Date : 20200207
Dossier : IMM‑6279‑18
Référence : 2020 CF 218
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), 7 février 2020
En présence de monsieur le juge McHaffie
ENTRE :
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MILAN FODOR
(ALIAS GREGO ZSOLT MOLNAR)
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Une personne qui demande l’asile à titre de réfugié au sens de la Convention, en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], doit établir que sa crainte de persécution dans le pays dont elle a la nationalité est fondée. Lorsque la personne s’appuie sur des éléments de preuve concernant le traitement des personnes se trouvant dans une situation similaire dans ce pays, elle doit démontrer pourquoi les éléments de preuve sont pertinents à l’égard de sa propre situation et de son profil. Cependant, elle n’a pas à démontrer que sa crainte de persécution est « personnalisée »
, au sens où elle n’est pas également ressentie par les autres membres du groupe auquel la personne appartient.
[2]
L’agent chargé de l’examen des risques avant renvoi (ERAR) de Milan Fodor a effectivement rejeté des éléments de preuve concernant le traitement des Roms en Hongrie, parce qu’ils portaient sur les conditions auxquelles s’expose la [traduction] « population rom en général »
et que, dans le cadre du processus d’ERAR, le risque auquel la personne est exposée doit être « personnalisé »
. M. Fodor allègue que l’agent d’ERAR a ainsi commis une erreur, parce qu’il a combiné le critère relatif au statut de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 et le critère relatif à la qualité de personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR.
[3]
L’utilisation des mots [traduction] « propre à »
, [traduction] « personnalisé »
ou [traduction] « individualisé »
ne veut pas dire en soi que le critère relatif à l’article 97 a été intégré à tort dans le cadre d’une analyse effectuée au titre de l’article 96. L’important est de savoir si l’analyse de la demande d’asile effectuée par l’agent a correctement été faite en fonction de l’article 96; une telle analyse suppose de prendre en considération les éléments de preuve concernant les personnes se trouvant dans une situation similaire, de reconnaître la pertinence potentielle de ces éléments de preuve et la façon dont ils s’appliquent au demandeur d’asile et de ne pas exiger du demandeur d’asile qu’il démontre qu’il est exposé à un risque accru, particulier ou différent, si on le compare avec celui auquel s’exposent d’autres membres de son groupe.
[4]
En l’espèce, je juge que, dans son analyse, l’agent a commis une erreur en intégrant l’exigence selon laquelle le risque doit être individualisé, ce qui s’applique davantage à une demande d’asile fondée sur l’article 97, et en rejetant pour cette raison les éléments de preuve de nature générale sur le traitement des Roms en Hongrie, et ce, sans évaluer correctement si les éléments de preuve étaient pertinents dans la situation de M. Fodor. Je conclus en outre que l’analyse de l’attaque dont M. Fodor avait été victime en Hongrie était déraisonnable, parce que l’agent n’a pas correctement pris en considération les éléments de preuve importants fournis par M. Fodor au sujet du motif de l’attaque.
[5]
Le rejet de la demande d’ERAR de M. Fodor est donc annulé, et la demande est renvoyée pour un nouvel examen.
II.
La demande d’examen des risques avant renvoi de M. Fodor
[6]
M. Fodor est un Hongrois d’origine rom. Il est arrivé au Canada en 2009, à l’âge de 12 ans, avec ses parents, qui ont demandé l’asile. Leur demande d’asile a été retirée en 2010, lorsque les parents de M. Fodor sont retournés en Hongrie pour se rendre auprès d’un membre de la famille qui était mourant. Trois ans plus tard, en Hongrie, M. Fodor a rencontré sa conjointe de fait. Le jeune couple a eu une fille à la fin de 2015. La famille est venue au Canada en 2016, accompagnée des parents et de la sœur de M. Fodor.
[7]
À leur arrivée, l’épouse et la fille de M. Fodor ont présenté des demandes d’asile fondées sur les articles 96 et 97 de la LIPR. Mais une telle demande d’asile est irrecevable lorsque, comme dans le cas de M. Fodor, il y a eu un retrait d’une demande d’asile antérieure : LIPR, alinéa 101(1)c). En réaction à un avis d’expulsion, M. Fodor a toutefois demandé un ERAR. Un ERAR est une demande de protection présentée par une personne se trouvant au Canada et qui est visée par une mesure de renvoi ou nommée à un certificat de sécurité, et la décision d’accueillir la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur, conformément au principe du non‑refoulement : LIPR, articles 112‑114; Valencia Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1, au par. 1; Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668, au par. 17.
[8]
Dans sa demande d’ERAR, M. Fodor affirme qu’il remplit les exigences prévues à l’article 96 de la LIPR et peut obtenir l’asile à titre de réfugié au sens de la Convention. Pour appuyer sa demande, M. Fodor a présenté des éléments de preuve sur la situation dans le pays qui décrivent le traitement auquel les Roms sont assujettis en Hongrie ainsi que des éléments de preuve sur la grave discrimination qu’il avait vécue en matière de logement, d’emploi, d’éducation, de soins de santé et d’aide sociale. De plus, le demandeur et sa famille ont été évincés de leur logement et sont devenus itinérants en 2014 dans le cadre du programme gouvernemental [traduction] « d’élimination des bidonvilles »
, et son épouse a été agressée verbalement et physiquement par le personnel médical de l’hôpital où elle a donné naissance à leur fille.
[9]
M. Fodor a aussi affirmé que, en 2015, son épouse et lui avaient été attaqués par trois hommes habillés en noir et chaussés de bottes de combat. Ces hommes lui ont donné des coups de poing et de pied et lui ont crié : [traduction] « Ferme‑la, sale gitan. »
Après l’attaque, M. Fodor et son épouse se sont rendus à l’hôpital et au poste de police. Cependant, la police leur a dit qu’elle ne pouvait rien faire pour eux, parce que ni M. Fodor ni son épouse ne pouvaient identifier leurs agresseurs.
[10]
Le père, la mère et la sœur de M. Fodor ont aussi demandé un ERAR. Leurs demandes ont été approuvées en décembre 2016; un agent a conclu que tous les trois seraient exposés à un risque s’ils étaient renvoyés dans leur pays de nationalité ou à l’endroit où ils habitaient précédemment. Dans sa propre demande, M. Fodor mentionne que la demande d’ERAR de ses parents et de sa sœur a été acceptée, parce qu’il a été conclu que les risques auxquels ils s’exposent sont graves et fondés, et il fait valoir que ces mêmes risques s’appliquent aussi à lui. M. Fodor a aussi fait référence à une décision de juin 2017 de la Section d’appel des réfugiés (la SAR), qui fait droit à l’appel interjeté à l’encontre du rejet des demandes d’asile de son épouse et de sa fille; leurs demandes ont été renvoyées à la Section de la protection des réfugiés (la SPR). Au moment où la demande d’ERAR de M. Fodor a été tranchée, aucune nouvelle décision n’avait encore été rendue quant à ces demandes d’asile.
[11]
L’agent d’ERAR a rejeté la demande de M. Fodor après avoir analysé les trois aspects suivants : l’agression de 2015, les décisions relatives aux demandes d’asile des membres de sa famille et les éléments de preuve sur la situation dans le pays. M. Fodor conteste l’analyse de l’agent d’ERAR à l’égard de chacune de ces questions ainsi que relativement à l’ultime conclusion selon laquelle il n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR.
