Date : 20200207
Dossier : IMM-6518-18
Référence : 2020 CF 216
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 7 février 2020
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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BETTY KALULE NAGGAYI
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
La demanderesse, Betty Kalule Naggayi, une citoyenne de l’Ouganda, sollicite l’annulation de la décision du 6 décembre 2018 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté sa demande d’asile.
I.
Contexte
[2]
La demanderesse faisait essentiellement valoir dans sa demande d’asile qu’elle a été forcée de contracter un mariage arrangé et qu’elle a été victime de violence familiale de la part de son époux et de l’une des épouses de ce dernier. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande d’asile, car elle ne croyait pas que la demanderesse avait été mariée. La SAR a confirmé cette conclusion, après avoir effectué sa propre analyse de la preuve au dossier. Elle a également conclu que les allégations de la demanderesse n’étaient pas crédibles.
[3]
La SAR a rejeté les nouveaux éléments de preuve que la demanderesse a tenté de déposer en appel, au motif qu’ils ne satisfaisaient pas aux conditions énoncées au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), telles qu’elles ont été interprétées par la Cour d’appel fédérale du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 (Singh). Ces nouveaux éléments de preuve n’ayant pas été acceptés, la SAR a également rejeté la demande d’audience. Elle a ensuite analysé la preuve présentée à la SPR, et a conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle appartenait à un groupe social, notamment celui des femmes vulnérables et susceptibles de contracter un mariage arrangé contre leur gré. La SAR a par ailleurs estimé que le manque de connaissance de la demanderesse au sujet de son époux et l’absence d’éléments de preuve indépendants corroborant le mariage sapaient sa crédibilité. Elle a donc confirmé la décision de la SPR portant qu’elle n’avait ni qualité de réfugié ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 ou 97 de la LIPR.
II.
Questions en litige et norme de contrôle
[4]
La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision conformément à l’article 72 de la LIPR. Elle affirme que la SAR a commis une erreur en : (i) rejetant les nouveaux éléments de preuve qu’elle a tenté de déposer en appel, et en refusant ensuite sa demande d’audience; (ii) la privant de son droit à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans l’en aviser et sans lui donner la possibilité de répondre; et (iii) effectuant une évaluation déraisonnable de la preuve.
[5]
La norme de contrôle en matière d’équité procédurale concorde le plus étroitement avec celle de la « décision correcte »
, mais en réalité, la cour de révision a pour tâche de déterminer si le processus était équitable, eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au par. 54.
[6]
La norme de contrôle régissant la question des nouveaux éléments de preuve et leur évaluation est celle de la décision raisonnable : Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 505, au par. 9; Sisay Teka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 314, au par. 17. Au moment où la présente affaire était débattue, les principales sources qui faisaient autorité au regard du contrôle selon cette norme étaient l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, et les décisions qui s’en sont inspirées. J’ai examiné les décisions récentes rendues par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov); Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66 et Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 (Postes Canada). Compte tenu du paragraphe 144 de l’arrêt Vavilov, je ne vois aucune raison, vu les faits en présence, d’exiger des parties des observations additionnelles quant à la norme appropriée ou à son application. Comme la Cour l’a mentionné dans l’arrêt Postes Canada au paragraphe 26, l’issue de la présente affaire serait la même suivant les deux cadres.
III.
Analyse
A.
La SAR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a rejeté les nouveaux éléments de preuve déposés en appel?
[7]
La demanderesse faisait essentiellement valoir dans sa demande d’asile qu’elle avait été forcée de contracter un mariage arrangé et qu’elle avait été victime de violence fondée sur le sexe de la part de son époux et de l’une des épouses de ce dernier. La SPR a rejeté sa demande d’asile après avoir conclu qu’elle n’avait pas été crédible au sujet de son mariage. Pour tenter de faire annuler cette conclusion en appel, la demanderesse a présenté de nouveaux éléments de preuve : une lettre officielle du Royaume de Buganda confirmant qu’elle avait été mariée, ainsi qu’un courriel d’un ami en Ouganda qui l’a aidée à fuir le pays et qui expliquait comment la lettre officielle avait été obtenue.
[8]
La SAR a estimé que ces éléments de preuve ne satisfaisaient pas au critère énoncé au paragraphe 110(4) de la LIPR, tel qu’il a été expliqué dans l’arrêt Singh. En particulier, la lettre officielle ne portait pas sur des événements survenus après la décision de la SPR, et a donc été rejetée au motif qu’elle visait à parfaire un dossier lacunaire. La SAR a rejeté le courriel de l’ami, car celui‑ci n’abordait pas de faits pertinents eu égard à la demande d’asile.
