Dossier : IMM-2048-19
Référence : 2020 CF 260
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 24 février 2020
En présence de monsieur le juge Bell
ENTRE :
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STELLA MBULA-KOLELA
JAELLE KERENE TSHIENDA KALALA ONDO NOIYA LILYA NTANGA KALALA ONDO
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demanderesses
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Le 16 septembre 2016, Stella Mbula-Kolela [la demanderesse principale] et ses deux (2) filles mineures sont arrivées au poste frontalier de Fort Erie (Ontario) munies de passeports du Gabon. Dans leur demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR)], les demanderesses alléguaient avoir fui la République démocratique du Congo [RDC] parce qu’elles étaient exposées à des risques du fait de leur religion et de leurs opinions politiques. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande d’asile après avoir conclu qu’elles n’étaient ni des réfugiées, ni des personnes à protéger, étant donné qu’elles n’avaient pas établi leur identité en tant que citoyennes de la RDC. La SPR a conclu qu’elles étaient citoyennes du Gabon. Dans la décision Mbula‑Kolela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1018, notre Cour a rejeté leur demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR.
[2]
Le 29 mars 2018, les demanderesses ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] en vertu du paragraphe 112(1) de la LIPR. À l’appui de leur demande, elles ont présenté ce qui suit : (1) une déclaration solennelle de la mère de la demanderesse principale, Colette Bilonga Kolela [la mère], qui est une citoyenne canadienne résidant à Toronto (Ontario); (2) des lettres provenant de l’époux de la demanderesse principale ainsi que de son oncle, de son ami, de son pasteur et de membres de sa communauté congolaise, qui attestaient son identité congolaise; et (3) des preuves documentaires sous la forme d’un rapport du Département d’État des États-Unis sur le Gabon et d’une réponse de la SPR à une demande d’information sur les risques auxquels les réfugiés sont exposés s’ils retournent en RDC.
[3]
L’agent d’ERAR a accepté les nouveaux éléments de preuve en vertu de l’alinéa 113a) de la LIPR, mais n’y a accordé aucun poids.
[4]
Au terme de l’audience tenue le 28 novembre 2019, j’ai avisé les parties que j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, et que mes motifs suivraient. Je leur ai également demandé des observations supplémentaires au sujet de la réparation qu’il conviendrait d’accorder. Voici donc mes motifs, y compris ma décision sur la question de la réparation appropriée.
II.
Décision faisant l’objet du contrôle
[5]
Dans mes commentaires sur la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire, je ne mentionnerai que les parties essentielles à ma décision. L’élément central de la position de la demanderesse principale est que son passeport gabonais est frauduleux, qu’elle est citoyenne de la RDC et qu’elle risque d’être persécutée si elle est renvoyée dans ce pays. En raison de son statut illégal au Gabon, elle craint de retourner dans ce pays aussi. Malgré de nombreux documents censés prouver que la demanderesse principale est une citoyenne de la RDC, dont le plus important est la déclaration solennelle de sa mère attestant sa naissance en RDC, l’agent d’ERAR a conclu qu’elle n’avait pas prouvé son identité en tant que citoyenne de la RDC. Je tiens à souligner ici que les autorités canadiennes ont conclu que la mère de la demanderesse principale, une citoyenne canadienne, avait donné des renseignements véridiques dans sa propre demande de statut de réfugié, et qu’en outre, les autorités canadiennes ont conclu que la demanderesse principale avait dit la vérité lorsqu’elle était entrée au Canada et avait indiqué que sa mère était une citoyenne canadienne résidant ici. Si les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada n’avaient pas cru la demanderesse, ils lui auraient refusé l’entrée à l’époque, conformément à l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis d’Amérique.
[6]
La déclaration solennelle de la mère précise notamment qu’elle est la mère de la demanderesse principale; que celle-ci est née le 14 mars 1982 à Kinshasa, en RDC, et est une citoyenne de la RDC et d’aucun autre pays; et qu’elle-même, la mère, a présenté en 1997 une demande de statut de réfugié au Canada, qui a été accueillie.
[7]
L’agent d’ERAR a également conclu qu’une audience n’était pas nécessaire, puisque les demanderesses n’avaient pas établi les trois facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement]. Il n’a pas analysé ces trois facteurs, ni même ne les a mentionnés.
III.
Dispositions pertinentes
[8]
Les dispositions pertinentes en l’espèce sont l’article 96, le paragraphe 97(1) et les alinéas 113a) et 113b) de la LIPR, ainsi que l’article 167 du Règlement. Elles sont reproduites dans l’annexe ci‑jointe.