III.
Les questions à trancher
[12]
Il y a deux questions déterminantes en ce qui concerne la demande de M. Fodor : (1) la question de savoir si l’agent d’ERAR a correctement appliqué l’analyse fondée sur l’article 96 dans son évaluation des éléments de preuve sur la situation dans le pays; et (2) les conclusions de l’agent d’ERAR à propos de l’agression de 2015. Je vais également examiner (3) la décision de l’agent de n’accorder aucune importance aux décisions relatives aux demandes d’asile des membres de la famille de M. Fodor.
[13]
La norme de contrôle applicable à chacune de ces questions est celle de la décision raisonnable. La question de l’applicabilité de cette norme a été débattue dans un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, l’arrêt Vavilov, qui confirme que c’est la norme du caractère raisonnable qui s’applique, puisqu’il n’y a aucun droit d’appel ni d’autre fondement pour réfuter la présomption relative à la norme de contrôle déférente : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux par. 16‑17. L’arrêt Vavilov confirme aussi qu’une décision est déraisonnable si elle n’utilise pas le critère juridique prévu pour l’application d’une disposition législative, en particulier lorsqu’il s’agit du droit international, ou si elle ne tient pas compte des éléments de preuve au dossier, et ce, même si la Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve : Vavilov, aux par. 108, 111‑112, 114, 125‑126. Ces principes reflètent la jurisprudence et sont en harmonie avec les observations des parties. La Cour a donc jugé qu’il n’était pas nécessaire de recevoir d’autres observations sur la norme de contrôle depuis le prononcé de l’arrêt Vavilov.
IV.
Analyse
A.
Question 1 : L’agent d’ERAR a‑t‑il appliqué raisonnablement l’analyse fondée sur l’article 96?
1)
Les motifs de décision de l’agent d’ERAR
[traduction]
Il est reconnu que des incidents de discrimination et de violations des droits de la personne continuent de se produire en Hongrie et qu’ils visent notamment la population rom. Cependant, dans le cadre du processus d’ERAR, les risques auxquels le demandeur est exposé doivent être personnalisés. Le demandeur n’a pas établi de lien entre le contenu des rapports et les risques prospectifs qui lui sont propres en Hongrie. J’estime que les conditions dont il est question dans ce document s’appliquent à la population rom en général ou à des personnes dont la situation particulière n’est pas semblable à celle du demandeur. Selon un principe bien établi, un demandeur ne peut pas simplement évoquer la situation générale dans son pays sans établir de lien avec sa situation personnelle. L’évaluation doit être fondée sur le risque individualisé de persécution ou de préjudice auquel serait exposé le demandeur s’il était renvoyé dans son pays. Le fait que les éléments de preuve documentaire montrent qu’il y a des problèmes au chapitre des droits de la personne dans le pays ne veut pas nécessairement dire qu’il y a un risque pour une personne donnée. Je conclus que ces documents montrent qu’il y a des problèmes généralisés relativement aux droits de la personne en Hongrie, en particulier en ce qui concerne la population rom. Le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve corroborants selon lesquels son frère, un Rom de 23 ans qui vit en Hongrie et dont la situation ressemble probablement davantage à celle du demandeur qu’à celle des autres membres de sa famille, est pris pour cible en raison de son origine ethnique rom. Même si le demandeur a peut‑être été victime de discrimination en Hongrie à cause de son origine ethnique rom, il n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour montrer que cette discrimination atteignait le seuil de la persécution ou du préjudice dans son cas. Selon les éléments de preuve fournis par le demandeur, il n’est pas exposé à un risque prospectif personnalisé dans son pays de nationalité pour le motif qui précède.
[Non souligné dans l’original.]
[15]
M. Fodor affirme que l’analyse était inappropriée, du fait qu’elle lui exigeait de démontrer qu’il était exposé à un risque « personnalisé »
auquel n’est pas exposée la population rom de Hongrie, confondant ainsi à tort les évaluations effectuées au titre des articles 96 et 97 de la LIPR, et, dans les faits, de montrer — en s’appuyant sur ses propres expériences ou celles vécues par son frère — qu’il avait personnellement été pris pour cible et qu’il avait vécu des incidents de persécution.
[16]
Dans mon évaluation de ces affirmations, je vais examiner les articles pertinents de la LIPR ainsi que les décisions de la Cour où il a été question de la nécessité que les éléments de preuve soient « propres à la personne »
, « personnalisés »
, ou « individualisés »
, puis j’analyserai la décision de l’agent d’ERAR en contexte.
2)
Les articles 96 et 97 de la LIPR
[17]
L’asile peut être accordé à une personne qui présente une demande d’ERAR si elle satisfait aux exigences de l’article 96 ou à celles de l’article 97 de la LIPR. Ces deux articles énoncent les modalités relatives à l’asile pour les réfugiés au sens de la Convention et pour les personnes à protéger, respectivement :
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[18]
Le libellé est clair : au titre de l’article 96, a qualité de réfugié au sens de la Convention la personne qui craint d’être persécutée pour un des motifs prévus dans la Convention, soit sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un groupe social ou ses opinions politiques. La crainte doit à la fois être subjective et objectivement raisonnable pour être « fondée »
. Aux fins de cette dernière exigence, le demandeur d’asile doit établir que, selon la prépondérance des probabilités, il y a un « risque raisonnable »
, une « possibilité raisonnable »
ou une « possibilité sérieuse »
qu’il soit persécuté pour un motif prévu dans la Convention s’il retournait dans son pays : Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, au par. 4; Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, au par. 8.
[19]
La Cour d’appel fédérale reconnaît depuis longtemps qu’une personne qui demande l’asile à titre de réfugié au sens de la Convention a) n’a pas besoin de démontrer qu’elle a été persécutée personnellement dans le passé; b) peut démontrer qu’elle craint d’être persécutée au moyen d’éléments de preuve sur le traitement réservé aux personnes se trouvant dans une situation similaire à la sienne dans son pays de nationalité; et c) n’a pas besoin de démontrer qu’elle s’expose à un risque plus grand par rapport aux autres personnes dans son pays ou aux autres membres de son groupe : Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250, 1990 CanLII 7978 (CAF), aux par. 17‑19. Ces principes ont été confirmés dans d’autres affaires, par exemple Pacificador c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1462, aux paragraphes 73‑75; Somasundaram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1166, aux paragraphes 20‑23, et Bozik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 920 [Bozik I], aux paragraphes 3‑7.
[20]
L’article 97, par contre, prévoit que le demandeur d’asile doit être personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. L’article 97 rejette explicitement les risques généralisés auxquels s’exposent les autres personnes dans le pays : LIPR, sous‑alinéa 97(1)b)(ii). La distinction importante entre ces dispositions est donc que l’article 97 prévoit que le risque doit être propre au demandeur d’asile, c’est‑à‑dire que les autres personnes vivant dans ce pays n’y sont pas exposées, tandis que l’article 96 prévoit que l’asile peut être accordé s’il existe un risque généralisé en lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention qui est applicable au demandeur d’asile : Salibian, aux par. 18‑19; Somasundaram, au par. 24; Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 808, aux par. 21‑22. Au titre de l’article 97, le demandeur d’asile doit aussi établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est « plus probable qu’improbable »
que son renvoi l’expose à un des risques décrits, plutôt qu’à une « possibilité sérieuse »
qu’il soit exposé à de tels risques, conformément à la norme prévue à l’article 96 : Tapambwa, au par. 3.
