Date : 20200207
Dossier : T-1687-18
Référence : 2020 CF 220
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 7 février 2020
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE :
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NATION TAYKWA TAGAMOU
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demanderesse
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et
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IRENE LINKLATER
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Un comité d’examen des élections (le comité d’examen ou le comité), constitué conformément à l’article 19.2 du code électoral coutumier de la Nation Taykwa Tagamou (le code électoral coutumier de la NTT ou le Code), a tranché l’appel par lequel Mme Irene Linklater, la défenderesse, contestait l’élection du chef et des conseillers de la bande de la Nation Taykwa Tagamou (la NTT) tenue le 12 octobre 2017 (l’élection de 2017). Le comité d’examen a conclu que la procédure suivie lors de l’élection de 2017 n’était pas conforme aux dispositions du code électoral coutumier de la NTT et il a ordonné la tenue d’un nouveau scrutin. La NTT a introduit la présente demande de contrôle judiciaire de la décision du comité d’examen en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7.
Le contexte
[2]
La NTT est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I-5. Les élections au sein de la NTT sont régies par le code électoral coutumier de la NTT, qui est entré en vigueur le 12 mars 2011. Le 12 octobre 2017, la NTT a tenu une élection afin de pourvoir les postes de chef, de chef adjoint et de conseiller à la jeunesse ainsi que trois postes de conseiller.
[3]
La défenderesse, Irene Linklater, est membre de la NTT. Elle a brigué sans succès le poste de chef à l’élection de 2017. C’est le candidat Daniel Bruce Archibald qui a remporté la majorité des voix validement exprimées pour le poste de chef, à savoir 73 sur 222. La défenderesse a recueilli 22 voix, se plaçant ainsi au cinquième rang sur les sept candidats qualifiés qui étaient en lice pour le poste de chef.
[4]
La défenderesse a interjeté appel de l’élection de 2017 en vertu de l’article 19.2 du code électoral coutumier de la NTT. Dans son appel, elle alléguait dix-sept contraventions au Code. Le chef et les conseillers nouvellement élus ont répondu à l’appel, en s’appuyant sur les faits et les conclusions énoncés par le directeur des élections, M. Vaughn Johnston, dans son rapport final postélectoral et dans une note d’information rédigée en réponse à l’appel. Le chef et les conseillers étaient d’avis que le code électoral coutumier de la NTT avait été respecté lors de l’élection de 2017.
[5]
Aux termes de l’article 19.1 du code électoral coutumier de la NTT, un comité d’examen des élections se compose de trois personnes qui ne sont pas membres de la NTT. Deux de ces personnes doivent être des Autochtones, et l’une doit être un avocat. L’article 19.3 du Code prévoit la procédure à suivre pour la sélection des membres du comité d’examen : le candidat qui fait appel choisit un membre autochtone, le directeur des élections choisit l’avocat, et les membres du conseil de bande nouvellement élu (le conseil putatif) choisissent l’autre membre autochtone. Ce processus de sélection a été observé pour la nomination des membres du comité d’examen en l’espèce. Le comité a tenu audience le 19 juillet 2018 et a communiqué sa décision écrite le 21 août 2018. Il s’agit en l’espèce du contrôle judiciaire de cette décision.
[6]
Le chef et les conseillers qui ont été élus le 12 octobre 2017 continuent de gouverner la NTT.
La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire
[7]
Le comité d’examen a noté qu’il était saisi d’un appel visant l’élection de 2017, tenue en vertu du code électoral coutumier de la NTT. Mme Linklater, la requérante devant le comité, affirmait que dix-sept contraventions au Code avaient été commises au cours de l’élection de 2017. Elle réclamait la tenue d’un nouveau scrutin en raison de la gravité des contraventions. Au contraire, le chef et les conseillers élus de la NTT affirmaient que l’élection de 2017 s’était déroulée de manière diligente sous la direction du directeur des élections. Ils s’appuyaient sur les faits et les conclusions contenus dans le rapport final postélectoral et la note d’information du directeur des élections. Le chef et les conseillers de la NTT réclamaient le rejet de l’appel.
[8]
Selon le comité d’examen, les questions soulevées dans l’appel pouvaient être formulées ainsi :
Les allégations de Mme Linklater selon lesquelles il y a eu plusieurs contraventions au code électoral de la NTT sont-elles fondées?
Si les allégations sont fondées, s’agissait-il d’irrégularités procédurales mineures relevant du code électoral coutumier de la NTT et du mandat, des pouvoirs et de la compétence du directeur des élections?
Les contraventions alléguées ont-elles modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci?
Est-il dans l’intérêt de la NTT d’ordonner la tenue d’un nouveau scrutin?
[9]
Dans son analyse, le comité d’examen a passé en revue chacune des allégations, ainsi que la réponse du chef et des conseillers de la NTT à chacune d’elles; il a ensuite cité les dispositions applicables du Code et énoncé sa conclusion.
[10]
Le comité d’examen a estimé que quatorze des dix-sept allégations étaient dénuées de fondement. Puisque la défenderesse n’a pas demandé le contrôle judiciaire de la décision du comité d’examen, et comme la demanderesse conteste uniquement les trois conclusions que le comité d’examen a jugées fondées, il ne m’est pas nécessaire, dans les présents motifs, de me pencher sur les quatorze autres allégations ni sur les conclusions tirées à leur sujet par le comité d’examen. Aux fins des présents motifs, il suffit de reproduire les allégations que le comité d’examen a jugées non fondées, à savoir :
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 4.0 du Code parce que le directeur des élections a délégué à tort des fonctions électorales à une employée de la bande, la directrice administrative, Mme Sandra Linklater, qui se trouvait de ce fait en situation de conflit d’intérêts;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’alinéa 6.1d) du Code parce que Mme Bertha Cheena, une candidate en lice pour le poste de chef, a été indûment disqualifiée;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 9.2 du Code parce que l’assemblée générale annuelle (l’AGA) de la NTT tenue le 28 septembre 2018 ne réunissait pas tous les candidats;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 9.3 du Code parce qu’aucune annonce concernant le processus électoral n’a été faite lors de l’AGA;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 9.4 du Code parce que le directeur des élections n’était pas présent à l’AGA;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 10.1 du Code parce qu’on ne pouvait affirmer avec certitude que le retrait de la candidature de M. Michael Gauthier à un poste de conseiller avait été acté d’une manière conforme à cette disposition;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 11.1 du Code parce qu’un seul bulletin de vote au lieu de quatre bulletins distincts avait été utilisé;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 11.2 du Code parce que le nom de Mme Cheena et celui d’un autre candidat qui avait retiré sa candidature n’étaient pas masqués sur les bulletins de vote;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 11.3 du Code parce que des membres de la bande vivant hors réserve n’ont pas été informés du retrait d’une des candidatures;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 11.4 du Code parce que l’adresse figurant sur les bulletins de vote par correspondance était inexacte;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 11.6 du Code parce que la procédure de distribution des trousses destinées au vote par correspondance n’a pas été suivie;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 12.9 du Code parce que la procédure applicable aux agents des candidats n’a pas été suivie, en ce sens que Mme Sandra Linklater était scrutatrice pour M. Bruce Archibald et candidate à un poste de conseiller et que M. Archibald était présent quand les bulletins de vote ont été comptés;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 13.3 du Code parce que le directeur des élections n’a pas vérifié les bulletins de vote avant leur dépôt dans l’urne;
- l’allégation selon laquelle il y a eu contravention à l’article 16.0 du Code parce que l’affichage des résultats électoraux n’était pas conforme à cette disposition.
[11]
Il restait donc trois allégations qui, selon le comité d’examen, étaient fondées, à savoir celles portant sur les prétendues contraventions aux articles 9.6, 12.2 et 12.6.
[12]
Selon la première de ces allégations, il y a eu contravention à l’article 9.6 du Code parce que l’élection a été tenue dans un délai inférieur au délai prescrit. L’article 9.6 dispose :
[traduction]
9.6 L’élection a lieu quinze (15) jours après la tenue de l’AGA. Les candidats doivent cesser de faire campagne 24 heures avant le début du scrutin.
[13]
Le comité d’examen a constaté que l’élection avait eu lieu quatorze jours, et non quinze jours, après la tenue de l’AGA.
[14]
Dès lors, le comité s’est demandé s’il s’agissait là d’une irrégularité procédurale mineure relevant du code électoral coutumier de la NTT et du mandat, des pouvoirs et de la compétence du directeur des élections. Il a pris note de la position du chef et des conseillers de la NTT, qui affirmaient que l’on fixait d’abord la date de l’élection, puis celle de l’AGA. Le comité a aussi noté que le Code ne dit pas combien de jours après la date de l’AGA ou la date de l’élection le scrutin par anticipation peut être tenu. Il a constaté qu’il n’avait pas été informé de la raison pour laquelle la date de l’AGA n’avait été fixée que quatorze jours avant celle de l’élection, au lieu des quinze jours requis, ni de la raison pour laquelle la date du scrutin par anticipation n’avait été fixée que douze ou treize jours, plutôt que quinze jours, après la date de l’AGA, et le comité ne savait pas non plus qui avait fixé les dates. Par conséquent, le comité n’était pas en mesure de dire s’il s’agissait d’irrégularités procédurales entachant la fixation des dates, ou si d’autres facteurs avaient joué à cet égard. Il a indiqué cependant qu’il présumait que les dates avaient été fixées par les anciens chef et conseillers de la NTT. Selon lui, l’article 9.6 du code électoral coutumier de la NTT prévoit clairement que l’AGA doit avoir lieu quinze jours avant l’élection, et ce délai de quinze jours est répété dans le calendrier électoral figurant dans le Code. En outre, selon le comité d’examen, le Code ne contient aucune disposition permettant de modifier ce délai de quinze jours. Par conséquent, cette irrégularité ne relevait pas du Code. De même, le Code ne renferme aucune disposition autorisant le directeur des élections à rectifier une irrégularité concernant la date de l’AGA, la date de l’élection ou celle du scrutin par anticipation. Le comité d’examen a donc estimé que la contravention alléguée ne relevait ni du Code ni du mandat, des pouvoirs ou de la compétence du directeur des élections.
[15]
Le comité d’examen s’est ensuite demandé si la contravention à l’article 9.6, c’est-à-dire la tenue de l’élection quatorze jours plutôt que quinze jours après l’AGA, avait modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci. Il a signalé qu’aucune information ne lui avait été soumise selon laquelle les candidats doivent assister et participer à l’AGA. Et, sur ce point, le texte de l’article 9.2 est facultatif, non impératif. Il a aussi noté qu’aucune information ne lui avait été donnée montrant que tous les membres de la bande doivent être présents à l’AGA pour entendre les discours des candidats, ou que l’AGA est la seule occasion offerte aux membres de la bande d’entendre les candidats. Il a reconnu que l’AGA semblait être une occasion importante pour les candidats présents de prononcer leurs discours, mais, selon lui, l’AGA n’était pas la seule occasion offerte aux candidats de prendre la parole, ou pour les membres de la bande d’écouter les discours des candidats. Il a aussi relevé que les membres de la NTT reçoivent avis de l’élection, et apprennent les noms des candidats en lice, 45 jours avant l’élection, comme le requiert le Code. L’AGA est donc essentiellement une occasion pour les membres présents de faire la connaissance des candidats; il ne s’agit pas d’un processus par lequel les membres sont informés de la tenue de l’élection et du nom des candidats en lice. Le comité d’examen a donc estimé que la tenue de l’AGA un jour avant l’expiration du délai fixé dans le Code n’avait pas modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ni influé sur celui-ci.
[16]
La deuxième allégation que le comité d’examen a jugée bien fondée concernait l’article 12.2 du Code. Mme Linklater affirmait que, selon le Code, deux bureaux de scrutin devaient être installés, l’un sur le territoire de la NTT et l’autre à Moosonee. Cependant, un troisième bureau de scrutin a été ouvert à Cochrane, en contravention du Code.
[17]
Le comité d’examen a relevé que, d’après le chef et les conseillers de la NTT, la NTT avait informé le directeur des élections qu’il y aurait un bureau de scrutin principal le jour de l’élection et deux bureaux de scrutin par anticipation, l’un à Moosonee et l’autre à Cochrane. Il a pris note aussi de leur argument selon lequel, même s’il mentionne effectivement deux scrutins, le Code pourrait être interprété de telle sorte qu’il puisse y avoir plus de deux bureaux de scrutin. Le comité s’est référé à l’article 12.2, ainsi formulé :
[traduction]
12.2 Il y a deux (2) bureaux de scrutin : l’un sur le territoire de la Nation Taykwa Tagamou (réserve 69B, située dans le canton de Brower), et l’autre à Moosonee (Ontario). Le bureau de scrutin de Moosonee est installé de préférence au Centre de l’amitié.
[18]
Le comité a estimé que l’article 12.2 parle clairement de deux bureaux de scrutin et ne donne nullement à entendre que d’autres bureaux de scrutin pouvaient être ouverts.
