Date : 20 200 302
Dossier : IMM‑3196‑18
Référence : 2020 CF 319
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 2 mars 2020
En présence de madame la juge Elliott
ENTRE :
|
MOHD HOMAYUN
(ALIAS MOHD HOMAYUN SHAFE)
MARIA ONOPRIENKO
ARIAN MOHD SHAFE
(MINEUR REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE MOHD HOMAYUN)
SOFIYA MODH SHAFE
(MINEURE REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE MOHD HOMAYUN)
TOGHRAL MOHAMMAD SHAFI
GULGUN MOHD SHAFEH
MOHD SHAFEH X
(ALIAS MOHD SHAFEH, TAJUDIN)
SHUKERYAH X
(ALIAS SHUKERYAH JALALUDDIN)
|
demandeurs
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 8 juin 2018 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] [la décision].
[2]
Les demandeurs, des Ouzbeks originaires d’Afghanistan, composent une famille de plusieurs générations. Ils souhaitent obtenir une protection contre l’Afghanistan pour quatre motifs différents, examinés dans les pages qui suivent.
[3]
Le 9 novembre 2012, les demandeurs sont arrivés au Canada où ils ont demandé l’asile. Le demandeur principal [le DP] était accompagné de son épouse et de deux enfants mineurs. Son frère et sa sœur ont également demandé l’asile, tout comme ses parents. L’épouse du DP et ses deux enfants n’ont pas la citoyenneté afghane. En fait, l’épouse n’a jamais mis les pieds en Afghanistan. Elle et ses deux enfants sont des citoyens ouzbeks d’origine russe. Ils craignent de retourner en Ouzbékistan tout comme en Afghanistan.
[4]
La SPR a reconnu l’identité personnelle du DP, celle de son père et de sa mère, de son frère et de sa sœur ainsi que leur citoyenneté afghane. Elle a également reconnu qu’ils étaient tous d’origine ouzbèke. La SPR a par ailleurs conclu que l’épouse et les enfants du DP étaient des citoyens ouzbeks et que l’épouse était Russe et chrétienne.
[5]
Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.
II.
Questions en litige
[6]
Les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision en ce qui concerne la manière dont la SPR a examiné trois risques importants qu’ils avaient soulevés : 1) ils ne pouvaient pas retourner à Dubaï; 2) la sœur du DP ne courait aucun risque en Afghanistan du fait qu’elle avait refusé d’épouser le fils de l’ami de son père, Dawood; et, 3) la SPR n’a pas examiné toute l’étendue des risques auxquels ils sont confrontés puisqu’ils sont de confessions et d’origines différentes et qu’ils appartiennent à des groupes minoritaires, quel que soit le pays dans lequel ils pourraient être renvoyés. Cela était d’autant plus vrai en Afghanistan.
[7]
De plus, les demandeurs soulèvent la question de savoir s’il y a eu atteinte à leur droit à la justice naturelle lorsque la SPR a refusé d’admettre en preuve un document non traduit censé attester qu’ils possédaient des terres en Afghanistan. Les demandeurs prétendaient que des chefs de guerre s’en étaient emparés. Ils craignaient que leur retour en Afghanistan n’amène ces chefs de guerre à les tuer.
III.
Norme de contrôle
[8]
La présente demande a été entendue avant que la Cour suprême du Canada ne rende sa décision dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] où la norme de contrôle régissant les décisions rendues par les tribunaux administratifs a été réexaminée et clarifiée.
[9]
Les parties avaient fait valoir que la norme de contrôle des conclusions tirées par la SPR était celle du caractère raisonnable. Suivant l’arrêt Vavilov, cette norme est la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer aux décisions de la SPR. La présomption est réfutée lorsque le législateur indique qu’il souhaite l’application d’une autre norme de contrôle ou lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte.
[10]
Comme le législateur n’a pas indiqué qu’une norme différente devait s’appliquer, la norme applicable aux conclusions de la SPR est celle du caractère raisonnable.