[9]
La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur, car elle avait déposé une copie de son certificat de mariage traditionnel auprès de la SPR et n’avait aucune raison de croire qu’il serait remis en question. Ce n’est que lorsqu’elle a lu la décision de la SPR qu’elle a pris conscience des préoccupations de cette dernière quant à la validité du certificat et qu’elle a donc obtenu d’autres éléments de preuve pour étayer sa demande d’asile.
[10]
Je ne suis pas convaincu que la SAR a commis une erreur dans son application des règles régissant les nouveaux éléments de preuve en appel. Dans l’arrêt Singh, la Cour d’appel fédérale a confirmé que les conditions prévues au paragraphe 110(4) sont « incontournables et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR »
(au par. 35). Le législateur a décidé que les appels portés devant la SAR seraient instruits sur la base du dossier dont disposait la SPR, sauf dans certaines circonstances limitées. Par conséquent, le demandeur d’asile ne peut présenter devant la SAR que les nouveaux éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, à l’audience de la SPR (Singh, au par. 34).
[11]
La SAR a appliqué ce critère aux nouveaux éléments de preuve soumis par la demanderesse et a clairement expliqué son raisonnement. La demanderesse faisait essentiellement valoir dans sa demande d’asile qu’elle avait fui un mariage forcé et violent. La SPR ne l’a pas trouvée crédible au sujet du mariage. Pour répondre à ces préoccupations, la demanderesse a tenté de déposer la lettre officielle qui confirmait son mariage. La SAR a estimé que cette lettre ne se rapportait pas à des événements survenus après le rejet de la demande d’asile, et elle l’a donc rejetée. Sa conclusion sur ce point est bien étayée par les faits et le droit.
[12]
Je conviens avec la demanderesse que la SAR a usé d’un raisonnement erroné lorsqu’elle a expliqué pourquoi elle n’avait pas accepté le courriel de son ami, mais cela ne permet pas de conclure que la décision est déraisonnable. Le courriel expliquait simplement comment la lettre officielle avait été obtenue, et dès lors que la SAR avait rejeté cette lettre, le courriel rédigé par l’ami n’apportait aucun nouvel élément de preuve quant au fond de sa demande.
[13]
Pour ces motifs, je ne juge pas déraisonnable le rejet par la SAR des nouveaux éléments de preuve. J’estime également que le refus par cette dernière de tenir une audience était raisonnable, vu le paragraphe 110(6) de la LIPR, attendu qu’aucun nouvel élément de preuve n’était admissible.
B.
La SAR a‑t‑elle privé la demanderesse de son droit à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans l’en aviser?
[14]
La demanderesse soutient que la conclusion de la SAR selon laquelle elle n’avait pas établi qu’elle appartenait à un groupe social l’a privée de son droit à l’équité procédurale puisque la SAR a ainsi soulevé une nouvelle question sans l’en aviser et sans lui donner la possibilité de répondre.
[15]
Cet argument repose sur l’analyse par la SAR du bien‑fondé de l’appel. Cette dernière a appliqué les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, examiné la preuve documentaire portant sur les mariages forcés en Ouganda, et fait remarquer qu’aucune tradition culturelle ne prescrivait de tels mariages dans un groupe ethnique particulier. La preuve attestait plutôt que les mariages arrangés étaient particulièrement répandus dans les régions rurales, où ils offraient aux parents le moyen d’acquérir de la richesse par les dots. C’est pour ce motif que la SAR a déclaré au paragraphe 18 de sa décision :
[La demanderesse] est née dans la capitale de son pays, au moment du soi-disant mariage forcé, elle avait déjà vingt-cinq ans, avait terminé des études universitaires en Inde et sa tante était une femme d’affaires propriétaire de sa propre boutique à Kampala. À mon avis, elle n’a pas établi qu’elle fait partie du groupe social qui, en Ouganda, est composé par les femmes mineures, peu instruites et vivant en milieu rural qui sont généralement victimes de mariages forcés et qui n’ont pas les capacités nécessaires pour refuser un tel mariage.
[16]
Selon la demanderesse, cela revenait à soulever une nouvelle question, étant donné qu’elle ne prétendait pas dans sa demande d’asile appartenir à un groupe social composé de femmes vulnérables et susceptibles d’être mariées contre leur gré, et la SPR n’a tiré aucune conclusion à ce sujet. La SAR a donc soulevé une nouvelle question, et le fait qu’elle ne l’ait pas avisée et qu’elle ne lui ait pas fourni la possibilité d’y répondre constitue une atteinte à l’équité procédurale.