[19]
Ayant conclu que l’allégation selon laquelle il y avait eu contravention à l’article 12.2 du code électoral coutumier de la NTT était fondée, le comité d’examen s’est ensuite demandé s’il s’agissait d’une irrégularité procédurale sans gravité. Le comité d’examen a constaté que, selon le chef et les conseillers de la NTT, c’était la NTT qui avait informé le directeur des élections qu’il y aurait trois bureaux de scrutin. Selon le comité, cela signifiait que c’était la NTT, et non le directeur des élections, qui avait décidé d’ouvrir un bureau de scrutin le jour de l’élection et deux bureaux de scrutin par anticipation. Le comité a aussi relevé qu’il n’avait pas été informé de la raison pour laquelle la NTT avait pris cette décision, et que Mme Linklater avait indiqué que l’élection de 2017 était la première pour laquelle la NTT avait organisé un scrutin par anticipation et installé un bureau de scrutin à Cochrane. Le comité d’examen a estimé que l’article 12.2 du code électoral coutumier de la NTT dit clairement qu’il y aura deux bureaux de scrutin, l’un sur le territoire de la NTT et l’autre à Moosonee, et que le Code ne dit nulle part qu’il peut y avoir plus de deux bureaux de scrutin ou des bureaux de scrutin par anticipation. Cette irrégularité ne relevait donc pas du Code. Par ailleurs, c’était la NTT qui avait décidé de prévoir trois bureaux de scrutin, et non le directeur des élections, et le Code ne renferme aucune disposition autorisant le directeur des élections à rectifier une irrégularité concernant les bureaux de scrutin. Le comité d’examen a donc estimé que la contravention alléguée à l’article 12.2 ne relevait ni du Code électoral ni du mandat, des pouvoirs ou de la compétence du directeur des élections.
[20]
Le comité d’examen s’est ensuite demandé si la contravention à l’article 12.2 avait modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci. Deux des trois membres du comité ont conclu que le fait d’ouvrir trois bureaux de scrutin au lieu de deux avait modifié le résultat effectif de l’élection ou influé sur celui-ci. Le troisième membre a exprimé son désaccord.
[21]
La troisième allégation que le comité d’examen a estimé fondée était qu’il y avait eu contravention à l’article 12.6 du code électoral coutumier de la NTT parce que des bureaux de scrutin par anticipation avaient été installés à Moosonee et à Cochrane. Le comité a pris note de la position du chef et des conseillers de la NTT, ainsi que du libellé de l’article 12.6 :
[traduction]
12.6 Le jour du scrutin, tous les bureaux de scrutin ouvrent à 8 h (heure locale) et demeurent ouverts jusqu’à 20 h le même jour.
[22]
Le comité a estimé que le Code ne prévoyait pas l’installation de bureaux de scrutin par anticipation et que l’allégation de contravention à l’article 12.6 était donc fondée. Quant à savoir s’il s’agissait là d’une irrégularité procédurale mineure, le chef et les conseillers de la NTT étaient d’avis que le scrutin du 12 octobre 2017 – jour de l’élection – s’était déroulé entre 8 h et 20 h, conformément au Code. Le chef et les conseillers de la NTT ont en outre affirmé que le scrutin par anticipation à Moosonee et à Cochrane avait eu lieu avant le 12 octobre 2017 et aurait dû se dérouler entre 8 h et 20 h s’il avait eu lieu le même jour que le scrutin du 12 octobre 2017. Le comité d’examen a signalé qu’on ne lui avait soumis aucun renseignement indiquant que le scrutin par anticipation ne s’était pas déroulé entre 8 h et 20 h, et il a présumé que le scrutin en question avait respecté cet horaire. Cependant, l’allégation de la défenderesse était que le Code ne prévoyait pas la tenue d’un scrutin par anticipation. Le comité d’examen a noté qu’il avait déjà examiné la question du scrutin par anticipation dans son analyse de la contravention à l’article 12.2, et il est arrivé à la même conclusion relativement à la contravention à l’article 12.6, à savoir que la contravention à l’article 12.6 ne relevait ni du Code ni du mandat, des pouvoirs ou de la compétence du directeur des élections.
[23]
Le comité s’est alors demandé si la contravention à l’article 12.6 avait modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci. Encore une fois, le comité s’est divisé dans sa conclusion. Deux de ses membres ont estimé que l’ouverture de bureaux de scrutin par anticipation avait modifié le résultat effectif de l’élection ou influé sur celui-ci. Le troisième membre a exprimé son désaccord.
[24]
Enfin, ayant conclu que les contraventions aux articles 12.2 et 12.6 avaient modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci, le comité s’est demandé s’il était dans l’intérêt de la NTT d’ordonner la tenue d’un nouveau scrutin. Encore une fois, deux membres du comité ont estimé qu’il était dans l’intérêt de la NTT d’ordonner un nouveau scrutin, et le troisième membre a exprimé son désaccord.
[25]
Les membres majoritaires du comité ont estimé que l’élection de 2017 avait été tenue en contravention du code électoral coutumier de la NTT et ils ont ordonné la tenue d’un nouveau scrutin. Le membre minoritaire du comité aurait rejeté l’appel.
Le code électoral coutumier de la NTT
[26]
Le Code précise, dans son introduction, que l’élaboration d’un code électoral écrit et de procédures écrites vise à résoudre les difficultés causées par les pratiques de gouvernance coutumières non écrites. La version écrite du Code et des procédures est censée servir de guide, de façon à ce que les malentendus futurs puissent être résolus en fonction de politiques écrites. L’introduction du Code dit que, comme en ont témoigné les différends les plus récents sur des questions électorales, les pratiques électorales non écrites peuvent donner lieu à de nombreuses interprétations et divergences; par conséquent, l’existence d’un code électoral écrit et détaillé, et de procédures écrites, favorise au sein de la NTT une résolution claire des questions électorales.
[27]
L’article 19 traite du comité d’examen des élections :
[traduction]
19.1 Le comité d’examen des élections est composé de trois membres qui n’appartiennent pas à la NTT. Au moins deux membres sont autochtones et un membre est un avocat.
19.2 Dans les trente (30) jours qui suivent une élection, un candidat (le requérant) peut demander la mise sur pied d’un comité d’examen des élections qui se prononcera sur tout aspect de l’élection qui, selon le requérant, est en contravention avec le présent Code.
19.3 La procédure de sélection des membres du comité est la suivante :
a) le requérant désigne un membre autochtone au comité;
b) le directeur des élections désigne l’avocat devant siéger au comité;
c) les membres du conseil de bande (putatif) nouvellement élu désignent le second membre autochtone au comité;
d) tous les candidats sont informés par écrit qu’une demande d’examen a été déposée.
19.4 Une fois la demande soumise au directeur des élections, le comité effectue son examen dans un délai de 30 jours après avoir reçu un avis écrit d’appel. Il communique sa décision au requérant et au directeur des élections et, à leur demande, motive par écrit sa décision. Le comité donne au directeur des élections, au conseil nouvellement élu et au requérant l’occasion de présenter des observations écrites. Les observations écrites doivent être présentées dans un délai de quinze jours après le dépôt de l’avis d’appel.
19.5 Le comité établit au besoin ses propres procédures.
19.6 Le comité est investi d’une compétence exclusive pour l’examen de toute question prévue par le présent règlement.
19.7 Le comité peut adjuger des dépens si la demande lui semble frivole et dénuée de fondement. Ces dépens, s’ils sont adjugés, seront payables à la Nation Taykwa Tagamou à moins que le comité n’en décide autrement.
19.8 Il peut être interjeté appel de la décision du comité par demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale du Canada.
Les questions en litige
[28]
Selon la demanderesse, la question fondamentale soumise à la Cour est celle de savoir si la décision du comité d’examen d’ordonner la tenue d’un nouveau scrutin était raisonnable eu égard à la preuve dont il disposait.
[29]
Selon la défenderesse, le comité a rendu une décision quelque peu équivoque, mais il a fait preuve d’impartialité envers la demanderesse, sur le fond comme sur la forme, et ses décisions appellent un niveau élevé de retenue lorsqu’elles concernent l’interprétation et l’appréciation de situations dont il peut être pris connaissance d’office au niveau local.
[30]
À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire ne soulève qu’une seule question, celle de savoir si la décision du comité était raisonnable.
La norme de contrôle
[31]
Après le dépôt par les parties de leurs observations écrites, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), dans laquelle elle a revisité la norme de contrôle applicable aux décisions administratives. Comme cet arrêt intéresse à la fois la norme de contrôle applicable et la question de la retenue évoquée par la défenderesse, j’ai invité les avocats, lors de leur comparution devant moi, à formuler leurs observations sur la décision.
La norme de contrôle – le fond
[32]
Dans leurs observations écrites, les parties ont convenu que la décision du comité d’examen quant au fond commandait la norme de contrôle de la décision raisonnable puisqu’elle faisait intervenir des questions mixtes de droit et de fait (Lavallee c Ferguson, 2016 CAF 11, au para 19; Pastion c Première Nation Dene Tha’, 2018 CF 648, aux para 21 et 29 (Pastion); Lewis c Nation Gitxaala, 2015 CF 204, aux para 13 à 15; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux para 51 et 53). Elles ont également reconnu qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard des décideurs autochtones lorsqu’ils interprètent et appliquent les codes électoraux coutumiers (Pastion, aux para 21 à 27; Commanda c Première Nation des Algonquins de Pikwakanagan, 2018 CF 616, au para 19 (Commanda)).
[33]
Lorsqu’elle a comparu devant moi, la demanderesse a soutenu que l’arrêt Vavilov ne changeait en rien sa position selon laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. L’avocate de la défenderesse a, elle aussi, admis que la norme de la décision raisonnable demeure la norme de contrôle à retenir pour l’appréciation du fond de la décision du comité. Je partage leur avis.
[34]
L’arrêt Vavilov établit la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable chaque fois qu’une cour de justice examine une décision administrative (Vavilov, aux para 16, 23 et 25). Cette présomption peut être réfutée dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit expressément la norme de contrôle applicable ou prévu un mécanisme d’appel des décisions administratives devant une cour de justice, indiquant ainsi sa volonté de voir les cours de justice recourir, en matière de contrôle, aux normes applicables en appel. La deuxième situation est celle où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. C’est le cas pour certaines catégories de questions, soit les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs ou toute autre catégorie qui pourrait ultérieurement être reconnue comme exceptionnelle et appelant également un examen selon la norme de la décision correcte (Vavilov, aux para 17 et 69).
[35]
Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont estimé que « c’est le fait même que le législateur choisit de déléguer le pouvoir décisionnel qui justifie l’application par défaut de la norme de la décision raisonnable »
(Vavilov, au para 30, italiques dans l’original).
[36]
En l’espèce, le comité d’examen ne tire pas son pouvoir décisionnel d’une loi fédérale ou d’une autre loi. Cependant, la Cour a déjà reconnu que la capacité d’une Première Nation de légiférer en matière de leadership et de gouvernance ne découlait pas de la Loi sur les Indiens ou d’un autre pouvoir législatif : « [e]lle est plutôt le fruit de l’exercice du droit ancestral de cette Première Nation de faire ses propres lois en matière de gouvernance »
(Gamblin c Conseil de la Nation des Cris de Norway House, 2012 CF 1536, au para 34). Selon moi, la NTT, s’agissant d’autonomie gouvernementale, a donné effet au code électoral coutumier de la NTT. Par le biais du Code, la NTT a délégué aux comités d’examen des élections le pouvoir d’instruire les appels se rapportant à des élections prétendument tenues en contravention du Code, ainsi que le pouvoir de rendre des décisions en la matière. La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable s’applique donc parce que le code électoral coutumier de la NTT a délégué aux comités d’examen des élections le pouvoir de statuer sur les appels en matière d’élections et qu’aucune des situations permettant de réfuter cette présomption, que nous venons d’évoquer, ne s’applique.
[37]
L’avocate de la demanderesse a relevé que, selon l’article 19.8 du Code, [traduction] « [i]l peut être interjeté appel de la décision du comité d’examen par demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale du Canada »
. Selon elle – et je partage son avis –, il ne s’agit pas ici d’une situation équivalant à un mécanisme d’appel des décisions des comités d’examen devant une cour de justice, ce dont il est question dans l’arrêt Vavilov. Le texte de l’article 19.8 parle effectivement d’un [TRADUCTION] « appel »
, mais il dit clairement aussi que ce recours est exercé par contrôle judiciaire devant la Cour.
[38]
La demanderesse est aussi d’avis qu’il faut encore faire preuve d’une grande déférence à l’égard des décideurs administratifs autochtones, comme le comité d’examen en l’espèce, en raison de leur expérience et de leurs connaissances spécialisées, comme cela ressort de décisions comme les jugements Pastion (au para 22) et Commanda (au para 19). Cependant, la demanderesse ajoute qu’il n’est pas nécessaire pour la Cour de se prononcer sur cet aspect parce qu’en l’espèce, la décision du comité d’examen, foncièrement viciée faute de justification, d’intelligibilité et de transparence, ne commande aucun degré de retenue.