[11]
Les demandeurs ont soulevé une question d’équité procédurale. L’arrêt Vavilov ne modifie pas l’approche existante qui permet de déterminer si les droits des demandeurs en cette matière ont été respectés. Lorsqu’une question d’équité procédurale se pose, la Cour doit se demander si le processus suivi par le décideur a atteint le niveau requis d’équité dans toutes les circonstances : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43 et alinéa 18.1(4)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.
[12]
Même si d’un point de vue technique, aucune norme de contrôle ne s’applique à la question de savoir si le processus suivi était équitable, l’expression « décision correcte »
est utilisée lorsqu’il s’agit de déterminer si le droit à l’équité procédurale a été respecté dans un cas donné. Plus particulièrement, ce qui est jugé équitable dans une circonstance particulière est très variable et tributaire du contexte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP], aux paragraphes 40 et 49.
IV.
Analyse
[13]
J’aborderai les questions dans l’ordre où elles ont été soulevées à l’audition de la demande.
[14]
Au début de l’audition de la présente demande, j’ai fait droit à la demande des avocats pour que soit modifié l’intitulé de la cause de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration figure comme défendeur.
A.
La SPR a‑t‑elle manqué aux principes de justice naturelle lorsqu’elle a refusé d’accepter un document non traduit?
[15]
La SPR a conclu que l’allégation des demandeurs selon laquelle des chefs de guerre avaient volé leurs terres constituait un aspect essentiel de leur demande d’asile.
[16]
La SPR a fait remarquer que « l’appropriation de terres »
, facilitée par des fonctionnaires corrompus, était pratiquée en Afghanistan. Elle a toutefois estimé qu’aucune preuve indépendante n’établissait que la famille avait déjà possédé des terres en Afghanistan ou que leurs terres agricoles avaient été confisquées par un chef de guerre ou par quelqu’un d’autre.
[17]
À en croire les demandeurs, la manière dont la SPR a tiré cette conclusion quant à la crédibilité était inéquitable sur le plan procédural et portait atteinte à leur droit à la justice naturelle. La SPR a refusé d’admettre en preuve un document non traduit qui, d’après la sœur du DP, montrait que la famille avait possédé des terres en Afghanistan.
1)
Articles 32 et 43 des Règles de la Section de la protection des réfugiés
[18]
La SPR a examiné le document non traduit lorsqu’il a été présenté, affirmant qu’il était rédigé en une langue que le tribunal ne comprenait pas. Le document n’a pas été traduit en français ou en anglais, comme l’exigent les Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256 [les Règles de la SPR].
[19]
Le paragraphe 32(1) des Règles de la SPR est clair et simple. Tout document déposé en preuve doit être rédigé en anglais ou en français ou être traduit en anglais ou en français et accompagné d’une traduction certifiée conforme.
[20]
L’article 43 des Règles prévoit un processus par lequel un document peut être produit après l’audience, mais avant que la décision ne prenne effet. Il faut présenter une demande à la SPR à cet effet. La partie joint donc une copie du document à admettre en preuve à la demande et la Section prend en considération tout élément pertinent énoncé au paragraphe 43(3). Les demandeurs soulignent, à l’égard de ces éléments à considérer, que le document non traduit était pertinent et qu’il avait une valeur probante.
[21]
Dans la décision, le tribunal fait remarquer que les demandeurs étaient représentés par un conseil tout au long de l’affaire et conclut qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’un document dûment traduit soit produit. Le tribunal mentionne également que les demandeurs n’ont pas déposé une copie traduite du document après l’audience, alors qu’il aurait été raisonnable de s’attendre à ce qu’ils l’aient fait.
[22]
Je ne relève aucune erreur dans la manière dont le tribunal a appliqué les Règles de la SPR à l’audience.
2)
Les demandeurs ont-ils fait une demande de vive voix après l’audience afin de pouvoir déposer un document traduit, ou la SPR a‑t‑elle refusé d’accepter un document après l’audience?