3)
Les éléments de preuve généraux et le risque « personnalisé »
ou « individualisé »
[21]
Puisque les articles 96 et 97 prévoient des cadres d’analyse distincts, la Cour a souvent dû examiner la question de savoir si l’agent qui a pris la décision à propos d’une demande d’asile — qu’il s’agisse d’une demande présentée au titre de l’article 96 ou d’une demande d’ERAR — avait combiné d’une manière inappropriée les critères en intégrant à l’analyse fondée sur l’article 96 une exigence selon laquelle le risque devait être « personnalisé »
ou « individualisé »
: voir, par exemple, Fi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125, aux par. 4‑5, 11‑17; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385, aux par. 25‑32; Pillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1312, aux par. 36‑44; Somasundaram, aux par. 20‑30; Olah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 921, aux par. 11‑20; Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446, aux par. 64‑73.
[22]
Le ministre s’appuie sur une série d’affaires, dont la dernière est la décision Sallai, rendue récemment par la Cour fédérale, pour affirmer qu’un demandeur d’asile doit établir qu’il y a un [traduction] « lien »
entre les éléments de preuve généraux sur la situation dans le pays qui s’appliquent au groupe concerné visé par la Convention et sa « situation personnelle »
: Sallai, aux par. 68‑73. M. Fodor s’appuie sur Somasundaram et Bozik I pour affirmer que les éléments de preuve généraux sur les conditions en Hongrie à propos de la persécution des Roms, lesquels montrent le traitement réservé aux personnes dans une « situation semblable »
, sont « liés »
à la situation de M. Fodor, parce qu’il appartient au groupe persécuté, soit celui des Roms hongrois.
[23]
À mon avis, il convient d’examiner avec plus d’attention les affaires sur lesquelles s’appuie le ministre, en commençant par la décision Ahmad de la Cour fédérale, rendue en 2004.
[24]
Dans la décision Ahmad, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada avait conclu que le demandeur d’asile n’était pas crédible, et ses demandes d’asile au titre des articles 96 et 97 avaient été rejetées. Le demandeur d’asile, en s’appuyant sur la décision Bouaouni, précitée, avait affirmé que, même si la conclusion en matière de crédibilité minait sa crainte subjective, elle n’était pas déterminante pour sa demande d’asile fondée sur l’article 97, compte tenu des « violations systématiques des droits de l’homme commises au Pakistan »
: Ahmad, aux par. 13‑15, citant Bouaouni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, au par. 41.
[25]
Le juge Rouleau a rejeté cet argument dans sa décision. Il a décrit en ces termes la distinction entre les articles 96 et 97 de la LIPR aux paragraphes 21 et 22 de sa décision :
Tout d’abord, je tiens à souligner que le test pertinent en vertu de l’article 96 est effectivement bien distinct de celui en vertu de l’article 97. En effet, une revendication fondée sur l’article 97 appelle l’application par la Commission d’un critère différent, ayant trait à la question de savoir si le renvoi du revendicateur peut ou non l’exposer personnellement aux risques et menaces mentionnés aux alinéas 97(1)a) et b) de la Loi. Cependant, ce critère doit s’apprécier en tenant compte des caractéristiques personnelles du défendeur. En effet, comme l’a souligné le juge Blanchard dans la décision Bouaouni, précitée :
¶ 41 [le] libellé même de l’alinéa 97(1)a) de la Loi, qui fait mention d’une personne qui « serait personnellement, par son renvoi [...] exposée [...] ». Il peut y avoir des cas où l’on conclut qu’un revendicateur du statut de réfugié, dont l’identité n’est pas contestée, n’est pas crédible pour ce qui est de la crainte subjective d’être persécuté, mais où les conditions dans le pays sont telles que la situation individuelle du revendicateur fait de lui une personne à protéger.
Ainsi l’appréciation de la crainte chez le défendeur doit se faire in concreto, plutôt que dans une perspective abstraite et générale. Le fait que la preuve documentaire illustre de façon inéquivoque la violation systématique et généralisée des droits humains au Pakistan ne suffit absolument pas pour établir la crainte de persécution spécifique et individualisée chez le défendeur en particulier. En l’absence de la moindre preuve pouvant lier la preuve documentaire générale à la situation spécifique du demandeur, je conclus que la Commission n’a pas erré dans sa façon d’analyser la revendication du demandeur sous l’article 97.
[Soulignement ajouté par le juge Rouleau; caractères gras ajoutés.]
[26]
Il est clair, vu le contexte de l’analyse et les arguments du demandeur d’asile dans la décision Ahmad, que les conclusions du juge Rouleau au paragraphe en question — soit que les éléments de preuve au sujet de la « violation […] généralisée des droits humains »
ne suffisaient pas et qu’il devait y avoir des éléments de preuve pouvant « lier la preuve documentaire générale à la situation spécifique du demandeur »
— avaient été formulées relativement à l’article 97 de la LIPR, et en contraste avec l’article 96 : Ngankoy Isomi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1394, au par. 20; Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331, aux par. 16‑17.
[27]
Néanmoins, dans la décision Sahiti, la Cour a fait référence au passage susmentionné de la décision Ahmad et a laissé entendre qu’il concernait et décrivait le critère de la crainte subjective/objective prévu à l’article 96 de la LIPR : Sahiti c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 364, aux par. 18‑19. Voici les énoncés formulés par la Cour :
Il appartient aux demandeurs de démontrer avec succès qu’ils ont une crainte subjective et objective raisonnable de persécution :
D’une façon plus générale, que doit faire exactement le demandeur pour établir qu’il craint d’être persécuté? Comme j’y faisais allusion plus haut, le critère comporte deux volets: (1) le demandeur doit éprouver une crainte subjective d’être persécuté, et (2) cette crainte doit être objectivement justifiée. [...]
L’application de ces deux critères s’explique très bien par les propos du juge Rouleau dans Ahmad au paragraphe 22 :
Ainsi l’appréciation de la crainte chez le défendeur doit se faire in concreto, plutôt que dans une perspective abstraite et générale. Le fait que la preuve documentaire illustre de façon inéquivoque la violation systématique et généralisée des droits humains au Pakistan ne suffit absolument pas pour établir la crainte de persécution spécifique et individualisée chez le défendeur en particulier. En l’absence de la moindre preuve pouvant lier la preuve documentaire générale à la situation spécifique du demandeur, je conclus que la Commission n’a pas erré dans sa façon d’analyser la revendication du demandeur sous l’article 97.
[Souligné dans l’original; caractères gras ajoutés; renvois omis.]
[28]
Comme je l’ai mentionné plus haut dans mon examen de la décision Ahmad, les commentaires du juge Rouleau décrivent non pas les deux critères de l’article 96, mais bien les exigences prévues à l’article 97, en contraste avec celles de l’article 96.
[29]
Dans la décision Csonka, la Cour s’est appuyée sur le paragraphe 22 de la décision Ahmad et sur les paragraphes 18 et 19 de la décision Sahiti pour affirmer, encore une fois, sans analyse plus poussée, qu’ils s’appliquaient à l’article 96 de la LIPR, et en particulier à l’évaluation de la crainte objective : Csonka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1056, aux par. 3, 70. Cette affaire concernait aussi un demandeur d’asile rom de Hongrie. Voici ce que la Cour a déclaré au paragraphe 3 :
Une demande d’asile valide comporte à la fois un élément de crainte subjective et un élément de crainte objective. La crainte objective ne doit pas être évaluée dans l’abstrait. Pour exister, « la preuve objective doit être reliée à la situation spécifique des demandeurs » (Sahiti, au par. 20). Le fait que la preuve montre la violation systématique ou généralisée des droits de la personne ne suffit pas à établir « la crainte de persécution spécifique et individualisée chez [un] défendeur en particulier » (Ahmad, au paragraphe 22).