[17]
Le défendeur soutient que cette conclusion s’inscrivait simplement dans l’évaluation globale de la validité du mariage traditionnel. La demanderesse savait que cette question était déterminante pour la SPR et au cœur de l’appel dont était saisie la SAR. D’après le défendeur, il n’y a eu aucune atteinte à l’équité procédurale étant donné que la demanderesse savait dès le départ qu’elle devait établir qu’elle était mariée, et que la SAR n’a pas soulevé de nouvelle question en considérant le contexte social et culturel plus large en Ouganda.
[18]
Je suis d’accord avec le défendeur. Il ne s’agissait pas d’une question tout à fait nouvelle, et la SAR n’a pas privé la demanderesse de son droit à l’équité procédurale lorsqu’elle a examiné sa demande dans le contexte de la preuve documentaire sur l’Ouganda. C’est ce qui ressort clairement de la décision de la SPR, dans laquelle le commissaire a considéré la preuve concernant le mariage arrangé et fait remarquer : [TRADUCTION] « [La demanderesse] n’est ni illettrée ni originaire d’un village éloigné. C’est une jeune femme originaire de Kampala, la capitale du pays, qui a fait des études universitaires. Le fait qu’elle ignore des renseignements de base concernant son prétendu époux m’amène à conclure qu’elle ne l’a jamais épousé et que cette allégation est fausse »
(au par. 11).
[19]
Même si elle n’a pas usé de l’expression « groupe social »
, la SPR a tiré la conclusion dans le contexte de son évaluation de la crédibilité de la demanderesse. La SAR a effectué sa propre analyse et a considéré la demande d’asile de la demanderesse en partie à la lumière de la preuve documentaire concernant la pratique des mariages forcés en Ouganda. Cela n’a pas pris la demanderesse par surprise, et il ne s’agit pas d’une question tout à fait nouvelle puisque le fondement de son appel était que la SPR avait commis une erreur en évaluant sa crédibilité, en particulier en ce qui concerne son mariage prétendument forcé. Cette question était au cœur de l’appel. Les conclusions de la SAR ne soulevaient pas de question nouvelle.
C.
L’évaluation de la preuve par la SAR était‑elle déraisonnable?
[20]
La demanderesse soutient que la SAR n’a pas examiné les éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions; elle a appliqué à tort des normes nord‑américaines sans tenir compte du contexte culturel en Ouganda; et elle n’a pas adéquatement considéré les explications qu’elle a fournies pour justifier son manque de connaissance à l’égard de son époux et l’absence de photographies ou d’éléments de preuve documentaire corroborant qu’elle était bel et bien mariée avec lui. Ces arguments reprennent en grande partie les observations que l’avocat de la demanderesse avait soumises à la SAR.
[21]
La SAR a confirmé les conclusions de la SPR quant au manque de crédibilité du mariage allégué de la demanderesse. Elle a rejeté l’explication avancée par la demanderesse concernant son incapacité à fournir des renseignements de base au sujet de son époux, notamment son âge et sa profession, et son défaut de fournir d’autres éléments de preuve pour corroborer le mariage, comme des photographies de la cérémonie ou des photographies ou documents confirmant qu’ils avaient bel et bien vécu ensemble. De plus, la SAR a mis en doute l’authenticité du document de mariage qu’elle a soumis après l’audience de la SPR, notant qu’il ne présentait pas les caractéristiques de sécurité de base et qu’il contredisait son témoignage selon lequel elle n’avait pas pu l’obtenir parce que ce document se trouvait chez son époux.
[22]
Je ne suis pas convaincu que l’analyse de la SAR soit déraisonnable. Cette analyse repose sur la preuve et les explications de la demanderesse. Le raisonnement est clairement expliqué et fondé sur les considérations appropriées aux fins de l’évaluation de la crédibilité et tient compte de l’occasion que la SPR, puis la SAR, ont eu d’évaluer la crédibilité (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319). Après avoir appliqué le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov, j’estime que les motifs de la SAR, lus à la lumière du dossier de preuve et du cadre juridique auquel la décision était assujettie, expliquent de manière convaincante le raisonnement suivi pour parvenir à la décision. C’est ce qu’exige dans ce contexte le contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et j’estime qu’il n’y a aucune raison de revenir sur les conclusions de la SAR.
IV.
Conclusion
[23]
Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[24]
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-6518-18
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 14e jour de février 2020
Mélanie Vézina, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-6518-18
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INTITULÉ :
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BETTY KALULE NAGGAYI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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OTTAWA (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 10 JUIN 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PENTNEY
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 7 FÉVRIER 2020
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COMPARUTIONS :
Ashish Duvadie
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pour la demanderesse
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Emma Skowron
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pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Duvadie Law Office
Avocats
Ottawa (Ontario)
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pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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pour le défendeur
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