[23]
À l’audience, les demandeurs étaient représentés par un autre avocat que celui qui les représentait devant la SPR. D’après eux, la SPR aurait dû considérer la discussion qui a eu lieu à l’audience au sujet du document non traduit comme une demande de vive voix visant à faire examiner cet élément de preuve. Ils reprochent au [traduction] « commissaire d’avoir rejeté le document simplement parce qu’il n’était pas traduit »
et soutiennent que cela constituait une [traduction] « omission de prendre en considération la demande et d’envisager d’autoriser la présentation d’éléments de preuve après l’audience »
. Ils affirment qu’il s’agissait d’une erreur.
[24]
De plus, les demandeurs affirment que le conseil qui les représentait à l’époque n’était pas tenu de s’assurer que l’audience soit menée avec équité. Ils soutiennent plutôt qu’il incombait à la SPR de veiller au respect des règles de la justice naturelle et ajoutent que celle-ci n’a pas autorisé la divulgation du document ou d’autres documents après l’audience.
[25]
Je ne peux souscrire à ces arguments.
[26]
J’ai examiné la transcription de l’audience de la SPR. Le tribunal n’a refusé à aucun moment d’accepter des documents après l’audience ni indiqué qu’une demande visant la production d’éléments de preuve après l’audience ne pouvait être présentée. Le fait que le document non traduit n’a pas été accepté à l’audience n’établit pas qu’une traduction de ce document n’aurait pas pu être soumise après l’audience. En fait, si l’on se fie au commentaire formulé dans la décision, la SPR était, semble-t-il, surprise qu’aucun document dûment traduit n’ait été soumis après l’audience.
[27]
Si les demandeurs s’étaient représentés eux-mêmes, ils auraient peut-être eu un argument. Ce n’est pas le cas. Ils étaient représentés à l’audience par un conseil expérimenté en immigration qui pouvait demander l’autorisation à la SPR de soumettre une version traduite du document après l’audience ou, à tout le moins, indiquer son intention de le faire. Il a également eu le temps, de la fin de l’audience, le 11 avril 2018, jusqu’au moment où la décision a été rendue, le 8 juin 2018, de soumettre une traduction jointe à une demande visant à ce que le document soit pris en considération après l’audience.
[28]
La véritable question qui se pose est de savoir si les demandeurs connaissaient la preuve à réfuter et s’ils ont eu la possibilité équitable d’y répondre. Les arguments à réfuter ont été directement présentés au conseil et aux demandeurs. Une copie traduite du document censé établir qu’ils possédaient des terres en Afghanistan était requise.
[29]
Je ne trouve rien à redire au raisonnement de la SPR sur ce point ni au fait qu’elle a rendu aux demandeurs le document non traduit.
[30]
La décision invoquée par les demandeurs à l’appui de leur argument selon lequel la SPR était tenue d’accepter le document non traduit à l’audience est Cox c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1220 [Cox].
[31]
La décision Cox ne s’applique pas aux faits de la présente affaire. Elle portait sur un document qui avait été soumis après l’audience, avant qu’une décision ne soit rendue. Au moment de déterminer si un document doit être accepté après l’audience, le tribunal doit, aux termes des Règles de la SPR, prendre en considération trois éléments énoncés au paragraphe 43(3) : a) la pertinence et la valeur probante du document, b) toute nouvelle preuve que le document renferme et c) la question de savoir s’il aurait raisonnablement pu être fourni à temps en vue de l’audience.
[32]
Dans la décision Cox, la question de savoir si une explication adéquate avait été fournie pour justifier le fait que la preuve n’avait pas été produite à l’audience était le seul élément pris en considération. Les deux autres éléments n’ont pas été examinés par la SPR. Lors du contrôle judiciaire, la Cour a conclu que le fait de ne pas avoir pris en considération la pertinence et la valeur probante de la preuve transmise après l’audience constituait un manquement à l’équité procédurale.