[39]
Je reconnais qu’il n’est pas nécessaire pour la Cour d’entreprendre une analyse comparative du degré de retenue, qui reposait auparavant sur l’expertise reconnue des décideurs administratifs en tant que facteur à prendre en compte pour déterminer la norme de contrôle applicable, par rapport aux critères de l’arrêt Vavilov, selon lesquels la cour de révision doit examiner la décision du décideur administratif en fonction des contraintes d’ordre contextuel qui lui sont imposées et examiner les motifs du décideur à la lumière du dossier et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été exposés, tout en accordant une attention respectueuse à l’expérience et à l’expertise établies du décideur administratif (Vavilov, aux para 31 et 88 à 98).
[40]
Il en est ainsi parce qu’en définitive, indépendamment du degré de retenue exigé du fait de l’expertise du décideur, lorsque celui-ci « omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision ne satisfait pas, en règle générale, à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité »
(Vavilov, au para 98). Pour les motifs qui suivent, tel est le cas en l’espèce.
La norme de contrôle – l’équité procédurale
[41]
Dans les arrêts Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 (au para 79) et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 (au para 43), la Cour suprême a jugé que les questions d’équité procédurale étaient assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour ne précise pas si la norme de la décision correcte s’applique toujours aux questions d’équité procédurale. Toutefois, en créant la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable pour la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour suprême fait porter son analyse sur les situations dans lesquelles la contestation porte sur le fond de la décision administrative (Vavilov, au para 16). Et, au paragraphe 23, la Cour suprême explique qu’une contestation sur le fond ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale :
23 Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.‑à‑d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.
[42]
J’estime pour cette raison que la jurisprudence antérieure selon laquelle la norme de la décision correcte est celle qui s’applique au contrôle des questions relatives à l’équité procédurale fait toujours autorité.
[43]
Cela étant, je ne retiens pas l’argument de la défenderesse suivant lequel la Cour doit examiner les « questions procédurales »
, y compris celles ayant trait à la qualité pour agir, en appliquant la norme de la décision correcte. La qualité pour agir ne faisait pas partie des questions soumises au comité d’examen, qui n’a tiré aucune conclusion à cet égard. Par conséquent, la Cour n’est pas appelée à examiner la décision du comité d’examen concernant la qualité pour agir. La qualité pour agir est plutôt une question procédurale qui a été soulevée par la défenderesse devant notre Cour. Le jugement Première Nation de Cowessess no 73 c Pelletier, 2017 CF 692 (Cowessess), que la demanderesse a cité, n’appuie pas non plus son argument que les questions de qualité pour agir donnent lieu à l’application de la norme de contrôle de la décision correcte. Dans le jugement Cowessess, la Cour a simplement déclaré que les parties avaient convenu dans cette affaire que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable, sauf pour les questions d’équité procédurale (au para 9). La Cour a ensuite abordé la question préliminaire de la qualité pour agir, qu’elle a qualifiée de question procédurale – et non de question de manquement à l’équité procédurale – et elle n’a pas appliqué de norme de contrôle à cette question procédurale.
[44]
Je constate enfin que, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême s’est également penchée sur la façon dont une cour de révision devrait s’y prendre pour procéder à un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable (aux para 73 à 145). À cet égard, elle a déclaré qu’« [a]fin de remplir la promesse formulée dans l’arrêt Dunsmuir d’assurer “la légalité, la rationalité et l’équité du processus administratif et de la décision rendue”, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, des décisions administratives : par. 28 »
(Vavilov, au para 12). La cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15).
Question préliminaire – la qualité pour agir
[45]
La défenderesse présente deux arguments qu’elle énonce sous forme de questions relatives à la qualité pour agir. Le premier argument est que le chef et les conseillers dont l’élection est contestée n’ont pas qualité pour présenter la demande de contrôle judiciaire au nom de la NTT sans créer une situation dommageable de conflit d’intérêts. Le second argument a trait à la qualité pour agir de la défenderesse elle-même.
i. La qualité pour agir de la NTT
[46]
Dans ses observations écrites, la défenderesse admet que la NTT a un intérêt direct dans l’issue de la présente demande et que l’article 19.8 du code électoral coutumier de la NTT permet d’interjeter appel de la décision du comité par demande de contrôle judiciaire devant notre Cour. Elle admet également que la NTT a qualité pour agir. Elle fait toutefois valoir qu’il est moins évident que le chef et les conseillers dont l’élection est contestée ont qualité pour agir au nom de la NTT. Selon la défenderesse, ce doute s’explique par le fait que la NTT a, dans son propre intérêt, laissé s’écouler un délai excessif avant de constituer un comité d’examen chargé d’entendre l’appel. Elle ajoute que le code électoral coutumier de la NTT est muet sur les étapes préalables à la conclusion de la procédure d’appel et sur l’identité des personnes chargées d’assumer les frais du comité. Enfin, elle soutient que, d’après l’usage et les attentes raisonnables, le conseil précédent était censé demeurer en fonction jusqu’à ce que l’appel en cours soit tranché.
[47]
La défenderesse cite à ce propos les articles 17.2, 19.2 et 19.4 du Code et affirme que les huit mois écoulés entre la tenue du scrutin et l’audition de l’appel constitue un délai inacceptable de la part du chef et des conseillers dont l’élection est contestée, et qu’il faut en déduire que la défenderesse a été lésée. Elle soutient par ailleurs que le fait de ne pas avoir tenu compte de la décision du comité d’examen et de ne pas avoir demandé qu’il soit sursis à l’exécution de cette décision équivaut à un refus, de la part du chef et des conseillers dont l’élection est contestée, d’obtempérer à la décision du comité d’examen, ce qui [traduction] « a une incidence sur l’opportunité d’examiner la demande de réparation »
présentée au nom de la NTT par le chef et les conseillers dont l’élection est contestée (citant le jugement Ledoux c Première Nation de Gambler, 2019 CF 380 (Ledoux)). La défenderesse soutient également que [traduction] « la contestation de l’issue de l’appel relatif aux résultats d’une élection, menée par la bande et payée avec les fonds de la bande, crée un conflit d’intérêts en raison de l’intérêt personnel qu’ont le chef et les conseillers dont l’élection est contestée à s’accrocher au pouvoir »
. Elle affirme que rien n’incite un membre de la bande à interjeter un appel légitime s’il est possible pour le chef et les conseillers dont l’élection est contestée de retarder l’appel et de financer leur propre demande devant la Cour fédérale; à son avis, ce n’est certainement pas le résultat qu’envisageait le code électoral coutumier de la NTT.
[48]
À mon avis, les questions du retard à constituer le comité d’examen, du préjudice allégué et des implications financières de la demande ne sont pas des questions portant sur la qualité pour agir du chef et des conseillers de la NTT devant notre Cour.
Le retard à agir
[49]
Bien qu’il exige que l’appel soit présenté dans les 30 jours qui suivent l’élection (article 19.2) et, une fois la demande soumise au directeur des élections, que le comité d’examen ait achevé son examen dans les 30 jours suivant la réception d’un avis d’appel écrit, le Code est muet sur l’échéancier de la procédure d’appel. La défenderesse cite l’article 17.1 du Code, qui précise que les bulletins de vote doivent être conservés pendant 30 jours, puis détruits si aucun appel n’est accueilli. La défenderesse affirme qu’on peut déduire de cette disposition et de l’article 19.4 que les comités d’examen doivent être constitués dans un délai de 30 jours ou dans les meilleurs délais. En l’espèce, huit mois se sont écoulés avant que le comité d’examen ne soit constitué.
[50]
Quoi qu’il en soit, tout retard à interjeter appel ne concerne pas en soi la question de la qualité pour agir devant notre Cour.
[51]
L’alinéa 303(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), traite de la qualité pour agir (voir également le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales). Selon l’alinéa 303(1)a) des Règles, le demandeur est censé désigner à titre de défendeur toute personne directement touchée par l’ordonnance sollicitée, autre que l’office fédéral visé par la demande.
[52]
Dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2013 CAF 236 (Forest Ethics), le juge Stratas a expliqué que, s’agissant de l’alinéa 303(1)a) des Règles, la question était de savoir si la réparation sollicitée dans la demande de contrôle judiciaire aura une incidence sur les droits de la partie, lui imposera des obligations en droit ou lui causera d’une certaine manière un préjudice direct (Forest Ethics, au para 21). Dans l’affirmative, la partie devrait être ajoutée à titre de défenderesse. Si cette partie n’a pas été ajoutée comme défenderesse lorsque l’avis de demande a été délivré, la Cour devrait alors, en vertu de l’alinéa 104(1)b) des Règles, la constituer défenderesse par ordonnance (Forest Ethics, au para 21; voir également Nation Gitxaala c Canada, 2016 CAF 187, au para 83, au sujet des parties qui ont la qualité pour agir directement).
[53]
Par conséquent, la question de la constitution tardive du comité d’examen n’est pas une question qui concerne la qualité pour agir.
[54]
L’argument présenté par la défenderesse sur ce point ne concerne effectivement pas la qualité pour agir. La défenderesse laisse plutôt entendre qu’il y a lieu de conclure qu’elle a été lésée et que la Cour devrait diminuer la réparation à accorder à la demanderesse, eu égard au préjudice que le retard a causé à la défenderesse. Elle ne précise cependant pas la valeur de cette diminution. Elle soutient par ailleurs que le retard était délibéré et intéressé. Pourtant, dans l’affidavit qu’elle a souscrit le 21 mai 2019 en réponse à la demande de contrôle judiciaire, la défenderesse explique seulement qu’elle s’est plainte du retard qu’accusait la constitution du comité d’examen, mais que ses doléances n’avaient donné aucun résultat concret. Elle n’apporte aucune preuve pour expliquer la raison de ce retard, pour démontrer qu’il était à la fois délibéré et intéressé ou pour expliquer en quoi elle a été lésée. La défenderesse n’a pas non plus développé dans ses observations son argument selon lequel la réparation demandée par la demanderesse devrait être moindre en raison du retard qu’a accusé la constitution du comité d’examen.
Le refus d’obtempérer
[55]
La défenderesse affirme également que l’omission de demander un sursis à l’exécution de la décision du comité d’examen équivaut, de la part du chef et des conseillers, à un refus d’obtempérer à cette décision. Là encore, il ne s’agit pas d’une question qui concerne la qualité pour agir de la demanderesse devant notre Cour.
[56]
Certes, dans sa décision du 21 août 2018, le comité d’examen a ordonné la tenue d’un nouveau scrutin. Or, le chef et les conseillers dont l’élection est contestée n’ont pas encore demandé qu’il soit sursis à l’exécution de cette décision en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. Ils n’ont pas non plus fixé la date de la tenue d’un nouveau scrutin pendant que la présente demande de contrôle judiciaire suit son cours. Il est toutefois important de situer cette question dans le contexte de l’historique procédural de la présente affaire.
[57]
La NTT a déposé sa demande de contrôle judiciaire le 20 septembre 2018, c’est-à-dire dans les 30 jours suivant la décision du comité d’examen. Par ordonnance rendue le même jour en vertu de l’article 384 des Règles, conformément à la section A (Règlement des litiges par le dialogue) de la partie III des Lignes directrices sur la pratique en matière de procédures intéressant le droit des autochtones (avril 2016), il a été ordonné que l’affaire se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale. Le juge Mandamin a été désigné juge chargé de la gestion de l’instance. Par lettre datée du 4 octobre 2018, l’avocate de la NTT a informé la Cour que la décision recommandant la tenue d’un nouveau scrutin avait créé de l’incertitude et de la confusion pour les membres de la NTT. Elle a par conséquent demandé qu’une conférence de gestion de l’instance soit convoquée dans les meilleurs délais pour discuter d’une requête en vue de surseoir à l’exécution de l’ordonnance prévoyant la tenue d’un nouveau scrutin ou, à titre subsidiaire, de fixer une date pour l’instruction accélérée de la demande. Une conférence téléphonique de gestion de l’instance a eu lieu en octobre 2018 au cours de laquelle la demanderesse a proposé que le contrôle judiciaire ait lieu au début de janvier. Le juge Mandamin a indiqué qu’une date d’audience serait fixée et il a enjoint dans l’intervalle à la demanderesse de proposer un échéancier, après avoir consulté la défenderesse. La demanderesse a proposé un échéancier que le juge Mandamin a accepté. Toutefois, la défenderesse a déclaré, en janvier 2019, qu’elle se représentait toujours elle-même et qu’il était injuste qu’elle supporte ces frais et ceux afférents à d’autres aspects de l’instance, comme la constitution du directeur des élections à titre de partie à l’instance. Elle a réclamé une prorogation du délai qui lui était imparti pour déposer son affidavit en réponse et elle a réclamé la tenue d’une conférence de gestion de l’instance pour discuter de sa demande.