[Non souligné dans l’original; renvois omis.]
[30]
À la suite de la décision Csonka, la Cour a dû trancher une série d’affaires liées à des demandes d’asile présentées par des Roms hongrois. Dans ces affaires, le passage de la décision Ahmad, à propos du fait qu’il n’est pas suffisant de présenter des éléments de preuve généraux de violations des droits de la personne et qu’il faut établir un lien entre les éléments de preuve documentaire généraux et la « situation spécifique »
du demandeur dans le cadre d’une demande d’asile fondée sur l’article 97, a été considéré comme applicable à l’article 96. Dans la décision Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 426, la Cour, en s’appuyant sur les décisions Csonka et Ahmad, a fait les commentaires suivants, au paragraphe 19, lesquels ont été repris par la Cour et invoqués par le ministre en l’espèce :
De plus, bien que la preuve documentaire sur les conditions générales des Roms en Hongrie soulève des préoccupations concernant les droits de la personne, le simple fait d’être d’origine rom en Hongrie ne constitue pas, en soi, un élément suffisant pour établir qu’un demandeur fait face à plus qu’une simple possibilité d’être persécuté à son retour au pays (Csonka, aux paragraphes 67 à 70; Ahmad, au paragraphe 22). Une demande d’asile valide comporte à la fois un élément de crainte subjective et un élément de crainte objective (Csonka, au paragraphe 3). Il appartient au demandeur d’établir un lien entre les éléments de preuve documentaire de nature générale et la situation qui lui est propre (Prophète, au paragraphe 17; Jarada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 409, au paragraphe 28; Ahmad, au paragraphe 22).
[Non souligné dans l’original; certains renvois omis.]
[31]
Je constate que chacun des paragraphes des décisions de la Cour fédérale cités ci‑dessus appuyant l’affirmation selon laquelle il incombe au demandeur d’établir un lien entre les éléments de preuve documentaire généraux et la situation propre aux demandes (voir les renvois à Prophète, Jarada et Ahmad), concernent une analyse relative à l’article 97 de la LIPR, et non pas à l’article 96.
[32]
Dans la décision Olah, le juge Southcott a analysé avec diligence le passage susmentionné de la décision Balogh, en tenant compte de la décision Salibian, laquelle a confirmé qu’une demande d’asile fondée sur l’article 96 pouvait être établie en examinant les personnes dans une situation semblable et qu’il n’était pas nécessaire que la personne ait été ciblée personnellement ou ait été victime de persécution dans le passé : Olah, aux par. 14‑17. Le juge Southcott a conclu qu’il n’y avait pas d’incohérence entre la décision Balogh et la décision Salibian; selon lui, il est simplement reconnu que les éléments de preuve généraux sur la situation dans le pays n’indiquent pas que ce sont tous les Roms en Hongrie qui sont exposés à de la discrimination assimilable à de la persécution. En fait, il était nécessaire d’examiner la situation particulière d’un demandeur d’asile en parallèle avec les éléments de preuve documentaire généraux pour établir si le demandeur d’asile est exposé à un risque de persécution : Olah, au par. 15; voir aussi Gaspar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 320, aux par. 20‑22; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1061, aux par. 29‑31.
[33]
Dans la décision Sallai, la Cour s’est appuyée sur le passage susmentionné de la décision Balogh et sur l’analyse faite dans la décision Olah pour conclure qu’il « ne [suffit] pas de se reporter à la situation dans le pays de façon générale sans faire de lien avec la situation personnelle du demandeur d’asile »
: Sallai, aux par. 68‑73. La décision Sallai fait donc partie de la même série de décisions que Balogh et Csonka, lesquelles, au bout du compte, s’appuient sur le passage tiré du paragraphe 22 de la décision Ahmad qui traitait de l’article 97 de la LIPR.
[34]
À ces affaires, M. Fodor oppose l’analyse effectuée dans les décisions Pacificador, Somasundaram et Bozik I. Dans la décision Somasundaram, la juge Strickland a souligné les principes énoncés dans les décisions Salibian et Fi et a fait valoir que le demandeur doit établir un lien entre lui‑même et la persécution pour un des motifs prévus dans la Convention; que la persécution doit être dirigée contre lui, soit « personnellement », ou parce qu’il est « membre d’une collectivité », et que la persécution peut être établie par l’examen du traitement réservé aux personnes se trouvant dans une situation semblable : Somasundaram, aux par. 21‑24, 27; Fi, au par. 13, adoptant le libellé de la décision Rizkallah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992], ACF no 412 (QL) (CA).
[35]
Dans la décision Bozik I (incidemment, cette affaire a été tranchée une journée avant que la décision Olah ne soit rendue), le juge Campbell, au paragraphe 5, a souscrit aux observations suivantes, présentées par la demanderesse :
Selon l’article 96, la personne doit, à titre de point de départ, établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle fait partie d’un des groupes que la Convention vise à protéger. Une fois que ce lien est établi, on fait ensuite valoir le fait que les documents sur les conditions générales du pays qui rendent compte du traitement des membres de ce groupe ne sont plus de nature générale; ils sont maintenant propres au demandeur.
[…]
Je soutiens que l’article 96 vise à protéger des personnes qui font partie de groupes de personnes potentiellement importants qui pourraient tous être exposés à des mesures de persécution en raison de leurs caractéristiques inhérentes reconnues par la Convention comme un motif de protection. Par conséquent, les éléments de preuve qui concernent un groupe particulier ne constituent pas un document sur les conditions générales du pays, ils constituent une preuve du traitement général d’un groupe particulier dont est membre un demandeur. Cela ne veut pas dire que chaque membre d’un groupe qui est généralement exposé à des mesures ou à des risques équivalents à la persécution est automatiquement réputé être un réfugié au sens de la Convention. Toutefois, le fait qu’une personne a établi qu’elle est membre de ce groupe général, qu’elle ne s’est pas distinguée d’être susceptible d’être soumise au traitement dont le groupe fait habituellement l’objet et qui a établi qu’elle éprouve une crainte subjective, conformément aux exigences, et qu’elle n’a pas accès à une protection de l’État adéquate devrait être considéré comme une situation de réfugié au sens de la Convention si les documents portant sur les conditions générales du pays appuient cette conclusion. Le fait d’importer les principes de risque généralisé et personnalisé de l’article 97 à la décision relative aux éléments de preuve documentaire qui sont pertinents à une évaluation du bien‑fondé des demandes en application de l’article 96 pourrait entraîner des décisions déraisonnables dans le contexte de la prise de décision concernant l’ERAR.
[Soulignement ajouté par le juge Campbell; caractères gras ajoutés.]
[36]
Lorsqu’il a souscrit à cet argument, le juge Campbell a dit que la décision Somasundaram établissait un « précédent particulièrement important »
: Bozik I, au par. 6. Il convient de souligner que l’agent d’ERAR qui avait effectué le nouvel examen de la demande d’ERAR dont il était question dans la décision Bozik I avait refusé la demande et que la Cour a confirmé la conclusion dans l’affaire Bozik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1469 [Bozik III], rendue après l’audience relative à la présente affaire.