[33]
En l’espèce, comme je l’ai déjà mentionné, la SPR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a appliqué les Règles de la SPR et refusé d’accepter le document non traduit à l’audience. Les demandeurs connaissaient les arguments qu’ils devaient réfuter. Ils pouvaient, aux termes de l’article 43 des Règles, présenter une demande en vue de déposer une preuve auprès l’audience, mais ils ne l’ont pas fait.
[34]
Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la SPR n’a pas enfreint les droits des demandeurs à une audience équitable sur le plan procédural, compte tenu des faits de la présente affaire. L’application par la SPR des Règles de la SPR n’était pas non plus erronée.
B.
La SPR a‑t‑elle raisonnablement conclu que les demandeurs pouvaient retourner à Dubaï?
[35]
Les demandeurs soutiennent que la SPR a conclu à tort qu’ils pouvaient obtenir l’autorisation de vivre à Dubaï sans l’aide du répondant auquel ils s’en étaient initialement remis. Ils affirment que le tribunal n’a pas compris les réalités de l’immigration aux Émirats arabes unis (EAU). Pour obtenir un statut dans ce pays, les non-citoyens ont besoin d’un répondant ou d’un employeur pour obtenir un visa.
[36]
Le DP a déclaré durant son témoignage que lui, ses parents et sa sœur se sont rendus à Dubaï pour la première fois en 1997. Il a ajouté qu’ils avaient besoin de visas pour travailler dans cette ville, mais qu’ils ne pouvaient pas se procurer les visas par eux-mêmes. La famille payait tous les ans un ami de Dawood, l’ami de leur père, pour qu’il parraine leur demande.
[37]
Après une dispute entre le père du DP et Dawood, le répondant a réclamé 35 000 $ pour renouveler les visas. Les demandeurs affirment qu’ils ne peuvent pas retourner à Dubaï, car ils ne sont pas en mesure de payer cette somme.
[38]
Les demandeurs affirment que la remarque contenue dans la décision suivant laquelle ces derniers, en tant qu’entrepreneurs, avaient un certain niveau de connaissances pour pouvoir s’orienter dans le système d’immigration sans aide extérieure, indiquait que la SPR ne comprenait pas qu’il était nécessaire de se trouver un répondant.
[39]
La SPR n’a pas cru les allégations concernant le répondant et a fait remarquer que la famille exploitait une entreprise à Dubaï depuis près de 13 ans. Le tribunal a jugé invraisemblable qu’après tout ce temps, les demandeurs dépendaient de l’ami d’un ami.
[40]
Les demandeurs déclarent qu’ils ne savent pas à quelles connaissances le tribunal faisait référence. Au vu de la décision, il est clair que celui-ci se référait à leur sens aigu des affaires. Cela ne signifie pas nécessairement que les demandeurs peuvent compter sur leur sens des affaires pour se trouver un autre répondant.
[41]
Le tribunal a tiré la conclusion que les demandeurs étaient instruits peu après avoir fait remarquer qu’ils possédaient un certain nombre d’entreprises qu’ils exploitaient dans plusieurs pays. Le tribunal a noté aussi que même si leur visa à Dubaï avait expiré au début de 2011, ils avaient réussi à y rester jusqu’en septembre 2012.
[42]
Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure qu’après tant d’années passées à Dubaï, durant lesquelles ils avaient régulièrement renouvelé leurs visas, exploité une entreprise et réussi à prolonger leur séjour pendant près de 18 mois après l’expiration d’un visa antérieur, les demandeurs posséderaient les connaissances nécessaires pour s’orienter dans le système d’octroi des visas des EAU.
[43]
La SPR n’a pas tiré de conclusion claire quant à la capacité des demandeurs à vivre à Dubaï. Les motifs ne permettent pas de déterminer si a) la SPR pensait que les demandeurs n’avaient pas besoin d’un répondant pour obtenir un permis, b) si elle n’a pas cru que les demandeurs devaient payer une somme de 35 000 $ pour renouveler le permis ou c) ou si elle était tout bonnement préoccupée par autre chose.