[58]
Une conférence téléphonique de gestion de l’instance a eu lieu en février 2019. La défenderesse a été autorisée à déposer et à signifier son affidavit au plus tard le 31 mars 2019. Le juge chargé de la gestion de l’instance a enjoint à la demanderesse de préparer un échéancier, avec le consentement de la défenderesse, concernant le déroulement accéléré des étapes ultérieures de l’instance. Les parties n’ont pas réussi à s’entendre avant le 29 avril 2019, date à laquelle l’avocate de la demanderesse a informé la Cour que la défenderesse avait retenu les services d’une avocate et qu’une entente était intervenue au sujet de la forme et de la teneur d’un projet d’ordonnance, qui a été soumis à l’examen de la Cour. Le 10 mai 2019, le juge Mandamin a rendu une ordonnance incorporant l’échéancier convenu et ordonnant l’instruction accélérée de l’instance dans la mesure où la Cour pouvait s’y conformer. Les avocates ont proposé conjointement des dates d’audience en août ou en septembre 2019. Aux termes d’une ordonnance rendue le 23 juillet 2019, la Cour a fixé au 3 septembre 2019 la date d’instruction de la demande de contrôle judiciaire. La défenderesse a réclamé une nouvelle fois la prorogation du délai qui lui était imparti pour déposer et signifier son dossier et, sur instruction de la protonotaire Furlanetto et avec le consentement de la demanderesse, le délai a été prorogé au 8 août 2019.
[59]
L’audience qui devait avoir lieu le 3 septembre 2019 a été ajournée en attendant que le comité d’examen confirme de quel document il avait tenu compte pour rendre sa décision ou qu’il dépose son dossier à cette fin. Une fois ces formalités accomplies, les parties devaient demander qu’une date d’audience soit fixée le plus tôt possible. Par lettre datée du 16 octobre 2019, l’avocate de la demanderesse a confirmé que cette ordonnance avait été respectée et a réclamé qu’une date d’audience accélérée soit fixée. L’instruction de la demande de contrôle judiciaire a été fixée au 8 janvier 2020.
[60]
L’historique procédural qui précède est important, car il démontre que la demanderesse est consciente, depuis qu’elle a introduit sa demande de contrôle judiciaire, de la nécessité de faire instruire l’affaire aussi rapidement que possible et qu’elle a tout fait en ce sens. De plus, la demanderesse a évoqué la possibilité de demander un sursis à l’exécution de la décision du comité d’examen si l’instruction accélérée n’était pas possible. Le dossier de la Cour ne permet pas de penser que la défenderesse et son avocate se sont à quelque moment que ce soit élevées contre le temps qui s’était écoulé avant que la demande de contrôle judiciaire ne soit instruite ou qu’elles estimaient que la demanderesse devait réclamer un sursis à l’exécution de la décision du comité d’examen pendant que la demande de contrôle judiciaire était en instance. Comme l’affaire faisait l’objet d’une gestion de l’instance, il était loisible à la défenderesse de soulever cette question, comme elle l’avait fait pour d’autres. De plus, à mon avis, la tenue d’un nouveau scrutin alors que la demande de contrôle judiciaire était en instance n’aurait servi qu’à compliquer davantage la situation et à créer plus d’incertitude.
[61]
La défenderesse cite le jugement Ledoux à l’appui de son argument selon lequel le chef et les conseillers ont en fait refusé d’obtempérer à la décision du comité d’examen, ce qui devrait entraîner des conséquences négatives qu’elle ne précise pas sur la réparation que la demanderesse réclame de la Cour. À mon avis, les faits de l’affaire Ledoux sont différents de ceux de l’espèce. Dans cette affaire, les demandeurs avaient présenté une requête interlocutoire par laquelle ils réclamaient une injonction. Les demandeurs avaient remporté les élections, mais avaient été déboutés de l’appel qu’ils avaient interjeté devant le comité électoral dûment constitué. Ils avaient ensuite introduit une demande de contrôle judiciaire pour faire infirmer la décision du comité électoral. Ils n’avaient présenté aucune demande pour obtenir un sursis à l’exécution de la décision du comité électoral, pour retarder le deuxième scrutin ou encore pour y mettre fin. Ils avaient plutôt simplement écarté les résultats du nouveau scrutin et avaient continué d’agir comme chef et conseillers élus en conservant le contrôle des activités quotidiennes de la Première Nation, de même que de son compte bancaire. Ils avaient par la suite présenté une requête interlocutoire visant à obtenir un jugement déclaratoire leur accordant le contrôle de l’administration, de la gouvernance et des affaires financières de la Première Nation malgré les résultats du second scrutin (Ledoux, aux para 17, 21 et 22). Le juge Pentney a conclu que les demandeurs saisissaient la Cour d’une demande de réparation en equity « pour appuyer, dans les faits, leur affirmation élémentaire du pouvoir en attendant l’issue de leur recours en contrôle judiciaire »
(Ledoux, au para 20). Le juge Pentney a refusé d’accorder la réparation demandée et a conclu que les demandeurs ne se présentaient pas devant la Cour avec une attitude irréprochable. Le juge Pentney a également souligné que, malgré les efforts déployés par le juge chargé de la gestion de l’instance, les parties ne semblaient pas enclines à accélérer l’audition du litige principal avant l’audition des requêtes dont il était saisi, ce qui a eu pour effet de prolonger le litige, retardant ainsi le règlement du différend pour la communauté (Ledoux, au para 7).
[62]
En l’espèce, la demande de contrôle judiciaire fait l’objet d’une gestion de l’instance depuis qu’elle a été déposée et les parties n’ont jamais cessé leurs pourparlers, dans le cadre de la gestion de l’instance, en ce qui concerne le déroulement de la demande. Contrairement à la situation qui existait dans l’affaire Ledoux, il n’y a pas eu de second scrutin dont les résultats ont été écartés, et personne n’a demandé d’injonction pour tenter de légitimer des agissements illégaux. Et, comme la défenderesse l’a reconnu, le code électoral coutumier de la NTT est muet en ce qui concerne le délai dans lequel un nouveau scrutin doit être organisé lorsque l’appel est accueilli. La défenderesse n’a pas non plus présenté d’éléments de preuve permettant de penser qu’elle n’était pas d’accord avec l’échéancier de la demande de contrôle judiciaire qui avait été fixé lors de la gestion de l’instance.
[63]
Dans la mesure où la défenderesse laisse entendre, en se fondant sur ses arguments concernant le refus d’obtempérer et la question de la qualité pour agir, que la demanderesse ne se présente pas devant notre Cour avec une attitude irréprochable, je ne suis pas convaincue.
La coutume
[64]
La défenderesse affirme également que la demanderesse n’a pas qualité pour agir parce que, d’après l’usage et les attentes raisonnables, le conseil précédent était censé demeurer en fonction jusqu’à ce que tout appel en cours soit tranché. On peut supposer que seuls l’ancien chef et les anciens conseillers auraient qualité pour agir. Toutefois, même si c’était le cas, le chef et les conseillers dont l’élection est contestée auraient quand même un intérêt direct relativement à la réparation demandée.
[65]
En tout état de cause, dans la mesure où la défenderesse laisse entendre que, selon la coutume de la NTT, le conseil précédent est censé demeurer en fonction pendant que les résultats de l’élection font l’objet d’un appel ou qu’une décision du comité d’examen fait l’objet d’un contrôle judiciaire, elle a fourni peu d’éléments pour étayer cette affirmation. Le code électoral coutumier de la NTT a pour objet de codifier les coutumes jusqu’alors non écrites de la NTT en matière de gouvernance et de mettre en œuvre d’autres pratiques et procédures convenues par les membres de la bande. Rien dans le Code ne permet de penser que, lorsqu’un appel est interjeté, le chef et les conseillers dont l’élection est contestée doivent se retirer ou que l’ancien chef et les anciens conseillers réintègrent leur fonction en attendant la tenue du nouveau scrutin. Le fait qu’il n’existe aucune disposition exigeant que le conseil précédent demeure en fonction en attendant le sort de l’appel interjeté à l’égard des résultats d’une élection ne permet pas d’affirmer qu’il s’agit d’une coutume de la NTT.
[66]
Dans l’affidavit qu’elle a souscrit en réponse à la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse, la défenderesse n’aborde pas cette question. Elle a toutefois annexé à son affidavit, à l’annexe F, sans toutefois la désigner comme pièce jointe à son affidavit, une copie de ce qui semble être un courriel ou un message dans lequel RoseAnne Archibald déclare : [traduction] « je dois toutefois dire que j’ai le sentiment qu’il y aura un appel de cette élection, ce qui signifie que le conseil actuel restera en poste tant qu’une décision ne sera pas rendue au sujet de l’appel, ce qui, comme nous l’avons déjà constaté par le passé, peut prendre beaucoup de temps »
. Il s’agit de ouï-dire, ce qui est insuffisant pour établir qu’il s’agit d’une coutume de la NTT permettant aux anciens chefs et conseillers de demeurer en fonction en attendant que l’appel interjeté à l’égard d’une élection ait été tranché. Pour établir que la coutume de la NTT prévoit que les anciens conseillers restent au pouvoir pendant qu’une élection fait l’objet d’un appel, il faudrait que la défenderesse démontre, avec des preuves convaincantes à l’appui, que cette coutume est fermement établie et qu’elle a été systématiquement suivie par la communauté (voir, par exemple, la décision que j’ai rendue dans l’affaire Beardy c Beardy, 2016 CF 383, aux para 90 à 97 (Beardy); Shotclose c Première Nation Stoney, 2011 CF 750, au para 69). Or, elle n’a présenté aucun élément de preuve à cet égard et l’argument qu’elle invoque au sujet de la qualité pour agir en se fondant sur l’existence d’une présumée coutume ne saurait être retenu.
Le conflit d’intérêts
[67]
L’argument de la défenderesse suivant lequel la demande de contrôle judiciaire crée un conflit d’intérêts parce qu’elle est financée à même les fonds de la bande et qu’il est dans l’intérêt personnel du chef et des conseillers dont l’élection est contestée de rester au pouvoir ne concerne pas non plus la qualité pour agir.
[68]
Je tiens par ailleurs à signaler qu’une fois élus, le chef et les conseillers sont devenus les représentants de la NTT et qu’ils étaient à ce titre responsables de la gouvernance de cette Première Nation. Je ne suis pas convaincue qu’il existe un conflit d’intérêts simplement parce que le chef et les conseillers actuels ont décidé de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision du comité d’examen. Leur décision concernait la gouvernance de la bande, et il leur était loisible de la prendre et d’assumer les frais afférents, d’autant plus que la décision du comité d’examen porte sur la question de savoir si les contraventions alléguées au Code ont modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci et s’il était dans l’intérêt de la NTT d’ordonner la tenue d’un nouveau scrutin. En d’autres termes, l’appel ne concernait pas les résultats du scrutin, mais son déroulement général.
ii La qualité pour agir de la défenderesse
[69]
La deuxième question qui est soulevée par la défenderesse en ce qui concerne la qualité pour agir semble avoir trait à sa propre qualité pour agir. Plus précisément, la défenderesse semble se demander si elle a été régulièrement constituée défenderesse.
[70]
Mme Linklater affirme que le comité d’examen ne lui a conféré aucun pouvoir et que le règlement de l’appel s’inscrit dans le cadre d’un processus démocratique public qui vise les intérêts de l’ensemble de la NTT. Elle affirme qu’il est injuste qu’elle ait dû supporter les honoraires de « son représentant »
au comité, et qu’elle ait été obligée de répondre à la demande de contrôle judiciaire dont notre Cour est saisie. Elle affirme que son devoir de citoyenne envers la NTT a pris fin lorsque le comité a fini d’entendre ses arguments et que le comité agit au nom de la NTT, et non pour le compte de la défenderesse. Malgré cet argument, la défenderesse soutient également que le chef et les conseillers dont l’élection est contestée devraient introduire une demande de contrôle judiciaire contre la NTT, qui est directement touchée, étant donné qu’elle a édicté le Code, et elle ajoute qu’elle-même et le directeur des élections devraient être désignés à titre de défendeurs. Le fait qu’elle seule ait été désignée comme défenderesse crée un déséquilibre intrinsèque des forces en présence qui favorise le chef et les conseillers dont l’élection est contestée au détriment de l’intérêt public de la NTT à l’égard d’un processus électoral et d’une procédure d’appel équitables et culturellement adaptés.
[71]
Je ne souscris pas à l’avis de la défenderesse selon lequel elle n’aurait pas dû être constituée défenderesse à l’instance.
[72]
L’article 19.2 du code électoral coutumier de la NTT permet à un candidat de demander la mise sur pied d’un comité d’examen des élections chargé de se prononcer sur tout aspect de l’élection qui constituerait une contravention au Code. Candidate défaite au poste de chef, la défenderesse a exercé ce droit d’appel. Comme la demanderesse l’explique, étant donné que la défenderesse a introduit l’appel qui a été accueilli, celle-ci est directement concernée par la réparation que la demanderesse réclame dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire, en l’occurrence, une ordonnance annulant la décision du comité d’examen.