[37]
En s’appuyant sur les décisions Bozik I, Salibian et Somasundaram, M. Fodor affirme que le « lien »
doit d’abord être établi avec un motif prévu dans la Convention et que, lorsqu’un tel lien a été établi, les éléments de preuve généraux concernant les membres d’un groupe deviennent propres au demandeur d’asile. Cette affirmation est en harmonie avec l’arrêt Kanthasamy (au sujet d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire), dans lequel il a été reconnu que la discrimination peut être inférée lorsque le demandeur établit qu’il appartient à un groupe qui est victime de discrimination : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 53.
[38]
Dans le cadre d’une demande d’asile présentée au titre de l’article 96, il incombe au demandeur d’asile de démontrer que sa crainte de persécution est fondée. Lorsque le demandeur d’asile s’appuie sur des éléments de preuve généraux concernant des personnes dans une situation semblable, il doit montrer que ces éléments de preuve sont pertinents en ce qui le concerne, c’est‑à‑dire que sa situation est suffisamment similaire à celle des personnes dont il est question dans les éléments de preuve. Dans ce cas, comme cela a été établi dans les décisions Bozik I et Somasundaram, les éléments de preuve « généraux »
deviennent « propres »
au demandeur d’asile, du fait que ce dernier a démontré que les éléments de preuve s’appliquent à sa situation : Bozik I, au par. 5; Somasundaram, aux par. 24‑25. Je suis donc d’accord avec le ministre pour dire que la simple utilisation de l’expression « propre à »
(ou « personnalisé »
ou « individualisé »
) n’indique pas à elle seule que les critères prévus aux articles 96 et 97 ont été combinés : Somasundaram, au par. 25; Pillai, aux par. 42, 44; Raza, au par. 29.
[39]
D’un autre côté, j’estime que le fait de s’appuyer sur la série d’affaires découlant de la décision Ahmad, où il était question d’une analyse fondée sur l’article 97, entraîne un risque d’appliquer le cadre de l’article 97 à l’article 96.
[40]
Au bout du compte, ce qui importe, c’est la nature de l’analyse effectuée par l’agent d’ERAR. Si l’analyse porte sur la question de savoir si une partie ou l’ensemble des éléments de preuve généraux s’appliquent au demandeur d’asile — c’est‑à‑dire que les personnes étaient dans une situation comparable à celle du demandeur d’asile, ce qui démontre que ces éléments de preuve sont pertinents pour les besoins d’une demande d’asile présentée au titre de l’article 96 — cela est conforme aux arrêts Salibian et Rizkallah de la Cour d’appel fédérale. Je crois qu’il s’agit également de l’interprétation de la décision Balogh retenue par le juge Southcott : Olah, au par. 15.
[41]
Cependant, le fait de demander à un demandeur de démontrer que le risque de persécution auquel il s’expose est « personnalisé »
ou « individualisé »
, au sens où les gens dans une situation semblable ou les autres membres de son groupe ne sont pas aussi exposés à ce risque, va à l’encontre de l’arrêt Salibian et intègre à l’analyse fondée sur l’article 96 des éléments de l’article 97.
[42]
À cet égard, le « lien »
à établir avec les éléments de preuve généraux dépendra de la nature de ces éléments de preuve. Dans la mesure où les éléments de preuve montrent que les membres d’un groupe visé par un motif prévu dans la Convention sont persécutés dans un pays particulier — peu importe leurs circonstances personnelles comme la richesse, la position sociale, l’emplacement géographique ou d’autres circonstances —, le fait d’appartenir à ce groupe peut alors suffire pour démontrer que la preuve relative à la persécution s’applique personnellement au demandeur. Par contre, si les éléments de preuve montrent que certains facteurs ont une incidence sur la discrimination et la persécution dans le pays, il sera alors davantage nécessaire pour le demandeur d’asile de démontrer comment ou pourquoi une partie ou l’ensemble des éléments de preuve s’appliquent à lui.
[43]
M. Fodor allègue que l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention fait en sorte que les éléments de preuve généraux à propos des membres du groupe auquel appartient le demandeur sont applicables à lui. Cela est vrai, mais seulement dans la mesure où les éléments de preuve s’appliquent à tous les membres du groupe ou aux membres du groupe dans une situation semblable à la sienne. Par exemple, les éléments de preuve concernant le traitement réservé aux personnes pauvres et peu instruites d’un groupe donné peuvent être moins pertinents, voire non pertinents, si le demandeur qui appartient à ce groupe est aisé et instruit. En même temps, le fait d’exiger que les éléments de preuve soient « personnalisés »
, soit en demandant qu’ils s’appliquent directement au demandeur d’asile, soit en ayant une interprétation trop étroite des personnes « dans une situation semblable »
, entraîne le risque que des éléments de preuve pertinents en ce qui concerne le traitement réservé au demandeur lié à un motif prévu dans la Convention ne soient pas pris en compte, contrairement à ce que prescrivent les principes décrits dans l’arrêt Salibian.
[44]
Il convient aussi de souligner que les éléments de preuve relatifs au traitement d’un groupe dans un pays particulier peuvent évoluer au fil du temps, et que les éléments de preuve à la disposition d’un décideur ne seront peut‑être pas les mêmes d’une affaire à l’autre, et ce, nonobstant les éléments communs dans le cartable national de documentation.
[45]
Dans ce cadre, je vais me pencher sur l’analyse de l’agent d’ERAR en l’espèce, mentionnée plus haut au paragraphe 14 des présents motifs.
4)
L’agent d’ERAR a déraisonnablement fait fi des éléments de preuve généraux en exigeant que le risque auquel s’expose M. Fodor soit « personnalisé »
[46]
Au moment d’évaluer la demande de M. Fodor, l’agent d’ERAR :
- a reconnu que des incidents de discrimination et des violations des droits de la personne se produisent en Hongrie, et que ceux‑ci visent [traduction]
« notamment la population rom »
;- a jugé que, dans le cadre du processus d’ERAR, les risques auxquels est exposé le demandeur doivent être [traduction]
« personnalisés »
, qu’il ne suffit pas de se reporter à la situation dans le pays de façon générale sans faire de lien avec la situation personnelle du demandeur, et que l’évaluation du risque doit être [traduction]« individualisée »
;- a conclu que le demandeur n’avait pas établi de lien entre les rapports et les [traduction]
« les risques prospectifs auxquels il est personnellement exposé »
, car il a constaté que les documents concernaient [traduction] « la population rom en général » ou [traduction]« des personnes dont la situation particulière n’est pas semblable à celle du demandeur »
;- a conclu que les documents faisaient état de problèmes généralisés relativement aux droits de la personne en Hongrie, [traduction]
« en particulier en ce qui concerne la population rom »
;- a constaté qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve [traduction]
« corroborants »
qui montrent que le frère de M. Fodor, [traduction]« dont la situation ressemble probablement davantage à celle du demandeur qu’à celle des autres membres de sa famille »
, est pris pour cible en raison de son origine ethnique rom;- a conclu que, même si M. Fodor avait peut‑être été victime de discrimination, il n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve montrant que la discrimination [traduction
] « atteignait le seuil de la persécution ou du préjudice dans son cas »
.