IV.
Questions en litige
La décision de l’agent d’ERAR de ne pas accorder de poids à la déclaration solennelle de la mère de la demanderesse principale était-elle déraisonnable?
L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en ne motivant pas sa décision de refuser d’accorder une audience?
V.
Analyse
A.
La décision de l’agent d’ERAR de ne pas accorder de poids à la déclaration solennelle de la mère de la demanderesse principale était-elle déraisonnable?
[9]
L’évaluation de la preuve réalisée par l’agent d’ERAR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65; Nwabueze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 323 au para 7, citant Haq c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 370 au para 15, et Nguyen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 59 au para 4).
[10]
En plus des exigences de l’alinéa 113a) de la LIPR, la jurisprudence établit que des éléments de preuve sont considérés comme « nouveaux »
au sens de cet alinéa s’ils sont aptes : (i) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition devant la SPR; (ii) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition devant la SPR; (iii) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité) (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 566 au para 12, 480 FTR 62, citant Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 13, 289 DLR (4th) 675 [Raza]).
[11]
La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR n’a accordé aucun poids à la déclaration solennelle de la mère pour le seul motif que celle-ci était une partie intéressée. La demanderesse affirme qu’une telle approche ne respecte pas la jurisprudence de notre Cour. En tout respect, la demanderesse exagère sa position. En l’espèce, les notes de l’agent d’ERAR ne précisent pas seulement que la déclaration solennelle provenait d’une partie intéressée, mais aussi qu’elle n’apportait aucun renseignement nouveau au sujet de l’identité de la demanderesse principale. Par conséquent, l’agent ne s’est pas appuyé uniquement sur le fait que la déclaration provenait d’une partie intéressée. Cela dit, je suis d’avis que l’agent d’ERAR a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a conclu que la déclaration solennelle n’apportait aucun renseignement inconnu jusque-là. Cette déclaration, ainsi que certains autres éléments de preuve admis par l’agent, contredisait en fait les conclusions de fait tirées par celui-ci au sujet de la citoyenneté. L’agent d’ERAR, après avoir admis ces « nouveaux »
éléments de preuve, était tenu de les examiner pleinement, à plus forte raison lorsque la contradiction est évidente comme en l’espèce. Il ne l’a pas fait. À mon avis, l’agent d’ERAR a commis une erreur à cet égard.
B.
L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en ne motivant pas sa décision de refuser d’accorder une audience?
[12]
L’agent d’ERAR a justifié comme suit son refus de tenir une audience : [traduction] « Étant donné que les trois facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés ne sont pas respectés, il n’y a en effet aucune raison de tenir une audience »
. Aux termes de l’article 167 du Règlement, dans le contexte d’un ERAR, les facteurs à prendre en considération pour la tenue d’une audience sont les suivants :
a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;
b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;
c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.
Tous ces facteurs doivent être respectés. L’article 167 du Règlement doit être interprété comme étant un critère conjonctif (Gjoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 292 au para 18, citant Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275 au para 29, Imm LR (5th) 321, Strachn c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 984 au para 34, 416 FTR 312, et Ullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 221 au para 25, 385 FTR 91).
[13]
Suivant l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 95 à 98, il est clair que les tribunaux ne peuvent supplanter des motifs ni conclure qu’une décision est raisonnable en procédant à leur propre analyse des éléments de preuve. Un contrôle rigoureux suppose un examen du cheminement qui a mené à une décision selon la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité. Or aucun de ces attributs ne ressort du refus de l’agent d’ERAR de tenir une audience.
[14]
En plus de la question du caractère raisonnable, je précise que, dans l’affaire Montesinos Hidalgo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1334 aux paras 21 à 23, 6 Imm LR (4th) 5, notre Cour a conclu qu’un agent d’ERAR n’avait pas respecté les droits du demandeur à l’équité procédurale parce qu’il avait omis de justifier par des motifs son refus de tenir une audience. Voir également la décision Plata Vasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 279 au para 12, dans laquelle notre Cour a déclaré que le simple fait de ne pas fournir de motifs pourrait, à lui seul, justifier l’accueille d’une demande de contrôle judiciaire.
[15]
La question de savoir si le fait de ne pas avoir fourni de motifs à l’appui de son refus de tenir une audience rend la décision de l’agent déraisonnable ou constitue un manquement à l’équité procédurale n’a aucune importance. Car indépendamment de tout débat théorique, l’agent d’ERAR a commis une erreur.