[73]
Bien que je reconnaisse que la défenderesse estime qu’elle a fait appel parce que c’était son devoir de citoyenne, il n’en demeure pas moins que l’appel a également des conséquences directes sur elle personnellement. À la suite de l’appel pour lequel elle a obtenu gain de cause, le comité d’examen a conclu que l’élection à laquelle la défenderesse s’était présentée sans succès comme candidate contrevenait au Code, et le comité a par conséquent ordonné la tenue d’un nouveau scrutin, donnant par le fait même l’occasion à la défenderesse de se porter de nouveau candidate. Toutefois, si la demanderesse obtient gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire, la décision du comité d’examen sera annulée, auquel cas le chef et les conseillers dont l’élection est contestée demeureront en poste, privant ainsi la défenderesse de la possibilité de se porter candidate à un nouveau scrutin. À mon avis, étant donné qu’elle a interjeté appel et que la décision que rendra notre Cour la touchera personnellement, la défenderesse a été régulièrement constituée défenderesse conformément au paragraphe 303(1) des Règles.
[74]
Quant à l’argument de la défenderesse suivant lequel Vaughn Johnston, le directeur des élections, aurait également dû être constitué défendeur, on voit mal pourquoi il aurait dû l’être. Il n’était pas candidat et il ne pouvait et n’a pas fait appel de l’élection de 2017. Il n’est pas directement touché par l’ordonnance sollicitée. De plus, comme le démontrent les observations qu’il a formulées devant le comité d’examen lors de l’appel interjeté par la défenderesse, le directeur des élections ne pense pas que l’élection de 2017 a contrevenu au Code. On peut donc raisonnablement en déduire que le directeur des élections ne s’opposerait pas à la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse. D’ailleurs, la demanderesse a repris à son compte les observations formulées par le directeur des élections lorsqu’elle a comparu devant le comité d’examen. Cet argument me semble par conséquent mal fondé.
[75]
Le reste des observations de la défenderesse ont trait à son opinion suivant laquelle, comme elle a interjeté appel dans l’intérêt public, il est injuste qu’elle soit obligée de supporter les coûts de l’appel et les frais qu’elle a dû engager pour répondre à la demande de contrôle judiciaire. Elle estime également, dans le même ordre d’idées, qu’il y a un déséquilibre des forces en présence, du fait qu’elle est la seule personne qui a été constituée partie défenderesse.
[76]
La défenderesse n’a pas présenté de requête en vue d’être mise hors de cause ou de faire ajouter ou retirer d’autres individus en tant que demandeurs ou défendeurs, et elle n’a pas non plus déposé ce genre de requête dans le cadre de la présente instance. Sa contestation ne porte pas non plus sur la qualité pour agir. En réalité, elle se plaint plutôt des coûts afférents au processus d’appel. Elle se plaint plus précisément du fait que le Code ne renferme aucune disposition au sujet des frais engagés par des personnes qui, comme elle, décident de faire appel des résultats d’un scrutin ou qui répondent à la demande de contrôle judiciaire visant un tel appel. Elle s’en prend essentiellement à l’équité du processus d’appel du point de vue des coûts afférents et affirme qu’il existe un déséquilibre des forces, étant donné que les frais engagés par la NTT pour introduire la présente demande de contrôle judiciaire sont des dépenses de la bande, mais que ce n’est pas le cas des frais qu’elle doit engager en tant que particulier pour répondre à cette demande. Toutefois, la défenderesse ne semble pas avoir contesté le Code sur ce fondement dans son appel, de sorte que la présente demande de contrôle judiciaire ne porte pas sur cette question, mais plutôt sur le caractère raisonnable de la décision du comité d’examen.
[77]
Les préoccupations exprimées par la défenderesse au sujet de l’existence d’un déséquilibre des forces concernent en réalité les coûts entraînés par la demande et il aurait été préférable qu’elle la formule ainsi.
[78]
Avant de passer à l’analyse du caractère raisonnable de la décision du comité d’examen, je signale entre parenthèses que, dans ses observations écrites, la demanderesse aborde plusieurs des questions soulevées par la défenderesse dans son affidavit souscrit en réponse à la demande de contrôle judiciaire. Aux paragraphes 7, 19 et 20 de son affidavit, la défenderesse affirme qu’elle a eu de la difficulté à se trouver du travail et à répondre à la demande de contrôle judiciaire parce que le bureau de la bande ne lui a pas remis son relevé d’emploi, qu’elle s’est sentie obligée de se soumettre à l’autorité du chef et des conseillers dont l’élection est contestée, et que l’emploi par la NTT de deux des membres de sa famille a pris fin dans des circonstances inusitées. Elle ajoute que son téléphone cellulaire a été coupé sans préavis après l’élection (la défenderesse était une des conseillères de l’ancien conseil de bande). Elle affirme également qu’elle a fait savoir au chef et aux conseillers actuels que la demande de contrôle judiciaire était injuste et préjudiciable pour elle, qu’elle avait subi un stress et des dépenses en conséquence, et que la demande de contrôle judiciaire n’aurait pas dû être intentée contre elle à titre personnel.
[79]
Il suffit, aux fins de la présente décision, de dire simplement que j’ai pris connaissance de l’affidavit souscrit par la défenderesse et de la transcription du contre-interrogatoire qu’elle a subi au sujet de son affidavit. Les allégations relatives au refus de lui remettre son relevé d’emploi, au congédiement des membres de sa famille et à l’interruption de service de son téléphone cellulaire ont été abordées lors de son contre-interrogatoire. Ces questions ne sont à mon avis pas pertinentes et la défenderesse ne les a pas reprises lors de l’examen du caractère raisonnable de la décision du comité d’examen et des manquements à l’équité procédurale reprochés à ce dernier. Les observations formulées par la défenderesse au sujet de l’injustice dont elle aurait été victime du fait qu’elle a été constituée défenderesse et qu’elle a dû supporter les coûts de la procédure et de la demande de contrôle judiciaire sont reprises dans ses observations sur la qualité pour agir que j’ai déjà examinées.
Question : La décision du comité d’examen était-elle raisonnable?
La thèse de la demanderesse
[81]
La demanderesse fait également valoir que seules les irrégularités qui ont une incidence sur les résultats de l’élection et qui compromettent de ce fait l’intégrité de la procédure suivie lors de l’élection peuvent justifier l’annulation d’une élection. S’il était possible d’annuler aisément des élections en invoquant des erreurs administratives, la confiance du public envers le caractère définitif et la légitimité des résultats des élections serait ébranlée et des électeurs se verraient privés de leurs droits de représentation. La Cour a par conséquent exercé son pouvoir discrétionnaire en confirmant la validité d’élections pour des raisons d’intérêt public (citant l’arrêt Opitz). Dans l’affaire Ominayak c Venne (en sa capacité de directrice du scrutin pour les élections tenues par la Première Nation de Lubicon Lake), 2003 CFPI 596 (Ominayak), la Cour a refusé d’annuler les résultats d’une élection au motif qu’une telle mesure risquerait de compromettre la validité des décisions prises par le chef et les conseillers au cours des quatre années écoulées depuis l’élection (aux para 55 et 56). Une décision analogue a été rendue dans l’affaire Clifton c Benton, 2005 CF 1030, au para 60 (Clifton). Se fondant sur les jugements Ominayak et Clifton, la demanderesse fait valoir qu’il serait dans l’intérêt supérieur des membres de la NTT de faire annuler la décision des membres majoritaires du comité parce que le chef et les conseillers occupent leur poste depuis presque deux ans déjà et qu’il serait préjudiciable à la Première Nation de remettre en question les nombreuses décisions qu’ils ont prises au cours de cette période.
La thèse de la défenderesse
[82]
La défenderesse n’aborde pas directement les questions soulevées par la demanderesse. Elle soutient que la décision du comité d’examen renferme très peu d’explications qui permettraient de savoir comment il est parvenu à ses conclusions. Le passage suivant des motifs est toutefois révélateur :
[traduction]
Les membres du comité ayant de l’expérience en matière de déroulement d’élections signalent que le fait que deux bureaux de scrutin par anticipation ont été ouverts a modifié le nombre de bulletins de vote déposés…
[Mot souligné par la défenderesse.]
[83]
Selon la défenderesse, l’avocate qui faisait partie du comité, qui n’est pas autochtone, a rédigé la décision sans fournir le moindre détail sur le raisonnement qu’ont suivi les membres majoritaires du comité pour en arriver à leur décision [traduction] « si ce n’est en employant des mots qui donnaient manifestement ouverture à un appel »
. Selon la défenderesse, l’emploi du mot « signalent »
permet de penser que l’avocate qui a rédigé la décision indiquait ainsi son désaccord avec les membres autochtones du comité qui n’étaient pas des avocats, mais qui possédaient de l’expérience en tenue d’élections. La défenderesse affirme qu’en introduisant la demande de contrôle judiciaire, la demanderesse [traduction] « cherche à réfuter l’expertise des membres autochtones du comité et à rehausser l’opinion de l’avocate nommée par le directeur des élections lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le sort de l’appel »
. Le processus de sélection et de nomination des membres du comité d’examen suscite par ailleurs intrinsèquement une crainte raisonnable de partialité [TRADUCTION] « pour ce qui est de l’avocate en question »
(citant Taylor c Comité d’appel de l’élection partielle de la Première Nation Kwanlin Dun, 1998 CanLII 8795, au para 5 (CF 1re inst)). La défenderesse affirme que les membres autochtones du comité qui ne sont pas des avocats étaient les personnes les mieux placées, de par leur expérience, pour prendre connaissance d’office des aspects uniques du droit et des coutumes électorales des Premières Nations. Or, la décision ne reflète pas cette réalité et elle devrait donc être interprétée de façon libérale [traduction] « vu l’absence d’opinions et de conclusions distinctes à cet égard de la part des membres autochtones du comité qui ne sont pas des avocats »
.
[84]
Selon la défenderesse, il convient de faire preuve d’un degré élevé de retenue à l’égard de la décision du comité d’appel en matière d’élections au sein d’une Première Nation, dès lors que la décision de ce comité appartient aux issues raisonnables. Elle affirme toutefois qu’on ne doit pas faire preuve de plus de déférence envers l’avocate qui fait partie de ce comité simplement parce qu’elle a une formation juridique. Selon la défenderesse, étant donné que la décision a été rédigée par le membre minoritaire du comité, soit l’avocate, [traduction] « l’opinion des membres autochtones du comité qui ne sont pas des avocats ne ressort pas avec suffisamment de netteté de la décision écrite pour qu’on puisse réfuter l’hypothèse erronée suivant laquelle l’avocate était la personne la mieux placée pour évaluer la preuve ».
[85]
La défenderesse affirme également qu’il est dans l’intérêt de la NTT que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Elle fait effectivement valoir que le fait que le chef et les conseillers dont l’élection est contestée demeurent en poste compromet gravement leur intégrité, compte tenu des circonstances dans laquelle s’est déroulée l’élection, du dépôt tardif de l’appel, du refus d’obtempérer à la décision du comité et des [traduction] « prises de position systématiquement défavorables à un membre de la bande qui ne bénéficie d’aucun financement »
.
Analyse
[86]
L’approche suivie par le comité d’examen pour rendre sa décision est cohérente. En ce qui concerne chaque contravention alléguée au Code, le comité d’examen expose la thèse de Mme Linklater et celle du chef et des conseillers de la NTT, cite les dispositions applicables du Code et formule sa propre conclusion. La défenderesse signale avec raison que l’analyse que l’on trouve dans la décision n’est pas très poussée. En fait, le comité d’examen se contente, dans son appréciation de chacune des allégations, d’accepter la position de l’une ou de l’autre partie, sans véritable analyse. Les membres du comité d’examen ont convenu à l’unanimité que seules trois des dix-sept contraventions alléguées étaient fondées.
[87]
Les membres du comité étaient divisés sur la question de savoir si les contraventions aux articles 12.2 et 12.6 du Code ont modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci, ainsi que sur la question de savoir s’il était dans l’intérêt de la NTT d’exiger la tenue d’un nouveau scrutin. Voici le texte intégral des motifs du comité d’examen sur ces questions :
[traduction]
121. Deux des membres du comité estiment que le fait d’ouvrir trois bureaux de scrutin au lieu de deux a modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci. Les membres du comité ayant de l’expérience en matière de déroulement d’élections signalent que le fait que deux bureaux de scrutin par anticipation ont été ouverts a modifié le nombre de bulletins de vote déposés par les électeurs en question dans ces bureaux de scrutin particuliers et que ce changement apporté au code électoral pendant une élection en cours a eu des incidences sur les résultats effectifs de l’élection de 2017.
122. Un des membres du comité n’est pas de cet avis. Ce membre estime que l’existence de trois bureaux de scrutin plutôt que de deux n’a pas modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci. Ce membre du comité accepte l’argument du chef et des conseillers de la NTT suivant lequel l’ouverture de trois bureaux de scrutin n’a pas compromis l’équité des élections. Ce membre du comité estime que Mme Linklater n’a pas soumis de renseignements démontrant que l’existence de trois bureaux de scrutin au lieu de deux avait modifié le résultat de l’élection, ou influé sur celui-ci, en raison notamment du nombre de voix exprimées ou du lieu où les électeurs avaient voté.