[44]
Il est clair que la SPR a estimé que les demandeurs étaient moins que crédibles, mais cela ne permet pas de répondre aux questions concernant Dubaï. La question de savoir si les demandeurs peuvent ou non vivre à Dubaï n’est pertinente que s’ils sont exposés à un risque en Afghanistan. La SPR a raisonnablement conclu qu’un tel risque n’existait pas et son analyse concernant Dubaï constitue donc une remarque incidente. Elle n’a aucune incidence sur l’issue de l’affaire.
C.
La SPR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la sœur n’était exposée à aucun risque en Afghanistan bien qu’elle ait refusé d’épouser le fils de Dawood?
[45]
L’un des risques invoqués tenait au fait que la sœur du DP était censée épouser le fils de Dawood en 2012. Son père n’a jamais consenti au mariage et la sœur avait clairement signalé qu’elle ne souhaitait pas l’épouser. Dawood l’avait simplement annoncé. Par conséquent, si elle devait retourner en Afghanistan, la sœur risquerait d’être victime d’un meurtre d’honneur perpétré par Dawood et sa famille.
[46]
Le tribunal qui a évalué ce risque a tiré deux conclusions. Premièrement, vu son âge et l’importance accordée dans la société afghane au rôle des femmes en tant qu’épouses et mères, la sœur n’aurait pas été considérée comme une épouse convenable pour le fils de Dawood. Il était peu probable qu’il l’attende encore comme elle le prétendait. Pour les demandeurs, ce raisonnement énonce mal la question, car il ne reconnaît pas le risque associé au meurtre d’honneur.
[47]
L’autre conclusion du tribunal répond à la question soulevée par les demandeurs à cet égard. La SPR a déclaré que, compte tenu de ses préoccupations générales à l’égard du manque de franchise des demandeurs durant leur témoignage, elle n’était pas convaincue que Dawood avait proposé que la sœur du DP épouse son fils ou qu’il ait menacé les demandeurs de meurtre d’honneur, comme ceux-ci le prétendaient.
[48]
Les motifs donnent un certain nombre d’exemples des préoccupations que nourrissait la SPR à l’égard de la crédibilité des demandeurs, dont l’accumulation étaye le fait qu’elle n’a pas cru qu’il y ait eu la moindre proposition de mariage entre la sœur du DP et le fils de Dawood ou qu’une menace de meurtre d’honneur ait été proférée si la famille retournait en Afghanistan. Voici quelques-uns de ces exemples.
[49]
La sœur du DP a déclaré qu’elle travaillait comme téléphoniste dans l’entreprise familiale à Dubaï, mais ses parents ont déclaré qu’elle s’occupait [traduction] « du marketing, des achats et de la logistique »
. Le tribunal a relevé une tendance d’obscurcissement qui minait la crédibilité des demandeurs.
[50]
La SPR était préoccupée par les incohérences et disparités relevées entre les témoignages du DP, de son frère et de leurs parents au sujet de l’entreprise familiale connue sous le nom de Badris Global, et située en Ouzbékistan. À divers moments, les membres de la famille ont déclaré que Badris Global était une entreprise américaine; le frère qui y travaillait et toute la famille étaient donc à risque en raison de cette association. Lorsqu’ils ont présenté une demande de super visa au Canada, les parents ont déclaré que Badris Global était l’une de leurs entreprises. Lorsque la SPR l’a questionné à ce sujet, le DP a modifié sa réponse initiale selon laquelle l’entreprise comptait parmi les entreprises de la famille pour dire que c’était une entreprise américaine.
[51]
En raison de ce qui précède, le tribunal a conclu qu’il y avait eu un manque de franchise envers les autorités de l’immigration en ce qui a trait à la demande de super visa ou envers la SPR. Le tribunal a relevé une tendance d’obscurcissement qui minait la crédibilité générale des demandeurs.
[52]
La SPR a raisonnablement conclu qu’il ne fallait pas prêter foi aux allégations relatives à la demande de mariage et au meurtre d’honneur, étant donné que le témoignage des demandeurs n’était pas crédible.