[47]
Pour les motifs qui suivent, je juge que la décision de l’agent d’ERAR était déraisonnable.
[48]
Même s’il a admis les éléments de preuve sur la discrimination contre les Roms en Hongrie, l’agent d’ERAR semble avoir fait fi des éléments de preuve sur la situation dans le pays, parce qu’ils concernaient la [traduction] « population rom en général »
. Le fait que les éléments de preuve sur la situation dans le pays concernent la population à laquelle appartient le demandeur d’asile ne justifie pas à lui seul de les rejeter. Au contraire, selon l’arrêt Salibian de la Cour d’appel fédérale, le traitement réservé aux personnes dans une situation semblable dans le pays de nationalité peut constituer la meilleure preuve qu’une personne est exposée à une possibilité sérieuse de persécution : Salibian, au par. 18; voir aussi, par analogie, Kanthasamy, au par. 53. Comme il a été mentionné précédemment, si le demandeur appartient à un groupe reconnu dans la Convention, alors les éléments de preuve concernant le traitement réservé à ce groupe dans le pays sont pertinents, pourvu qu’il n’y ait aucun motif de croire que le demandeur d’asile n’est pas susceptible de subir le traitement habituellement réservé à ce groupe : Bozik I, au par. 5. Il semble que l’agent d’ERAR ait imposé à M. Fodor l’obligation de produire des éléments de preuve portant sur des incidents précis ou montrant qu’il était exposé à un niveau de persécution plus élevé que celui auquel la « population rom en général »
est exposée; une telle analyse n’est pas compatible avec l’analyse fondée sur l’article 96 décrite dans l’arrêt Salibian.
[49]
L’agent d’ERAR a rejeté le lien entre M. Fodor et les éléments de preuve sur la situation dans le pays en concluant que ceux‑ci concernaient [traduction] « des personnes dont la situation particulière n’est pas semblable [à celle du demandeur] »
, et ce, sans soutenir sa déclaration. L’agent d’ERAR n’a pas expliqué pourquoi il croyait que les personnes dont il était question dans les éléments de preuve n’étaient pas dans une [traduction] « situation semblable »
à celle de M. Fodor, que ce soit du point de vue de la situation géographique, du sexe, de l’âge, du statut social ou du statut professionnel ou pour une autre raison. Même si certaines parties des éléments de preuve sur la situation dans le pays à propos de la discrimination que vivent les femmes roms, les demandeurs d’asile roms ou les Roms vivant en région rurale ne s’appliquent peut‑être pas à M. Fodor, il y avait énormément d’éléments de preuve sur le traitement des Roms qui ne se limitaient pas à ces circonstances précises. L’agent d’ERAR n’a pas examiné ces éléments de preuve en profondeur : Bozik c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 69, au par. 13 [Bozik II] (aucun lien avec Bozik I et III).
[50]
En outre, l’agent d’ERAR n’a pas évalué le lien entre le profil de M. Fodor, un jeune père sans emploi, sans‑abri depuis qu’il a été évincé de son logement et peu instruit en raison de la discrimination qu’il avait vécue, et les éléments de preuve sur la situation dans le pays qui ont été présentés. Dans sa demande, M. Fodor a établi un lien avec ces éléments de preuve en soulignant la façon dont ses propres expériences en matière d’éducation, d’emploi, de logement, de soins de santé et de violence reflétaient ce que décrivent les éléments de preuve; par conséquent, les éléments de preuve étayent sa demande. La déclaration de l’agent d’ERAR, en termes simples et généraux, que M. Fodor n’avait pas établi de lien entre les éléments de preuve et sa situation personnelle n’était donc pas suffisante.
[51]
Il semble plutôt que l’agent d’ERAR ait vu en la personne du frère de M. Fodor quelqu’un [traduction] « dont la situation ressemble […] davantage »
à celle du demandeur, soulignant qu’il n’y avait aucun élément de preuve « corroborant »
indiquant que celui‑ci avait été pris pour cible. Puisqu’il n’est pas nécessaire pour un demandeur d’asile de démontrer qu’il a lui‑même été persécuté dans le passé, il serait incongru, dans les faits, d’exiger des éléments de preuve montrant que le frère ou la sœur d’un demandeur d’asile ont eux‑mêmes subi de la persécution : Salibian, au par. 19. Mis à part leur lien familial, l’agent d’ERAR ne dit pas pour quelle raison le frère de M. Fodor serait dans une situation [traduction] « dont la situation ressemble […] davantage »
à la sienne que les autres personnes décrites dans les éléments de preuve sur la situation dans le pays. Il n’a pas non plus expliqué pourquoi la situation du frère de M. Fodor ressemble davantage à la sienne qu’à celle d’autres membres de la famille de M. Fodor, par exemple son épouse, sa sœur et ses parents, qui ont eux aussi fui la Hongrie. L’expression [traduction] « dont la situation ressemble »
ne doit pas être interprétée de façon trop étroite, au point d’exiger des éléments de preuve montrant que les membres de la famille ont été persécutés ou de faire fi des éléments de preuve décrivant la situation d’autres personnes.
[52]
Les lacunes dans l’analyse de l’agent d’ERAR montrent qu’il s’attendait à ce que M. Fodor présente des éléments de preuve selon lesquels il avait lui‑même été victime de persécution ou que le niveau de persécution auquel il était exposé était différent ou supérieur à celui vécu par le reste de la population rom. Il ne s’agit, ni dans un cas ni dans l’autre, de l’exigence à satisfaire pour établir qu’un demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96. Il semble plutôt que l’agent d’ERAR ait intégré une exigence relative à l’article 97 selon laquelle les éléments de preuve doivent être « personnalisés »
, c’est‑à‑dire qu’ils ne s’appliquent pas à d’autres.
[53]
Puisque la décision ne respecte pas le mécanisme législatif pertinent ni les principes et le cadre d’analyse prévus pour la demande, l’erreur a pour effet de rendre la décision déraisonnable : Vavilov, aux par. 108, 111‑112.
B.
Question 2 : L’agent d’ERAR a‑t‑il examiné les éléments de preuve concernant l’agression de façon déraisonnable?
[54]
L’agent d’ERAR a reconnu que le demandeur avait été agressé en 2015. Cependant, puisque le rapport d’hôpital indiquait qu’il y avait eu une radiographie, un examen et des recommandations pour des soins de suivi, l’agent d’ERAR n’a pas convenu que le personnel de l’hôpital avait agi de façon discriminatoire à l’endroit de M. Fodor ou que ce dernier avait [traduction] « à peine été examiné »
, comme il l’a allégué. L’agent d’ERAR a aussi rejeté l’allégation selon laquelle l’agression était motivée par l’origine ethnique de M. Fodor, puisque a) M. Fodor ne connaissait pas l’identité de ses agresseurs; b) les éléments de preuve d’ordre médical ne montrent pas qu’il avait été agressé en raison de son origine ethnique rom; c) M. Fodor n’a pas présenté de [traduction] « fondement objectif »
pour appuyer sa conviction selon laquelle il avait été agressé parce qu’il était Rom, et d) M. Fodor n’a pas fourni d’éléments de preuve corroborants, par exemple une déclaration solennelle de sa partenaire, à l’appui de sa prétention selon laquelle il avait agressé pour ce motif. L’agent d’ERAR a donc conclu que l’allégation selon laquelle M. Fodor avait été agressé parce qu’il était Rom [traduction] « était vague, conjecturale et appuyée par aucun élément de preuve objectif »
.
