E [RIR] à l’appui de la conclusion selon laquelle la technologie de la reconnaissance faciale est utilisée pour photographier les passagers quittant l’aéroport de Beijing. Cependant, la RDI indique que ce type de technologie n’était plus utilisé à l’aéroport de Beijing au moment de sa publication.
[27]
L’avis de révocation indique ce qui suit concernant le guide jurisprudentiel :
[28]
Les demandeurs affirment que la SAR a commis une erreur en s’appuyant sur le guide jurisprudentiel et ils soutiennent que la Note de politique concernant la désignation de la décision TB6‑11632 en tant que guide jurisprudentiel de la Section d’appel des réfugiés, dans laquelle il est précisé que les commissaires de la SAR « doivent appliquer la démarche élaborée dans la décision TB6‑11632 en tant que guide jurisprudentiel aux cas comportant des faits semblables ou justifier leur décision de s’en écarter, le cas échéant »
, influence illégalement la façon dont les commissaires de la SAR tranchent les appels. Les demandeurs soutiennent en outre que le raisonnement du guide jurisprudentiel était désuet au moment où la SAR l’a pris en considération.
[29]
J’accepte l’argument des demandeurs sur ce point. La Cour a conclu que la note de politique accompagnant le guide jurisprudentiel constitue une ingérence inappropriée qui contrevient à l’indépendance décisionnelle de la SAR.
[31]
Dans la décision CARL, le juge en chef a conclu, notamment, qu’il est possible que le recours à un guide jurisprudentiel rehausse injustement le fardeau de la preuve imposé à un demandeur et que la déclaration d’attente accompagnant un guide jurisprudentiel puisse entraver illégalement l’indépendance décisionnelle du décideur. Toutefois, comme l’a concédé la demanderesse, cela ne signifie pas que c’est toujours le cas et chaque affaire requiert une évaluation.
[32]
Dans l’affaire CARL, le juge en chef a conclu que la déclaration d’attente figurant dans la note de politique qui accompagnait le guide jurisprudentiel (TB6‑11632) est illicite et inopérante en ce qui a trait aux déterminations factuelles concernant l’utilisation de passeports pour quitter la Chine, le système du Bouclier d’or en Chine et la corruption au sein de l’infrastructure de sécurité frontalière chinoise. Cette conclusion était fondée sur la croyance selon laquelle le guide jurisprudentiel imposerait des déterminations factuelles qui entravent illicitement l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la SAR en réduisant sa liberté de tirer ses propres conclusions de fait à l’égard de chaque demandeur d’asile (CARL, aux par. 1 à 9).
[35]
La SAR a expressément mentionné la politique contestée, selon laquelle les commissaires doivent suivre le raisonnement du guide jurisprudentiel, à moins qu’il ait une raison de ne pas le faire, et elle a poursuivi en suivant ce raisonnement. Comme l’a mentionné le juge en chef dans la décision CARL, il est raisonnable de craindre que certains commissaires risquent de se sentir obligés d’adopter les conclusions de fait énoncées dans les guides jurisprudentiels.
[37]
En l’espèce, la SAR s’est appuyée sur le guide jurisprudentiel pour étayer sa position selon laquelle un « système caché de reconnaissance faciale »
était utilisé à l’aéroport de Beijing au moment où les demandeurs ont quitté la Chine. Un examen du dossier révèle que le CND sur la Chine ne comporte aucune mention de l’utilisation de systèmes cachés de reconnaissance faciale à l’aéroport de Beijing. En s’appuyant sur cette conclusion, la SAR a effectivement commis la même erreur qui a mené à la révocation du guide jurisprudentiel.
[39]
À mon avis, cette approche est raisonnable. Bien que le guide jurisprudentiel ait été en vigueur au moment où la SAR a rendu sa décision, c’est‑à‑dire en décembre 2018, la révocation subséquente du guide jurisprudentiel affaiblit la conclusion de la SAR sur cette question.
[40]
Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, un demandeur a recours à un passeur pour déjouer les protocoles de sécurité afin de pouvoir quitter la Chine, la SPR et la SAR ont l’obligation d’expliquer pourquoi il n’aurait pas été possible de contourner les contrôles de sécurité avec l’aide du passeur. En l’espèce, la SAR a tenté de le faire, mais elle a conclu que « même si un pot‑de‑vin a été versé par le passeur à l’aéroport, cette explication ne tient pas compte du contrôle supplémentaire effectué par la ligne aérienne à la porte d’embarquement et ne précise pas la façon dont l’appelante a réussi à contourner le système caché de reconnaissance faciale »
[non souligné dans l’original].
[41]
À la lumière des conclusions tirées par la Cour dans la décision CARL, selon lesquelles la déclaration d’attente dans la note de politique sur l’utilisation du guide jurisprudentiel constitue une entrave illicite ou une ingérence inappropriée qui mine le pouvoir discrétionnaire des commissaires de la SAR, je conclus qu’il y a un risque que l’indépendance décisionnelle du commissaire de la SAR ait été compromise (CARL, aux par. 8 et 9). Compte tenu du fait que la SAR s’est appuyée à maintes reprises sur le guide jurisprudentiel et de l’importance des conclusions de fait qui en découlent, je conclus que l’ensemble de la décision de la SAR doit être annulée et renvoyée pour réexamen.
[43]
Cela peut être techniquement exact, mais l’avis de révocation précise ce qui suit :
[46]
Je reconnais qu’il était loisible à la SAR de conclure que les demandeurs ne sont pas crédibles ou que les demandeurs ne se sont tout simplement pas acquittés du fardeau qui leur incombait de prouver le bien‑fondé de leur demande, selon la prépondérance des probabilités. Or, ce n’est pas ce qui est en cause ici.
[47]
En l’espèce, la conclusion défavorable de la SAR quant à la crédibilité a eu des effets en cascade, ce qui a amené la SAR à accorder peu de poids à certains éléments de preuve documentaire et à d’autres parties de l’histoire des demandeurs. Je ne laisse nullement entendre que les demandeurs ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, leur capacité d’éviter les contrôles policiers à l’aéroport ou qu’ils ont établi que leur crainte d’être persécutés est justifiée.
[50]
Le défendeur cite la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 561, une affaire dans le cadre de laquelle l’utilisation des guides jurisprudentiels est mise en contexte et où il est clairement établi que ces guides constituent un mécanisme permettant d’assurer la cohérence dans la prise de décisions. En effet, il est précisé que l’« [on] s’attend des commissaires qu’ils suivent les directives, même s’ils n’y sont pas liés, et qu’ils ne s’en écartent que s’il existe des raisons exceptionnelles et impérieuses de le faire »
.
[51]
La décision de la SAR a été rendue le 13 décembre 2018. Le guide jurisprudentiel a été révoqué le 28 juin 2019. Le guide jurisprudentiel était en vigueur au moment où la SAR a rendu sa décision et il n’est pas possible de déterminer si ce guide comportait des renseignements inexacts, outre la question de l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale à l’aéroport de Beijing, au moment où la SAR l’a consulté.
VI.
Conclusion
JUGEMENT dans le dossier IMM‑1296‑19
2. la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen, conformément aux motifs évoqués en l’espèce;
Traduction certifiée conforme
Ce 23e jour d’avril 2020.
Caroline Tardif, traductrice