D.
La SPR a‑t‑elle manqué d’examiner toute la portée des risques auxquels les demandeurs étaient exposés?
[53]
Les demandeurs soutiennent que cette question est la plus importante, attendu que la demande d’asile elle-même est d’une grande complexité. Pour eux, la SPR a considéré les trois questions déjà analysées comme si elles constituaient l’essence de la demande et elle n’a donc pas saisi toute la portée des risques auxquels les membres de la famille étaient exposés du fait qu’ils avaient des confessions et des origines différentes et qu’ils appartenaient à des groupes minoritaires dans tout pays où ils pourraient être renvoyés. Bien que cette situation soit généralement problématique pour eux quel que soit le pays, les demandeurs soulignent que c’est particulièrement le cas en Afghanistan, un pays encore déchiré par la guerre.
[54]
La SPR a raisonnablement conclu que les risques auxquels sont exposés les demandeurs en Afghanistan en raison de la guerre sont ceux auxquels est exposée la population en général et ne permettent pas de conclure que les demandeurs ont qualité de personnes à protéger.
1)
Risques propres à l’Afghanistan
[55]
Concernant l’Afghanistan, la SPR a examiné l’allégation selon laquelle les membres de la famille seraient, s’ils retournaient dans ce pays, exposés à un risque, car ils seraient considérés comme des espions opposés au gouvernement. Lorsqu’il a été questionné, le DP a déclaré que ce risque était fondé sur le fait que la famille avait des ennemis dans ce pays.
[56]
Le tribunal a noté que dans son Formulaire de renseignements personnels, le père a identifié les deux chefs de guerre et Dawood comme les ennemis de la famille. Comme aucune preuve crédible ne permettait d’établir un lien entre ces personnes et les risques auxquels les demandeurs seraient exposés en Afghanistan, le tribunal n’était pas convaincu qu’ils seraient persécutés s’ils retournaient dans ce pays.
[57]
Les demandeurs ont également soulevé la question de l’avis aux voyageurs émis par le gouvernement canadien le 1er février 2018 qui était toujours en vigueur. L’avis en question indiquait que les Canadiens devaient éviter tout voyage en Afghanistan en raison de l’instabilité des conditions de sécurité, des menaces d’enlèvement en échange de rançons, du terrorisme, de la violence criminelle et des manifestations antioccidentales.
[58]
Le tribunal a raisonnablement conclu que l’avis aux voyageurs se voulait une mise en garde adressée aux citoyens canadiens, et non aux citoyens afghans.
[59]
Les demandeurs prétendaient qu’après avoir passé plus de cinq ans au Canada, ils seraient perçus comme des Occidentaux. La SPR a convenu avec eux qu’ils avaient vécu à l’extérieur de l’Afghanistan depuis 1997, mais a fait remarquer qu’ils avaient passé une grande partie de cette période dans des pays du Moyen-Orient ou de l’ancienne Union soviétique. Aucune preuve objective n’a été présentée quant au traitement qui est réservé aux Afghans revenant d’un pays occidental. La preuve documentaire de la CISR ne traitait pas non plus de la situation des Afghans qui retournent en Afghanistan après un séjour dans des pays ne faisant pas partie de l’Union européenne.
[60]
La SPR a reconnu que la Commission indépendante des droits de l’homme [la CIDH] peint un tableau sombre de la situation des personnes qui retournent en Afghanistan. Cependant, selon la SPR, il y avait une différence entre les demandeurs et les individus décrits dans le rapport de la CIDH, à savoir que le rapport portait sur des personnes qui n’appartenaient pas à la même classe socio-économique. Il était donc difficile d’établir si les demandeurs se retrouveraient dans une situation semblable, s’ils éprouveraient des difficultés ou s’ils seraient pris pour cibles.
[61]
Les demandeurs remettent en question les termes utilisés et affirment qu’ils ne comprennent pas très bien pourquoi les personnes décrites dans le rapport ne semblent pas appartenir à la même classe socio-économique, pourquoi cette différence importe ou encore pourquoi cela fait en sorte qu’il est difficile d’établir les risques auxquels ils seraient exposés.