En ce qui concerne la violation de l’article 12.6, le comité écrit :
[traduction]
124. Deux des membres du comité estiment que l’ouverture de bureaux de scrutin par anticipation a modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci. Les membres du comité ayant de l’expérience en matière de déroulement d’élections signalent que le fait que deux bureaux de scrutin par anticipation ont été ouverts a modifié le nombre de bulletins de vote déposés par les électeurs en question dans ces bureaux de scrutin en particulier et que ce changement apporté au code électoral pendant une élection en cours a eu des incidences sur les résultats effectifs de l’élection de 2017.
125. Un des membres du comité n’est pas de cet avis. Ce membre estime que l’ouverture de bureaux de scrutin par anticipation n’a pas modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci. Ce membre du comité accepte l’argument du chef et des conseillers de la NTT suivant lequel l’ouverture de bureaux de scrutin par anticipation n’a pas compromis l’équité des élections. Ce membre du comité estime que Mme Linklater n’a pas soumis de renseignements démontrant que l’ouverture de bureaux de scrutin par anticipation avait modifié le résultat de l’élection, ou influé sur celui-ci, en raison notamment du nombre de voix exprimées ou du lieu où les électeurs ont voté, ou du fait général que des scrutins par anticipation avaient été organisés.
Enfin, sur la question de savoir s’il était dans l’intérêt de la NTT que le comité ordonne la tenue d’un nouveau scrutin, le comité explique ce qui suit, dans ses motifs :
[traduction]
126. Deux des membres du comité estiment qu’il est dans l’intérêt de la Nation Taykwa Tagamou d’ordonner la tenue d’un nouveau scrutin. Les membres du comité ayant de l’expérience en matière de déroulement d’élections signalent que la Nation Taykwa Tagamou a été lésée parce que l’élection de 2017 contrevenait au code électoral, en raison de la négligence, du manque de professionnalisme et du manque de respect flagrant du code électoral dont a fait preuve l’entrepreneur que la Nation Taykwa Tagamou a recruté et engagé.
127. Un des membres du comité n’est pas de cet avis et estime qu’il n’est pas dans l’intérêt de la Nation Taykwa Tagamou d’ordonner la tenue d’un nouveau scrutin. Ce membre du comité est d’avis que la Nation Taykwa Tagamou sera probablement davantage lésée si la tenue d’un nouveau scrutin est ordonnée, car le chef et les conseillers actuels de la Nation Taykwa Tagamou sont en poste depuis une dizaine de mois déjà; la tenue d’un nouveau scrutin sera un fardeau pour la Première Nation en interrompant la gouvernance de la Première Nation. De plus, il n’y a aucune garantie qu’un nouveau scrutin se déroulerait sans que d’autres problèmes surgissent en raison du libellé actuel du code électoral.
[88]
À titre d’observation préliminaire, je tiens à signaler que l’attaque à laquelle la défenderesse se livre contre le membre du comité qui n’est pas un avocat est déplacée et injustifiée.
[89]
À cet égard, la défenderesse fait valoir qu’en employant le mot « signalent »
dans ses motifs, [traduction] « l’avocate du comité a rédigé la décision d’une manière qui indique clairement son désaccord avec les membres autochtones du comité qui ne sont pas des avocats et qui possèdent de l’expérience en tenue d’élections. Elle ne fournit aucune précision sur le raisonnement suivi par les membres majoritaires du comité pour en arriver à leur décision, si ce n’est en employant des mots qui donnaient manifestement ouverture à un appel »
.
[90]
En fait, je ne dispose d’aucun élément de preuve quant à l’identité de l’auteur de la décision. La défenderesse présume qu’il s’agit de l’avocate et cela est fort possible, mais rien dans le dossier ne permet de penser que c’est effectivement le cas. De plus, le membre dissident du comité a clairement manifesté son désaccord avec la majorité. L’emploi du mot « signalent »
est sans incidence à cet égard. Par ailleurs, les membres du comité ne sont pas obligés d’être d’accord les uns avec les autres. Il est tout à fait convenable qu’un des membres du comité exprime sa dissidence s’il est d’un avis différent. De plus, la quantité de détails fournis respectivement par les membres majoritaires et par le membre minoritaire à l’appui de leurs motifs n’est pas disproportionnée.
[91]
Et, fait révélateur, chacun des membres du comité a signé la décision, exprimant ainsi son accord avec celle-ci. Rien ne permet à la défenderesse d’affirmer catégoriquement que les motifs ne reflètent pas fidèlement et convenablement l’opinion des membres majoritaires du comité ou que le point de vue des membres autochtones du comité qui ne sont pas des avocats ne ressort pas avec suffisamment de netteté de la décision écrite pour [TRADUCTION] « réfuter l’hypothèse erronée suivant laquelle l’avocate était la personne la mieux placée pour évaluer la preuve ».
En effet, cela donnerait à penser que c’est l’avocate, qui est peut-être autochtone ou non et qui a peut-être de l’expérience en matière d’élections ou non, a formulé cette hypothèse et que les deux membres autochtones expérimentés du comité, dont l’un a été sélectionné par la défenderesse, se sont simplement rangés derrière elle.
[92]
Lors de sa comparution devant moi, l’avocate de la défenderesse a repris le fil de ce raisonnement et a avancé l’idée qu’il n’appartenait pas aux membres majoritaires du comité de rédiger les motifs, motifs qu’ils s’étaient contentés d’entériner, et que l’insuffisance des motifs était attribuable au membre minoritaire du comité, qui n’avait pas convenablement fait part des motifs de la majorité. Il s’agit d’une spéculation honteuse. Tous les membres du comité sont responsables de la décision et ils ont tous signé la décision. La défenderesse cherche à remettre en question le processus décisionnel suivi par les membres du comité et affirme que des éléments de preuve auraient pu être présentés à cet égard. Aucun élément de preuve n’a cependant été présenté en ce sens et je ne vois pas comment il aurait pu en être autrement.
[93]
Lorsqu’elle a comparu devant moi, l’avocate de la défenderesse a également laissé entendre que les meilleurs éléments de preuve n’avaient pas été portés à la connaissance de la Cour. Toutefois, rien dans les observations écrites ou l’affidavit de la défenderesse ne traite de cette question. Je tiens par ailleurs à signaler qu’en principe, le dossier de preuve qui est soumis au tribunal saisi d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision se limite au dossier de preuve dont disposait l’auteur de la décision. Les éléments de preuve qui n’avaient pas été portés à la connaissance du décideur et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont pas admissibles, à quelques rares exceptions près (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyrights Licensing Agency, 2012 CAF 22, aux para 19 et 20).
[94]
La défenderesse affirme par ailleurs que [TRADUCTION] « le processus de sélection et de nomination des membres du comité d’examen suscite intrinsèquement une crainte raisonnable de partialité, pour ce qui est de l’avocate en question ».
[95]
Comme nous l’avons déjà expliqué, l’article 19.3 du Code traite de la procédure de sélection des membres du comité d’examen : le candidat qui fait appel, Mme Linklater en l’occurrence, et les membres du conseil de bande nouvellement élu (le conseil putatif) choisissent chacun un membre autochtone, et le directeur des élections choisit l’avocat qui fera partie du comité. Ces formalités ont été suivies lors de l’élection de 2017 et la défenderesse n’explique pas en quoi la procédure de sélection était entachée de partialité en ce qui concerne le choix de l’avocate appelée à faire partie du comité. Sa thèse se résume essentiellement à soutenir que, compte tenu du libellé de l’introduction du Code, qui évoque le droit inhérent des Premières Nations de légiférer, [traduction] « il est quelque peu inusité que la Première Nation cherche maintenant à dénigrer l’expertise des membres autochtones du comité et à rehausser l’opinion de l’avocate nommée par le directeur des élections lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le sort de l’appel ».
[96]
Dans la mesure où l’on cherche par là à laisser entendre que l’avocate membre du comité n’est pas autochtone, et que ce fait – ou le fait qu’elle soit avocate – a donné lieu à un parti pris, je signale qu’il n’y a aucun élément de preuve qui appuie l’une ou l’autre de ces déductions hautement discutables. On méconnaît aussi le fait qu’au moins deux des trois membres du comité étaient autochtones et qu’ils constituaient la majorité, et que la majorité a décidé de faire droit à l’appel de la défenderesse. En matière de crainte raisonnable de partialité, le critère applicable consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique »
(Committee for Justice and Liberty et autre c Office national de l’énergie et autre, [1978] 1 RCS 369, à la p 394, 68 DLR (3d) 716; Sparvier c Bande indienne Cowessess no 73, [1993] 3 CF 142, 1993 CarswellNat 808, au para 65 (CF 1re inst); Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2017 CAF 146, au para 43). On ne peut satisfaire à ce critère à partir des déductions susmentionnées.
[97]
En outre, dans la mesure où la demanderesse conteste la validité de l’article 19.3 du Code en invoquant un parti pris procédural inhérent, cette question ne m’a pas été soumise dans le cadre du présent contrôle judiciaire. À mon avis, la défenderesse est tout simplement en désaccord avec l’opinion dissidente.
[98]
En ce qui concerne la décision du comité d’examen, pour les motifs qui suivent, je conclus qu’elle est déraisonnable.
[99]
Bien qu’elle reconnaisse que les motifs exposés dans la décision sont [traduction] « quelque peu équivoques »
, la défenderesse affirme qu’il convient de faire preuve d’un degré de retenue élevée à l’égard de la décision des membres majoritaires du comité et elle cite à l’appui la décision rendue par le juge Grammond dans l’affaire Pastion :
[22] La catégorie « expertise » comprend de nombreuses formes de connaissances. Les décideurs autochtones sont de toute évidence mieux placés que les tribunaux non autochtones pour comprendre les traditions juridiques autochtones. Ils sont particulièrement bien placés pour comprendre les objectifs des lois autochtones. Ils sont également sensibles à l’expérience autochtone en général et à la situation de la nation ou de la communauté précise touchée par la décision. Ils peuvent être en mesure de prendre connaissance d’office de faits qui sont évidents et indiscutables pour les membres de cette communauté ou nation en particulier, et que notre Cour pourrait ne pas connaître. En fait, les Autochtones considèrent souvent qu’une personne est la mieux placée pour rendre une décision si elle a une connaissance étroite de la situation en cause (voir Lorne Sossin, « Indigenous Self-Government and the Future of Administrative Law » (2012) 45 UBC L Rev 595, aux pages 605 à 607). Notre Cour a reconnu que certaines de ces raisons militent en faveur d’un plus grand degré de déférence à l’égard des décideurs autochtones (Giroux c Première Nation de Swan River, 2006 CF 285, aux paragraphes 54 et 55; Shotclose c Première Nation Stoney, 2011 CF 750, au paragraphe 58; Beardy c Beardy, 2016 CF 383, au paragraphe 43). Par exemple, dans une décision très récente, le juge Phelan a souligné ce qui suit :
Comme les décisions font appel aux connaissances et à l’expertise que possède la commission d’appel sur les normes et pratiques de la communauté, et qu’il s’agit d’une décision interne portant sur les lois électorales d’une communauté, il convient, eu égard au respect que l’on doit aux peuples autochtones en ce qui a trait à la gouvernance de leurs affaires internes, de faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la décision de la commission, tout en s’assurant qu’elle appartient aux issues raisonnables possibles.
(Commanda c Première Nation des Algonquins de Pikwakanagan, 2018 CF 616, au paragraphe 19)
[…]
[28] Une dimension particulière de la déférence doit être soulignée. Les cours de révision qui cherchent à savoir si la décision d’un décideur autochtone était déraisonnable devraient lire ses motifs avec bienveillance et compléter toute omission apparente en examinant le dossier (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708). Un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458).
[100]
Je conviens que la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov reconnaissait la nécessité de faire preuve d’un degré élevé de déférence à l’égard des décideurs autochtones et l’obligation pour notre Cour d’interpréter de façon libérale les motifs énoncés (Pastion, au para 28; Beardy, au para 43). Selon cette jurisprudence, s’il devenait par ailleurs évident, lors du contrôle judiciaire, que le dossier ne renfermait pas d’éléments d’information permettant à la Cour de comprendre les motifs contenus dans la décision faisant l’objet du contrôle, celle-ci était alors jugée déraisonnable. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans l’arrêt Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 :
[121] Si les motifs de la décision sont inexistants, obscurs ou à d’autres égards indiscernables, et si le dossier dont disposait le décideur administratif ne permet pas de faire ressortir les raisons pour lesquelles il a tranché ou aurait pu trancher l’affaire comme il l’a fait, l’exigence de transparence et d’intelligibilité des décisions administratives n’est pas remplie […] [renvois omis].