[16]
En définitive — et c’est peut-être le plus important —, en l’espèce, les demanderesses ont expressément demandé une audience. Mais l’agent d’ERAR a indiqué en toutes lettres dans ses motifs qu’il n’y avait eu aucune demande d’audience. Cela démontre clairement que l’agent, fût‑ce même par inadvertance, n’a pas pris en considération les observations présentées par les demanderesses sur la tenue d’une audience.
[17]
Compte tenu de cette accumulation d’erreurs, je conclus que la décision ne peut pas être maintenue.
VI.
Réparation
[18]
Comme je l’ai déjà indiqué plus tôt dans les présents motifs, j’ai avisé les parties, à la fin de l’audience, que je souhaitais obtenir de leur part d’autres observations concernant la mesure de réparation appropriée. À cette fin, j’ai sollicité leur avis à savoir si je devrais renvoyer l’affaire à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen, sans instructions, ou plutôt la renvoyer avec des instructions selon lesquelles le nouvel agent d’ERAR devra tenir une audience. Les deux avocats ont fourni des arguments très utiles dans le délai demandé par la Cour.
[19]
Le droit concernant les circonstances dans lesquelles les cours peuvent donner aux tribunaux administratifs des instructions au sujet de la façon dont ils exercent leurs pouvoirs a récemment été confirmé dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206, 436 DLR (4th) 155. La Cour d’appel fédérale a statué que cette forme de réparation est possible lorsque, selon les faits et le droit, « le décideur administratif dispose d’une seule issue légale ou peut tirer une seule conclusion raisonnable, de sorte qu’il serait inutile de renvoyer la décision au décideur pour nouvelle décision »
(au para 72). L’arrêt Vavilov traite également de cette question. Au paragraphe 142, la majorité a déclaré qu’il pouvait arriver qu’un résultat donné soit inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire pour la tenue d’un nouvel examen ne servirait à rien. En l’espèce, j’ai déjà dépassé ce stade; je renvoie l’affaire pour nouvel examen. La seule question qui se pose est celle de savoir si, en lui ordonnant de le faire, j’usurpe le pouvoir discrétionnaire du futur agent d’ERAR de décider de tenir une audience ou non. Pour trancher la question, je suis convaincu que je devrais appliquer le même critère que celui énoncé par la Cour suprême, c’est-à-dire : est-il inévitable qu’un futur agent d’ERAR doive ordonner la tenue d’une audience?
[20]
Après avoir examiné attentivement l’ensemble des documents dont je suis saisi, je ne puis conclure que la décision de tenir une audience serait inévitable. Cela tient à une simple raison : un autre agent d’ERAR pourra ne pas être d’accord avec le fait que les nouveaux éléments de preuve déjà admis par l’agent d’ERAR en l’espèce sont admissibles. En effet, le nouvel agent d’ERAR pourrait estimer que les « nouveaux »
éléments de preuve des demanderesses ne satisfont pas aux critères énoncés à l’alinéa 113a) de la LIPR et dans la jurisprudence. Sans savoir quels nouveaux éléments de preuve seront admis, il est impossible pour la Cour de se mettre à la place d’un futur agent d’ERAR aux fins de l’application des facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement. À mon avis, il ne conviendrait pas que la Cour, à ce stade-ci, tire des conclusions quant aux éléments de preuve susceptibles de satisfaire au critère de l’alinéa 113a) de la LIPR et aux facteurs énoncés dans Raza. Cette responsabilité revient à l’agent qui sera chargé de l’ERAR, sous réserve, bien entendu, de la présentation d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.
VII.
Conclusion
[21]
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie sans dépens. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et aucune question ne ressort du dossier. Par conséquent, aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.
JUGEMENT dans IMM-2048-19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’examen des risques avant renvoi;
Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale;
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« B. Richard Bell »
Juge
ANNEXE
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2048-19
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INTITULÉ :
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STELLA MBULA-KOLELA, JAELLE KERENE TSHIENDA KALALA ONDO, NOIYA LILYA NTANGA KALALA ONDO c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 28 novembre 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE BELL
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DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
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LE 24 FÉVRIER 2020
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COMPARUTIONS :
Me Ronald Shacter
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pour les demanderesses
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Me Nadine Silverman
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Silcoff, Shacter
Toronto (Ontario)
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pour les demanderesses
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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