[55]
Compte tenu de la nature de l’agression décrite, il n’est certes pas surprenant que M. Fodor ne connaisse pas l’identité de ses agresseurs. Il n’est pas non plus nécessaire que les éléments de preuve d’ordre médical mentionnent le motif de l’agression, puisque cela n’est pas une question médicale. De toute façon, un tel commentaire n’aurait fait que répéter les déclarations de M. Fodor.
[56]
Il n’est pas clair dans la décision ce qu’entendait l’agent d’ERAR par [traduction] « fondement objectif »
ou [traduction] « élément de preuve objectif »
, relativement au motif de l’agression. La déclaration de M. Fodor selon laquelle ses agresseurs lui ont crié [traduction] « Ferme‑la, sale gitan »
fournit à elle seule un fondement objectif relativement à cette conviction, puisqu’il ne s’agit pas d’une simple impression subjective de M. Fodor. Cependant, l’agent d’ERAR ne mentionne aucunement cette déclaration, que ce soit au moment de passer en revue les éléments de preuve concernant l’agression ou au moment d’analyser si le motif de l’agression était l’origine ethnique de M. Fodor. Si l’agent d’ERAR s’attendait à ce qu’une tierce partie neutre présente des éléments de preuve, alors cela constituerait un fardeau impossible, puisque seulement M. Fodor et sa famille étaient présents pendant l’agression.
[57]
En ce qui concerne les [traduction] « éléments de preuve corroborants »
fournis par l’épouse de M. Fodor, même si aucune déclaration de cette dernière n’était comprise dans la demande, il y avait tout de même une copie de la décision de la SAR concernant la demande d’asile de l’épouse de M. Fodor. Dans cette décision, l’épouse de M. Fodor a allégué, dans sa propre demande d’asile, fondée sur son origine ethnique rom, qu’elle avait été agressée en octobre 2015. Quoi qu’il en soit, puisqu’il n’y a eu aucune conclusion en matière de crédibilité et que le ministre n’affirme pas que l’agent d’ERAR doutait de la crédibilité de M. Fodor, il est difficile de saisir pourquoi une déclaration corroborante de l’épouse de M. Fodor était nécessaire.
[58]
La preuve produite par M. Fodor selon laquelle ses agresseurs lui avaient crié une insulte à propos de son origine ethnique pendant l’agression n’était ni vague ni conjecturale, et constitue en soi un élément de preuve objectif à propos du motif de l’agression. Puisqu’il ne semble pas y avoir eu de discussion au sujet de cet élément de preuve, cela laisse croire que l’agent d’ERAR a omis d’en tenir compte. Puisqu’il s’agit d’un élément de preuve très important, la conclusion de l’agent d’ERAR à propos du motif de l’agression est déraisonnable.
[59]
Même si un demandeur d’asile n’est pas tenu de montrer qu’il a été persécuté dans le passé, l’agression dont M. Fodor a été victime est une partie importante de son exposé circonstancié à propos de la discrimination persistante dont il est victime en Hongrie en raison de son origine ethnique rom. L’agent d’ERAR a négligé ou a omis d’examiner cet élément de preuve important à propos du motif de l’agression. Cela rend l’analyse des éléments de preuve sur l’incident déraisonnable, et constitue un manquement si important qu’il entache l’ensemble de la conclusion relativement à la demande d’asile de M. Fodor.
C.
Question 3 : La décision de l’agent d’ERAR de ne pas prendre en considération les demandes d’ERAR des membres de la famille de M. Fodor était‑elle déraisonnable?
[60]
M. Fodor a joint à sa demande des copies des décisions faisant droit aux demandes d’ERAR de ses parents et de sa sœur ainsi que de la décision de la SAR renvoyant la demande d’asile de son épouse et de sa famille à la SPR pour réexamen. Cependant, la demande de M. Fodor ne comprenait pas l’ensemble des observations et des éléments de preuve présentés à l’appui de ces demandes.
[61]
L’agent d’ERAR a constaté que les observations et les éléments de preuve déposés avec les autres demandes n’ont pas été fournis. Il a ensuite justifié de la façon suivante sa décision d’en faire fi :
[traduction]
Quoi qu’il en soit, conformément à la jurisprudence récente, il convient de n’accorder aucun poids aux décisions des autres juges dans des affaires similaires ou à l’issue d’affaires sur une demande d’asile, puisque ces décisions dépendent entièrement de la quantité et de la qualité des éléments de preuve à la disposition du décideur. Chaque décideur peut interpréter les éléments de preuve différemment ou avoir à sa disposition une preuve entièrement différente (Cour fédérale du Canada, IMM‑6508‑14). Pour ces motifs, je n’accorde aucun poids aux éléments de preuve présentés à l’appui de l’allégation du demandeur à propos du risque auquel il est exposé en Hongrie.
[Non souligné dans l’original.]
[62]
M. Fodor soutient que l’agent d’ERAR a agi de façon déraisonnable en omettant de prendre en considération les décisions concernant les autres membres de sa famille, compte tenu de la similarité de leurs situations.
[63]
Pour ce qui est de l’épouse et de la fille de M. Fodor, la décision de la SAR dont disposait l’agent d’ERAR consistait simplement à renvoyer la demande à la SPR afin que celle‑ci réexamine la question de savoir si, selon l’ensemble des éléments de preuve, la discrimination atteignait le seuil de la persécution. Puisque la demande n’avait pas été tranchée, la décision de la SAR n’avait aucune valeur probante à l’égard de la question de savoir si M. Fodor a ou non qualité de réfugié au sens de la Convention. Dans ces circonstances, l’agent d’ERAR n’a pas agi de manière déraisonnable en ne lui accordant aucune importance. Cependant, la décision favorable quant à la demande d’ERAR présentée par les parents et la sœur de M. Fodor constitue une décision de fond, et il convient d’examiner de manière approfondie la question de savoir pourquoi l’agent n’en a pas tenu compte.
[64]
L’agent d’ERAR a fait référence à la décision de la Cour fédérale dans l’affaire IMM‑6508‑14. Il s’agit d’un jugement inédit du juge Barnes dans l’affaire Koppalapillai c Canada (Citoyenneté et Immigration) (7 juillet 2015), IMM‑6508‑14 (CF). Dans cette affaire, l’agent d’ERAR qui examinait les risques auxquels s’exposaient des Tamouls qui retournaient au Sri Lanka s’est appuyé sur une décision de la Cour d’appel du Royaume‑Uni ainsi que sur la décision sous‑jacente du Haut‑Tribunal de la Chambre de l’Immigration et des affaires d’asile. Voici ce que le juge Barnes a dit aux paragraphes 9 à 13 de sa décision :
Compte tenu de la portée de l’examen effectué dans cette affaire par la Cour d’appel, cette décision offre peu d’intérêt en ce qui concerne l’analyse que doit faire l’agent. L’agent devait en effet évaluer les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays en cause indépendamment de l’opinion d’autres décideurs.