[122] Tout tribunal de révision qui maintiendrait une décision dont les fondements sont indiscernables se trouverait à l’accepter aveuglément, abdiquant ainsi sa responsabilité de s’assurer qu’elle est conforme au principe de la primauté du droit.
[101]
Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a redéfini le rôle que joue l’expertise :
[31] Puisque nous retenons dans les présents motifs la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable en tant que point de départ, nous tenons à préciser que l’expertise n’est plus pertinente pour déterminer la norme de contrôle applicable, comme c’était le cas dans l’analyse contextuelle. Nous n’enlevons toutefois pas à l’expertise la place qu’elle occupe dans le processus décisionnel administratif. Cette considération est tout simplement incorporée au nouveau point de départ et, comme nous l’expliquons plus loin, l’expertise demeure pertinente lors de l’exercice du contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable.
[102]
La Cour suprême a plutôt conclu que la norme de la décision raisonnable était une norme unique qui tient compte du contexte :
[90] La méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable que nous décrivons dans les présents motifs tient compte de la diversité des décisions administratives en reconnaissant que ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen. Ces contraintes d’ordre contextuel cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solutions qu’il peut retenir. Le fait que ces contraintes d’ordre contextuel imposées au décideur administratif puissent varier d’une décision à l’autre ne pose pas problème pour la norme de la décision raisonnable parce que chaque décision doit être à la fois justifiée par l’organisme administratif et évaluée par la cour de révision en fonction de son propre contexte particulier.
[103]
Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême insiste sur l’importance de la justification dans le processus décisionnel administratif en affirmant que les motifs mettent en lumière la justification de la décision et que l’objet des motifs est d’établir la justification de la décision ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (aux para 2, 14, et 74). Lorsque des motifs sont énoncés, ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leur décision (Vavilov, au para 81). La cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse »
et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). Il importe de souligner que « [d]ans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique »
(Vavilov, au para 86, souligné dans l’original).
[104]
Les motifs d’une décision doivent aussi être interprétés eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont formulés. Ils ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91). De plus :
[92] On ne peut pas toujours s’attendre à ce que les décideurs administratifs déploient toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s’attendre de la part d’un avocat ou d’un juge et il ne sera pas toujours nécessaire, ni même utile, de le faire. En réalité, les concepts et le vocabulaire employés par ces décideurs sont souvent, dans une très large mesure, propres à leur champ d’expertise et d’expérience, et ils influent tant sur la forme que sur la teneur de leurs motifs. Ces différences ne sont pas forcément le signe d’une décision déraisonnable; en fait, elles peuvent indiquer la force du décideur dans son champ d’expertise précis. La « justice administrative » ne ressemble pas toujours à la « justice judiciaire » et les cours de révision doivent en demeurer pleinement conscientes.
[93] Par ses motifs, le décideur administratif peut démontrer qu’il a rendu une décision donnée en mettant à contribution son expertise et son expérience institutionnelle : voir Dunsmuir, par. 49. Lors du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, le juge doit être attentif à la manière dont le décideur administratif met à profit son expertise, tel qu’en font foi les motifs de ce dernier. L’attention respectueuse accordée à l’expertise établie du décideur peut indiquer à une cour de révision qu’un résultat qui semble déroutant ou contre‑intuitif à première vue est néanmoins conforme aux objets et aux réalités pratiques du régime administratif en cause et témoigne d’une approche raisonnable compte tenu des conséquences et des effets concrets de la décision. Lorsqu’établies, cette expérience et cette expertise peuvent elles aussi expliquer pourquoi l’analyse d’une question donnée est moins étoffée.
[105]
La Cour suprême a jugé que, pour être raisonnable, la décision « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision »
(Vavilov, au para 85). La cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov, au para 99). Pour être raisonnable, une décision doit reposer sur un raisonnement à la fois rationnel et logique (Vavilov, au para 102). Une décision sera déraisonnable lorsque, lus dans leur ensemble, les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle, si la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée ou s’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov, au para 103).
[106]
Pour les motifs qui suivent, la décision du comité d’examen ne peut résister à cet examen minutieux.
[107]
En l’espèce, l’expertise et l’expérience des membres autochtones du comité en matière de tenue d’élections au sein de Premières Nations ne sont pas en cause. Le problème réside dans le fait que la décision n’offre aucune explication sur la façon dont cette expérience et cette expertise ont amené les membres majoritaires à formuler leurs conclusions ni en quoi elles justifient leur décision. Plus précisément, les motifs n’expliquent pas quel aspect de leur expérience a aidé les membres majoritaires du comité à conclure que la tenue d’un scrutin par anticipation et l’ouverture d’un bureau de scrutin supplémentaire à Cochrane ont infléchi l’élection. Les membres majoritaires du comité n’expliquent pas non plus comment l’expérience qu’ils ont acquise à l’occasion d’élections au sein d’autres Premières Nations les a amenés à conclure que la NTT a été lésée par l’élection de 2017 en raison de la négligence ou du manque de professionnalisme du directeur des élections. En l’espèce, les membres majoritaires du comité n’ont pas démontré dans les motifs qu’ils ont exposés qu’ils ont pris la décision en mettant à profit leur expérience et leur expertise pour se prononcer sur les faits particuliers qui leur étaient soumis. L’existence de cette expertise ne peut, à elle seule, expliquer, eu égard aux circonstances de l’espèce, l’absence de motifs justifiant la décision.
[108]
Après examen du dossier – lequel se compose en l’espèce de l’affidavit souscrit le 20 novembre 2018 par Sandra Linklater, directrice administrative de la NTT, auquel étaient jointes les annexes A à J, dont disposait le comité d’examen lorsqu’il a pris sa décision –, je ne trouve rien qui puisse contribuer à combler les lacunes que comportent les motifs des membres majoritaires.
[109]
En ce qui concerne la violation de l’article 12.2 du Code, les membres majoritaires n’expliquent tout simplement pas comment, sur la foi notamment de leur expérience, ils en sont arrivés à la conclusion que l’ouverture de trois bureaux de scrutin plutôt que deux a modifié le nombre de bulletins de vote déposés au bureau de scrutin par anticipation supplémentaire et en quoi ce changement avait pu avoir une incidence sur les résultats de l’ensemble de l’élection de 2017. De toute évidence, si le bureau de scrutin supplémentaire n’avait pas été mis en place, aucun membre de la bande n’y aurait voté. Cela ne signifie cependant pas nécessairement qu’ils n’auraient pas voté dans les bureaux de scrutin ouverts le jour du scrutin ou que l’existence d’un nombre plus ou moins élevé de bulletins de vote aurait changé les résultats ou influé sur eux de façon appréciable. Les membres majoritaires du comité étaient sûrement conscients de ce problème parce que – comme l’a souligné la demanderesse – le membre dissident du comité était d’avis que, dans les observations qu’elle avait formulées en appel, Mme Linklater n’avait soumis aucun élément tendant à démontrer que l’ouverture de trois bureaux de scrutin plutôt que deux avait modifié le résultat de l’élection ou influé sur celui-ci, en raison du nombre de voix exprimées, du lieu où les électeurs avaient voté ou d’autres facteurs.
[110]
De même, en ce qui concerne la violation de l’article 12.6 concernant l’ouverture de bureaux de scrutin par anticipation à Moosonee et à Cochrane, les membres majoritaires semblent s’en remettre exclusivement à l’expérience qu’ils ont acquise lors d’élections précédentes dans des Premières Nations pour conclure que le scrutin par anticipation a influé sur le résultat effectif de l’élection de 2017, parce que ce scrutin [traduction] « a modifié le nombre de bulletins de vote déposés par les électeurs en question dans ce bureau de scrutin particulier »
. Encore une fois, il est vrai que, si les bureaux de scrutin par anticipation n’avaient pas été mis en place, aucun membre de la bande n’y aurait voté, de sorte qu’à première vue, ce scrutin a effectivement modifié le nombre de bulletins de vote déposés à cet endroit. Il ne s’ensuit pas nécessairement cependant que ce scrutin a modifié le résultat effectif de l’élection. Le membre dissident du comité fait valoir cet argument en rappelant que Mme Linklater n’a fourni aucun élément démontrant que le scrutin par anticipation avait augmenté ou diminué le nombre d’électeurs en fonction du moment ou du lieu du vote par anticipation ou de l’existence des bureaux de scrutin par anticipation en question. Les membres majoritaires n’ont pas abordé ce problème et le dossier ne fournit aucun élément d’information qui compléterait ou expliquerait comment l’expérience et l’expertise que les membres majoritaires avaient acquises leur permettaient de tirer la conclusion qu’ils ont tirée.
[111]
À mon avis, étant donné le manque d’éléments de preuve présentés par la défenderesse, le fait que les membres majoritaires se sont fiés exclusivement sur l’expérience qu’ils avaient acquise à l’occasion d’autres élections au sein de Premières Nations et du fait qu’ils étaient au courant de ces problèmes, comme l’illustre les motifs du membre dissident du comité, il incombait aux membres majoritaires d’expliquer en quoi l’expérience et l’expertise qu’ils avaient acquises justifiaient leur conclusion ou d’expliquer comment ils étaient arrivés à cette conclusion.
[112]
Plus préoccupante encore est l’analyse finale, par le comité d’examen, de la question de savoir s’il était dans l’intérêt de la NTT d’ordonner la tenue d’un nouveau scrutin. De toute évidence, il s’agit d’une question pour laquelle les membres autochtones majoritaires du comité auraient raisonnablement pu se fier à leur expérience et à leur expertise et auraient eu droit à un degré de déférence s’ils avaient expliqué en quoi leur expérience justifiait leur conclusion. Les membres majoritaires du comité ont plutôt affirmé que la NTT avait été lésée parce que l’élection de 2017 contrevenait au code électoral [traduction] « en raison de la négligence, du manque de professionnalisme et du manque de respect flagrant du code électoral dont a fait preuve l’entrepreneur que la Nation Taykwa Tagamou a recruté et engagé ».
[113]
Il n’y a absolument rien dans les motifs ou le dossier qui justifie pareille conclusion.
[114]
Le comité a conclu à l’unanimité que quatorze des dix-sept allégations de contravention au code étaient sans fondement. Vu cette conclusion, il est impossible de comprendre comment les membres majoritaires pouvaient également conclure que la NTT avait été lésée en raison de ces contraventions au code. Les motifs ne précisent pas non plus en quoi le directeur des élections a fait preuve de négligence, de manque de professionnalisme et de manque de respect du Code relativement aux quatorze allégations que le comité d’examen a jugées sans fondement. Par exemple, en ce qui concerne l’allégation de contravention à l’article 4 du code électoral, le comité a conclu que cette allégation est sans fondement et il a accepté le fait que le directeur des élections avait délégué les tâches de directeur adjoint des élections à Mme Sandra Linklater et que [traduction] « cette mesure était essentielle et pratique »
. Le comité d’examen a conclu que cette délégation de pouvoir ne contrevenait pas au Code et que Mme Linklater n’était pas en situation de conflit d’intérêts, contrairement à ce qu’affirmait la défenderesse. Dans le même ordre d’idées, en ce qui concerne l’allégation de contravention à l’article 9.2 du Code, le comité a conclu que le Code n’obligeait pas le directeur des élections à assister à l’AGA, que le directeur des élections n’était pas au courant de l’AGA et que la date des élections avait été fixée avant la tenue de l’AGA, concluant une fois de plus que cette allégation était sans fondement. En ce qui concerne l’allégation de contravention à l’article 9.3, le comité d’examen a conclu que le code électoral n’exigeait pas que le directeur des élections soit présent lors de l’AGA pour entendre les discours des candidats et que cette allégation de violation était sans fondement. En ce qui a trait à l’allégation de contravention à l’article 11.4, le comité d’examen a conclu que l’adresse du bureau de scrutin était exacte et que le directeur des élections avait pris des mesures immédiates pour rectifier l’erreur commise par Postes Canada lorsqu’elle lui avait été signalée et pour accorder aux membres de la bande la possibilité de voter aux élections, de sorte que cette allégation était sans fondement. Rien dans les motifs exposés par le comité d’examen au sujet de ces quatorze allégations ne suggère, même de loin, que le directeur des élections a fait preuve de négligence.
[115]
En ce qui concerne les trois allégations restantes, qui ont été jugées fondées, le comité a conclu que, s’agissant de l’article 9.6 et du fait que le scrutin avait eu lieu quatorze et non quinze jours après l’AGA, aucun élément d’information n’avait été soumis quant à la personne chargée de fixer la date du scrutin. Le comité d’examen ne pouvait donc conclure qu’une irrégularité procédurale avait été commise, notamment lors de la fixation des dates. Dans le même ordre d’idées, le comité d’examen n’était pas en mesure de déterminer pourquoi la date du scrutin par anticipation avait été fixée douze et treize jours après l’AGA plutôt que quinze jours après celle‑ci. Le comité a déclaré qu’il tenait pour acquis que les dates avaient été fixées par les anciens chefs et conseillers de la NTT. Le comité a également conclu que le code électoral ne prévoyait aucune disposition ou autorisation par laquelle le directeur des élections aurait pu réparer une erreur portant sur la fixation des dates de l’élection ou du scrutin par anticipation en fonction de la date de l’AGA. Étant donné que le comité d’examen semble avoir conclu que ces erreurs ne pouvaient être attribuées au directeur des élections et compte tenu de sa conclusion suivant laquelle le directeur des élections n’avait pas le pouvoir de rectifier les erreurs, il est impossible de voir comment les membres majoritaires du comité ont pu en conclure que la NTT avait été lésée lors de l’élection de 2017 parce que ce scrutin contrevenait au Code en raison de la négligence, du manque de professionnalisme et du manque de respect du Code dont aurait fait preuve le directeur des élections.