[62]
Selon le rapport de la CIDH, la plupart des personnes qui retournent en Afghanistan ont été expulsées d’autres pays, principalement d’Iran et du Pakistan, mais aussi d’Arabie saoudite et de Turquie. Il y avait plus de 2 000 personnes qui avaient été expulsées de la Grande‑Bretagne, et aucune du Canada.
[63]
Le rapport de la CIDH a été préparé à partir d’entrevues menées aux frontières avec des réfugiés expulsés. D’après le rapport en question, les personnes de retour au pays avaient des perspectives d’emploi limitées, peu d’aide financière et aucun endroit où rester. Les demandeurs n’ont pas indiqué à la SPR qu’ils pourraient être exposés à ces risques s’ils devaient retourner en Afghanistan.
[64]
Dans les observations orales qu’il a présentées devant la SPR, le conseil des demandeurs a décrit les risques relevés en Afghanistan en termes généraux, c’est-à-dire qu’il a évoqué le risque que ses clients y soient perçus comme des partisans des forces progouvernementales ou comme des personnes occidentalisées. Il a fait valoir que les personnes originaires du Canada ou des États‑Unis étaient perçues comme des ennemis des talibans puisque ces pays ont envoyé des forces pour les combattre.
[65]
Le conseil a également fait valoir que le DP avait épousé une non-Afghane (Russe) qui n’était pas non plus musulmane (chrétienne) et qu’ils avaient vécu en union de fait avant le mariage, de sorte que toute la famille était exposée à un risque.
[66]
La SPR a estimé que la preuve documentaire était muette à cet égard, et compte tenu des problèmes de crédibilité soulevés à l’égard des demandeurs, elle n’était pas disposée à accepter l’assertion qu’ils ont faite au sujet des risques sans preuve objective.
[67]
Les demandeurs n’ont pas présenté une preuve digne de foi pour étayer les risques personnels auxquels ils craignaient être exposés en Afghanistan. Compte tenu de la preuve, il était raisonnablement loisible à la SPR de conclure qu’ils n’avaient pas qualité de personnes à protéger aux termes de la LIPR.
2)
Risques propres à l’Ouzbékistan
[68]
Dans la décision, la SPR a présenté sept différents risques invoqués par l’épouse du DP pour justifier sa crainte de retourner en Ouzbékistan.
[69]
Le tribunal a estimé que la preuve documentaire confirmait sa crainte d’être interrogée à son retour par des responsables au sujet de ses pratiques religieuses et de son matériel, notamment son téléphone, sa tablette numérique et sa clé USB. Ils inspecteraient tout son matériel dans le but de trouver des documents extrémistes ou antigouvernementaux. Le tribunal a également reconnu que les personnes ayant voyagé à l’étranger seraient considérées comme des menaces potentielles à la sécurité de l’État et qu’elles seraient suivies et harcelées par des organismes d’application de la loi.
[70]
La SPR a estimé que ces mesures, bien qu’elles soient désagréables et importunes, n’équivalent pas nécessairement à de la persécution. L’épouse du DP était d’origine russe et les mesures décrites visaient les personnes d’origine ouzbèke.
[71]
Dans l’ensemble, le tribunal a conclu qu’il est difficile de connaître l’ampleur ou la portée des interrogatoires que pourraient mener les autorités. Aussi, aucune preuve convaincante n’établissait que l’épouse du DP risquait d’être emprisonnée et séparée de ses enfants.
[72]
L’épouse du DP a déclaré que son époux serait exposé à un risque au seul motif qu’il est afghan, étant donné que les autorités ouzbèkes considèrent les Afghans comme des menaces. Aussi, s’il ne pouvait pas vivre en Ouzbékistan, elle se retrouverait toute seule et ses enfants seraient privés de leur père.