En principe, les conclusions fondées sur les preuves qui sont formulées dans le cadre d’instances judiciaires ne se voient accorder aucune valeur probante lors d’instances ultérieures mettant en cause d’autres personnes. Ce principe s’explique par le fait que les conclusions antérieures dépendent entièrement de la quantité et de la qualité des preuves présentées au premier décideur. Il va sans dire que le décideur ultérieur peut fort bien interpréter la preuve différemment ou être appelé à rendre sa décision à la lumière d’un dossier de preuve entièrement différent. C’est la raison pour laquelle la Cour ne tient pas compte de l’évaluation de la preuve faite par d’autres juges dans le cadre d’affaires similaires et la raison pour laquelle la solution donnée dans des causes de réfugiés connexes ne se voit accorder aucun poids dans les affaires ultérieures.
À mon avis, l’agent a commis une erreur en se dérobant à son obligation d’examiner les éléments de preuve relatifs à la situation du pays et en se contentant d’adopter les conclusions du Tribunal supérieur et de la Cour d’appel du Royaume‑Uni. Ce problème a déjà été soulevé par le juge Michael Kelen dans la décision Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 885 au paragraphe 43 :
[43] La Cour estime aussi que la jurisprudence ne devrait pas être utilisée comme une preuve de la situation du pays. La décision d’un tribunal administratif n’est pas une preuve. Il s’agit d’un examen judiciaire ou quasi judiciaire de la preuve produite par des témoins, témoins qui peuvent ne pas être les meilleurs experts ou les meilleures autorités sur un sujet précis. Et c’est bien le cas en l’espèce : la Haute Cour de justice en Angleterre ayant par la suite conclu que la décision du tribunal administratif n’était pas une décision de principe sur le risque actuel.
Il vaut également la peine de signaler que le juge Kelen a conclu que l’agent d’immigration avait manqué à son obligation d’équité procédurale en se fondant sur des autorités jurisprudentielles qu’elle n’avait pas communiquées au demandeur.
Je suis d’avis que l’agent a accordé trop de valeur aux décisions des tribunaux anglais et que, ce faisant, il a négligé de procéder à une évaluation indépendante raisonnable de la preuve sur la situation au Sri Lanka concernant le risque auquel y sont exposés les Tamouls de sexe masculin qui y retournent.
[Non souligné dans l’original.]
[65]
La question à trancher dans l’affaire Koppalapillai concernait le fait que l’agent avait accordé trop d’importance à l’analyse des éléments de preuve sur la situation dans le pays effectuée par un autre tribunal, dans une décision non connexe visant des parties différentes. Même si les observations du juge Barnes sont manifestement justes, je ne crois pas qu’il avait l’intention d’établir une règle absolue selon laquelle il ne faut jamais accorder d’importance aux décisions relatives aux demandes d’asile présentées par des membres de la famille, comme semble l’avoir conclu l’agent d’ERAR en l’espèce.
[66]
Comme l’a constaté le juge Barnes, chaque décision relative à une demande d’asile dépend des éléments de preuve à la disposition du décideur ainsi que de l’évaluation des éléments de preuve effectuée par ce décideur. En conséquence, un agent n’est pas lié par une décision antérieure : Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 580, au par. 21.
[67]
Néanmoins, la Cour a reconnu qu’il incombe à un agent d’expliquer pourquoi sa décision diffère des décisions antérieures, quand les circonstances sont similaires ou sont les mêmes, en particulier lorsqu’il est question d’un autre membre de la famille : Siddiqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 6, aux par. 13‑15, 17‑19; Mengesha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 431, au par. 5; Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251, aux par. 24‑27; Rusznyak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 255, aux par. 51‑57; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 296, aux par. 11‑18.
[68]
Une telle obligation suppose que l’agent doit au moins prendre en considération les décisions d’accorder l’asile aux autres membres de la famille, lorsque les demandes d’asile de ces derniers étaient fondées sur des exposés circonstanciés, des observations et des éléments de preuve identiques ou semblables. En l’espèce, le fait que l’agent d’ERAR a conclu qu’il convenait de n’accorder aucune importance à une décision relative à la demande d’asile d’un membre de la famille est erroné en droit.
[69]
En l’espèce, l’agent d’ERAR a constaté qu’il n’avait pas à sa disposition les observations et les éléments de preuve présentés à l’appui des demandes d’ERAR des parents et de la sœur de M. Fodor. Cependant, la décision d’ERAR elle‑même décrit suffisamment en détail les éléments de preuve et les observations pour que l’agent d’ERAR puisse évaluer les similarités et les différences éventuelles dans les exposés circonstanciés et les éléments de preuve, y compris une déclaration faite par le père de M. Fodor qui ne faisait pas partie la demande de son fils.
[70]
L’agent d’ERAR semble avoir décidé que la jurisprudence de la Cour fédérale ne lui permettait pas d’accorder quelque poids que ce soit aux décisions favorables relatives à la demande d’ERAR des parents et de la sœur de M. Fodor. Je ne peux pas me prononcer sur l’impact qu’aurait eu cette évaluation sur la décision de l’agent d’ERAR; je ne peux pas dire qu’il en serait venu à la même conclusion s’il y avait accordé une valeur probante, même en l’absence de la totalité des observations et de la preuve. Même si l’agent d’ERAR fait remarquer qu’il n’avait pas à sa disposition les observations et les éléments de preuve à l’appui de la demande d’ERAR des parents et de la sœur de M. Fodor, il n’a pas utilisé ce fait comme une explication et n’a pas non plus étayé cette remarque en renvoyant au fond de la décision quant à l’ERAR. Je conclus donc que l’observation ne remplit pas l’exigence selon laquelle les conclusions divergentes doivent être expliquées.
[71]
Compte tenu de ma conclusion selon laquelle les autres questions en litige sont déterminantes quant à la présente demande, je n’ai pas besoin de me prononcer à savoir si les erreurs de l’agent d’ERAR à ce chapitre suffisent à rendre la décision déraisonnable dans son ensemble.
V.
Conclusion
[72]
L’évaluation effectuée par l’agent d’ERAR pour établir si M. Fodor avait qualité de réfugié au sens de la Convention était fondée sur une approche viciée en ce qui concerne les éléments de preuve généraux sur le traitement des Roms en Hongrie et sur l’exigence pour le demandeur de présenter des éléments de preuve de persécution personnalisés. Son évaluation était aussi fondée sur une analyse de l’agression dont M. Fodor et sa famille avaient été victimes, dans laquelle il n’avait pas pris en considération les éléments de preuve importants relativement au motif de l’agression. La décision est donc déraisonnable. La décision est annulée et la demande d’ERAR de M. Fodor est renvoyée à un autre agent.
[73]
Aucune des parties n’a proposé de question à certifier. Je conviens que la présente affaire ne soulève aucune question susceptible d’être certifiée. Enfin, par souci d’uniformité et conformément au paragraphe 4(1) de la LIPR et au paragraphe 5(2) des Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, l’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.
JUGEMENT rendu dans le dossier IMM‑6279‑18
LA COUR STATUE que :
L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur;
La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande d’examen des risques avant renvoi de M. Fodor est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
« Nicholas McHaffie »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 27e jour d’avril 2020
Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑6279‑18
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INTITULÉ :
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MILAN FODOR (ALIAS GREGO ZSOLT MOLNAR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 JUILLET 2019
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JUGEMENT et MOTIFS :
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LE JUGE MCHAFFIE
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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Le 7 FÉVRIER 2020
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COMPARUTIONS :
Cemone Morlese
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POUR LE DEMANDEUR
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Jocelyn Espejo‑Clarke
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Grice & Associates
Toronto (Ontario)
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pour LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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