[116]
En ce qui concerne la violation de l’article 12.2 du Code, le comité signale que le chef et les conseillers de la NTT affirmaient que cette dernière avait informé le directeur des élections qu’il y aurait un bureau de scrutin principal le jour de l’élection et deux bureaux de scrutin par anticipation, l’un à Moosonee et l’autre à Cochrane. Le comité d’examen a expliqué qu’il croyait comprendre que cela signifiait que la NTT avait décidé d’ouvrir un bureau de scrutin le jour de l’élection et d’ouvrir deux bureaux de scrutin par anticipation et que [traduction] « cette décision n’a pas été prise par le directeur des élections »
. De plus, [traduction] « la décision d’ouvrir un bureau de scrutin le jour de l’élection et deux bureaux de scrutin par anticipation a été prise par la Nation Taykwa Tagamou et non par le directeur des élections. Le comité conclut que le code électoral ne prévoit aucune disposition ou autorisation par laquelle le directeur des élections pourrait réparer une erreur portant sur la date des élections »
. Encore une fois, rien dans cette conclusion n’appuie la conclusion ultérieure des membres majoritaires du comité suivant laquelle la NTT a été lésée lors de l’élection de 2017 en raison de la négligence dont aurait fait preuve le directeur des élections lors de la tenue de celle-ci. Il en va de même pour ce qui est de la conclusion des membres majoritaires du comité concernant la violation de l’article 12.6.
[117]
Lorsqu’elle a comparu devant moi, l’avocate de la défenderesse a déclaré que sa cliente contestait la conclusion du comité selon laquelle les décisions relatives à l’organisation du vote par participation et au choix de Cochrane comme lieu pour le troisième bureau de scrutin avaient été prises par les anciens chef et conseillers. À cet égard, je relève que la défenderesse a également fait cette déclaration lorsqu’elle a été contre-interrogée au sujet de son affidavit, affidavit qu’elle a souscrit après que le comité d’examen a rendu sa décision. La défenderesse n’en fait cependant pas mention dans ses observations écrites, de sorte que le dossier dont disposait le comité d’examen était constitué de la note d’information du directeur des élections dans laquelle ce dernier affirmait qu’il avait été avisé par la NTT qu’il y aurait un bureau de scrutin principal le jour de l’élection et deux bureaux de scrutin pour le vote par anticipation, l’un à Moosonee et l’autre à Cochrane. Dans sa décision, le comité d’examen constate que la décision d’ouvrir un bureau de scrutin le jour de l’élection et deux bureaux de scrutin par anticipation a été prise par la NTT et non par le directeur des élections. À défaut d’autres éléments de preuve étayant la thèse défendue par la défenderesse lors du contrôle judiciaire, à savoir que le comité d’examen a commis une erreur en concluant que c’était la NTT, et non le directeur des élections, qui choisissait l’emplacement et le nombre de bureaux de scrutin, et compte tenu du fait que le dossier dont disposait le comité d’examen appuyait cette conclusion et qu’il n’existe aucun élément de preuve au dossier qui permette de penser le contraire, il m’est impossible de conclure que le comité d’examen a commis une erreur de fait à cet égard. La défenderesse demande en réalité à la Cour de soupeser à nouveau la preuve, ce qui ne rentre pas dans ses attributions (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 61).
[118]
En outre, si les membres majoritaires du comité voulaient laisser entendre qu’ils étaient parvenus à cette conclusion en se fondant sur leur expérience, il est impossible de déterminer en quoi consistait cette expérience et comment ils avaient pu s’en servir pour évaluer l’impact de ce qui s’est réellement passé lors de l’élection de 2017. Plus précisément, il est difficile de voir comment l’expérience vécue à l’occasion d’élections dans d’autres Premières Nations pouvait aider les membres majoritaires à conclure que le directeur des élections avait fait preuve de négligence, de manque de professionnalisme et de manque de respect pour le code coutumier de la NTT lorsqu’il a présidé l’élection de 2017.
[119]
L’examen du dossier n’apporte par ailleurs aucune lumière sur cette conclusion et il ne permet pas de la justifier. Au contraire, on y trouve le rapport du directeur des élections – qui est exhaustif –, le curriculum vitae dans lequel le directeur des élections expose son expérience en matière de tenue d’élections, ainsi que la note d’information que le directeur des élections a communiquée au comité d’examen lors de l’appel.
[120]
Étant donné que les membres majoritaires du comité n’ont pas motivé leur conclusion suivant laquelle la NTT a été lésée parce que l’élection de 2017 contrevenait à plusieurs égards au code électoral de la NTT, en raison de la négligence, du manque de professionnalisme et du manque de respect flagrant du code électoral dont aurait fait preuve le directeur des élections, cette conclusion n’est pas justifiée. On ne trouve par ailleurs aucune justification pour cette conclusion au dossier. La décision est par conséquent déraisonnable.
[121]
Comme j’ai conclu que la décision du comité d’examen était déraisonnable, il n’est pas nécessaire que j’examine sur le fond l’argument supplémentaire de la demanderesse suivant lequel les membres majoritaires du comité n’ont pas pris en compte les arguments qu’elle leur avait soumis concernant la preuve relative à la marge de victoire. Plus précisément, la demanderesse affirme que, pour le poste de chef, 223 votes ont été exprimés en tout, dont 222 étaient valides. Le candidat qui a remporté l’élection a recueilli 73 des 222 suffrages valides (32,9 %). Le candidat suivant a obtenu 43 des 222 voix exprimées (19,4 %). Le chef a donc remporté une grande victoire qui était d’autant plus convaincante si l’on tient compte du nombre relativement faible de membres votants de la NTT et du nombre de candidats qui briguaient le poste de chef. Des arguments semblables ont été formulés au sujet du poste de chef adjoint. À mon avis, étant donné que ces arguments concernaient la question sur laquelle le comité d’examen s’est penché pour trancher l’appel, en l’occurrence la question de savoir si les contraventions alléguées avaient modifié le résultat effectif de l’élection de 2017 ou influé sur celui-ci, je suis d’accord pour dire que le comité d’appel aurait dû les examiner. Ainsi qu’il ressort de l’arrêt Vavilov, le fait que le décideur ne se soit pas attaqué aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il s’est effectivement montré attentif et sensible à la question qui lui était soumise (au para 128). C’est effectivement le cas en l’espèce.
[122]
La demanderesse fait également valoir que les membres majoritaires du comité n’ont pas tenu compte de ses arguments suivant lesquels aucun nouveau scrutin ne devait être organisé en raison du préjudice que causerait à la NTT une interruption de la gouvernance. Encore une fois, comme j’ai déjà conclu que les motifs exposés par les membres majoritaires du comité au sujet du préjudice étaient déraisonnables, il n’est pas nécessaire que j’aborde cet autre argument. Je suis toutefois d’accord pour dire que cet argument aurait dû être examiné. Bien que le comité ait cerné la question de savoir s’il était dans l’intérêt de la NTT que le comité ordonne la tenue d’un nouveau scrutin, les membres majoritaires du comité ne se sont pas penchés sur cette question.
Dispositif
[123]
En conclusion, dans la foulée de l’arrêt Vavilov, les décideurs autochtones qui possèdent une expertise et une expérience avérées continueront de faire l’objet d’une certaine déférence lorsqu’ils rendent des décisions à la suite notamment d’appels interjetés en vertu de codes électoraux coutumiers. Ces décisions demeureront assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans le cas qui nous occupe, la décision des membres majoritaires du comité d’examen n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui serait justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le comité d’examen était assujetti. La conclusion tirée ne prenait pas non plus sa source dans l’analyse effectuée. Par conséquent, la décision n’est pas raisonnable et elle ne peut être justifiée pour des motifs de déférence (Vavilov, aux para 85, 102 et 103).
[124]
La décision du comité d’examen doit être annulée parce qu’elle ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable – soit la justification, la transparence et l’intelligibilité – et parce qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle.
Les dépens
[125]
Lors de leur comparution devant moi, les parties ont convenu que, si elles ne parvenaient pas à s’entendre sur les dépens, elles présenteraient des observations écrites pour exposer leur position respective.
[126]
Par conséquent, dans un délai d’une semaine à compter de la date de la présente décision, la demanderesse présentera au besoin de brèves observations écrites ne devant pas dépasser trois pages au total au sujet des dépens. La défenderesse présentera, dans un délai de deux semaines à compter de la date de la présente décision, ses observations sur les dépens, et respectera la même longueur maximale de trois pages.
La réparation
[127]
La demanderesse sollicite l’annulation de la décision du comité d’examen, ainsi que certaines autres mesures.
[128]
La demanderesse sollicite également une ordonnance de la nature d’un bref de quo warranto. Toutefois, lors de sa comparution devant moi, l’avocate de la demanderesse a indiqué que cette demande avait été mal formulée et qu’en fait, la réparation sollicitée était une ordonnance déclaratoire confirmant dans leurs fonctions le chef et les conseillers conformément aux résultats de l’élection de 2017. L’avocate de la demanderesse a également fait valoir qu’il y avait lieu en l’espèce de renvoyer l’affaire au comité d’examen pour qu’il la réexamine. De plus, comme la Cour suprême l’explique dans l’arrêt Vavilov, le refus de renvoyer l’affaire au décideur peut s’avérer indiqué lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien (Vavilov, au para 142).
[129]
Je ne suis pas convaincue que nous ayons affaire à ce genre de situation en l’espèce. Il est possible qu’un comité d’examen différent puisse, après réexamen, énoncer des motifs qui pourraient justifier – ou non – la tenue d’un nouveau scrutin, après avoir tenu compte notamment des arguments de la demanderesse quant à l’ampleur de la victoire et des incidences que la tenue d’un nouveau scrutin aurait sur la communauté en raison de l’interruption de la gouvernance qui en résulterait. En d’autres termes, compte tenu du dossier et des observations qui m’ont été soumises, je ne puis conclure que la seule décision que pourrait prendre un nouveau comité d’examen est de conclure qu’il n’est pas nécessaire de tenir un nouveau scrutin.
[130]
Cela étant, lorsqu’elle a été interrogée à ce sujet, l’avocate de la défenderesse a répondu que sa cliente était d’avis que, si notre Cour annulait la décision du comité d’examen, aucun nouveau scrutin ne devrait avoir lieu et qu’il y aurait plutôt lieu de déclarer que le chef et les conseillers actuels occupent légitimement leur poste. Autrement dit, l’appel ne devrait pas être jugé de nouveau par un autre comité d’appel, compte tenu de l’idée suivant laquelle la NTT serait moins lésée par un jugement déclaratoire confirmant le chef et les conseillers actuels dans leurs fonctions que par la tenue d’une nouvelle audience d’appel, avec les incertitudes que cela comporte.
[131]
Si la défenderesse se désiste effectivement de son appel, les résultats de l’élection de 2017 ne seraient pas remis en question par l’annulation de la décision du comité d’examen, auquel cas les résultats de l’élection seraient confirmés.
JUGEMENT dans le dossier T-1687-19
LA COUR DÉCLARE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. L’affaire est renvoyée à un autre comité d’examen, qui devra être constitué dans les 30 jours de la date de la présente décision, pour réexamen, sauf si la défenderesse confirme qu’elle se désiste de son appel.
3. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles doivent fournir à la Cour de brèves observations écrites, ne dépassant pas trois pages au total, exposant leur position respective sur les dépens. Dans un délai d’une semaine à compter de la date de la présente décision, la demanderesse devra soumettre ses observations au sujet des dépens et, dans un délai de deux semaines à compter de la date de la présente décision, la défenderesse devra présenter ses observations au sujet des dépens.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
t-1687-19
|
INTITULÉ :
|
NATION TAYKWA TAGAMOU c IRENE LINKLATER
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 8 janvier 2020
|
jugement et motifS :
|
La juge STRICKLAND
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 7 février 2020
|
COMPARUTIONS :
JULIA BROWN
|
pour la demanderesse
|
JOSEPHINE de WHYTELL
|
Pour la défenderesse
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
OLTHUIS KLEER TOWNSHEND LLP
TORONTO (ONTARIO)
|
pour La demanderesse
|
HENSEL BARRISTERS PROFESSIONAL CORPORATION
TORONTO (ONTARIO)
|
pour La défenderesse
|