[73]
La SPR a estimé que la preuve documentaire se rapportant à l’Ouzbékistan indiquait que les personnes d’origine ouzbèke arrivaient à s’intégrer aux collectivités locales et qu’elles bénéficiaient du soutien de la population locale. Alors que les réfugiés de l’Afghanistan étaient maltraités, le DP n’était pas un réfugié de l’Ouzbékistan. C’était une personne d’origine ouzbèke de l’Afghanistan.
[74]
Ces conclusions sont raisonnables. Elles sont appuyées par la preuve au dossier.
V.
Conclusion
[75]
Je suis convaincue que la décision est raisonnable.
[76]
Même s’il est possible que je ne sois pas arrivée aux mêmes conclusions que la SPR sur certains points, mon rôle consiste à réviser la décision. La Cour suprême a déclaré très clairement que lorsqu’elle effectue un contrôle judiciaire, la cour doit s’abstenir de trancher elle-même la question en litige. Je dois uniquement me demander si la décision, ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu, est déraisonnable : Vavilov, au paragraphe 83.
[77]
Dans la mesure où il y a une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, justifiée au regard des faits et du droit, la norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de déférence envers la décision sous contrôle : Vavilov, au paragraphe 85.
[78]
Cette exigence ne constitue pas un écart marqué par rapport à la jurisprudence antérieure. Il ne peut être contesté que l’appréciation de la preuve et les conclusions sur la crédibilité vont au cœur même de l’expertise de la SPR. Par conséquent, les conclusions tirées doivent faire l’objet d’un degré élevé de retenue: Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924, au paragraphe 15.
[79]
La question déterminante dont était saisie la SPR tenait à l’absence significative de crédibilité quant aux différentes allégations avancées par les membres de la famille. Par exemple :
- la propriété de Badris Global a donné lieu à des témoignages contradictoires;
- la sœur a déclaré qu’elle travaillait comme téléphoniste dans l’entreprise familiale à Dubaï, mais ses parents ont affirmé qu’elle s’occupait [traduction]
« du marketing, des achats et de la logistique »
;
- le DP a quitté le Kirghizistan parce qu’il craignait pour sa vie, mais il y est ensuite retourné et y est resté pendant plus d’un an, ce qui minait ses allégations relatives à une crainte;
- le tribunal n’a pas cru le témoignage de la sœur selon lequel le fils de l’ami de son père, Dawood, voulait encore l’épouser ni le fait que Dawood ait demandé que son fils l’épouse;
[80]
Les conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées par la SPR sont appuyées par un raisonnement clair et rationnel qui atteste l’absence de preuve objective étayant les allégations.
[81]
Dans la présente demande, il incombait aux demandeurs, en tant que partie contestant la décision, d’en démontrer le caractère déraisonnable. Pour ce faire, ils devaient convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable »
: Vavilov, au paragraphe 100.
[82]
Les demandeurs ont cité des passages accessoires ou négligeables de la décision avec lesquels ils n’étaient pas d’accord qu’ils prétendaient ne pas comprendre, car ils étaient pris hors contexte. Ces passages, lus conjointement avec le reste de la décision et le dossier sous-jacent, étaient soit compréhensibles dans le contexte, soit manifestement non essentiels à la décision.
[83]
La décision est raisonnable pour les motifs énoncés plus haut.
[84]
Les faits en l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale et aucune partie n’en a proposé non plus.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3196‑19
LA COUR STATUE que :
L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le défendeur soit immédiatement remplacé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.
La demande est rejetée.
Les faits en l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale à certifier.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« E. Susan Elliott »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mylène Borduas, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑3196‑18
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INTITULÉ :
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MOHD HOMAYUN (ALIAS MOHD HOMAYUN SHAFE) ET AL c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 MARS 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE ELLIOTT
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DATE DES MOTIFS :
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LE 2 MARS 2020
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COMPARUTIONS :
Mme Wennie Lee
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POUR Les demandeurs
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M. David Cranton
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POUR Le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lee & Company
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR Les demandeurs
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR Le défendeur
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