Dossier : IMM-5262-18
Référence : 2020 CF 144
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2020
En présence de monsieur le juge Favel
ENTRE :
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EFREM ESTIFANOS REDAE
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), à l’encontre d’une décision d’un agent des visas (l’agent) datée du 29 août 2018. L’agent a refusé la demande de résidence permanente du demandeur à l’extérieur du Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil visées aux articles 96 et 147 de la LIPR.
[2]
Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Contexte
[3]
Le demandeur, monsieur Efrem Estifanos Redae, est citoyen de l’Érythrée. Son exposé circonstancié est le suivant : En 2010, il prétend avoir été enrôlé dans une période [traduction] « sans fin »
de service militaire national en Érythrée. Ses fonctions consistaient notamment à jouer dans une fanfare militaire, à effectuer du travail manuel ainsi que des travaux de construction et à faire de l’observation à la frontière entre l’Érythrée et l’Éthiopie, même si sa fonction officielle était de jouer dans une fanfare.
[4]
En 2014, le demandeur a décidé de quitter le service national. Il a obtenu un congé en novembre 2014. Il a rendu visite à sa famille, puis est parti pour le Soudan. Le demandeur a pris un autobus pour se rendre à Barentu, en Érythrée, puis a fait le reste du voyage à pied pendant deux semaines jusqu’à Hamadayt, un village soudanais situé à la frontière entre le Soudan et l’Érythrée. On était alors au [traduction] « début décembre »
2014. À son arrivée à Hamadayt, le demandeur prétend qu’il a été kidnappé, mais qu’il a réussi à s’évader après huit jours. Il a voyagé pendant huit heures jusqu’à un autre village soudanais, a parlé à la police et, en décembre, est arrivé dans un camp de réfugiés du HCR. Le demandeur est resté au camp pendant deux jours, mais n’a pas demandé à recevoir des pièces d’identité du HCR.
[5]
Le demandeur s’est ensuite rendu à Khartoum, au Soudan, où il est arrivé [traduction] « peu avant le Nouvel An »
en 2014. Il a plus tard obtenu une carte d’identité soudanaise temporaire de six mois, valide de février à août 2015, qui ne pouvait pas être renouvelée selon le demandeur. Le demandeur y a également présenté une demande de passeport érythréen dans l’espoir de se rendre au Canada avec celui-ci. Il ne craignait pas de requérir les services de l’ambassade de l’Érythrée pour obtenir son passeport puisqu’il avait parlé à d’autres Érythréens qui se trouvaient dans des circonstances semblables et qui ont pu en obtenir un sans problème.
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Le demandeur vit maintenant au Soudan sans statut juridique. En 2017, il s’est fait attaquer et a perdu ses documents d’identité soudanais qui étaient expirés. Il craint d’être détenu et maltraité s’il retourne en Érythrée parce qu’il a fui le pays et quitté ses fonctions du service national.
III.
Décision faisant l’objet du contrôle
[7]
En 2016, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Soudan et il a passé une entrevue en avril 2018. L’agent a relevé un certain nombre de préoccupations et, en juillet 2018, a offert au demandeur la possibilité de répondre à ces préoccupations par courriel. Parmi ces préoccupations, il y avait le fait que le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution parce qu’il avait demandé un passeport à l’ambassade de l’Érythrée au Soudan, qu’il n’était pas explicite au sujet de ses fonctions militaires et qu’il a livré un témoignage incohérent sur un certain nombre de questions.
[8]
Le demandeur a répondu à chacune de ces préoccupations par courriel en août 2018.
[9]
L’agent n’était pas satisfait des explications du demandeur. Le 29 août 2019, l’ambassade du Canada en Italie a refusé sa demande parce qu’elle a conclu que le demandeur manquait de crédibilité. Compte tenu de la preuve, y compris de la demande, de l’entrevue et des réponses écrites du demandeur aux préoccupations de l’agent après l’entrevue, l’agent a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les déclarations du demandeur étaient [traduction] « probablement plus fausses que vraies »
et que ses déclarations n’étaient [traduction] « pas crédibles »
. L’agent a conclu qu’il n’avait pas répondu véridiquement aux questions, comme l’exige l’article 16 de la LIPR :
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IV.
Questions en litige et norme de contrôle
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Le demandeur décrit ainsi les questions en litige : [traduction] « Les conclusions de l’agent quant à la crédibilité du demandeur servant à établir son admissibilité étaient-elles déraisonnables? »
et [traduction] « La conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur ne craignait pas subjectivement d’être renvoyé en Érythrée était-elle déraisonnable? »
. Le défendeur présente plutôt ainsi la question en litige : [traduction] « L’appréciation de la preuve par l’agent était-elle raisonnable? »
.
[11]
Comme aucune erreur de droit n’est présumée, la seule question est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. La décision dans son ensemble sera examinée selon la norme de la décision raisonnable, puisqu’aucun mécanisme d’appel n’est prévu par la loi, qu’aucune norme n’a été établie par voie législative et qu’aucune question de droit écartant la présomption n’est en jeu. En effet, il existe désormais une présomption que la norme de la décision raisonnable s’applique. Elle peut être réfutée lorsque la loi prévoit le contraire (c.-à-d. par un mécanisme d’appel prévu par la loi ou une norme de contrôle établie par voie législative) ou lorsque la Cour est saisie de « questions constitutionnelles, [de] questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et [de] questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs »
. Pour être raisonnable, la décision doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, puis justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux par.16, 17 et 85).
[12]
Le demandeur soutient que l’agent a commis deux erreurs mixtes de fait et de droit : premièrement, dans son appréciation de la preuve relativement à la crédibilité du demandeur et deuxièmement, dans son évaluation de la crainte subjective du demandeur. Le défendeur fait valoir que l’agent a pris une décision raisonnable quant aux deux questions.
[13]
En ce qui concerne tout d’abord la crédibilité, le demandeur cite des décisions qui démontrent supposément que les conclusions relatives à la crédibilité ne doivent pas se fonder sur des faits sans importance ou sans pertinence (Owusu-Ansah c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1989), 98 N.R. 312 (CAF); Shaheen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 670, aux par. 13 et 14).
[14]
Le demandeur soutient que l’appréciation de la crédibilité du demandeur par l’agent était déraisonnable pour trois motifs : premièrement, l’agent a conclu que le demandeur n’était pas explicite au sujet de ses fonctions militaires, et ce, malgré la preuve; deuxièmement, l’officier a conclu qu’il avait reçu un entraînement militaire spécial même en l’absence de preuve pouvant étayer cette conclusion; troisièmement, l’agent s’est appuyé sur des [traduction] « incohérences sans importance »
dans l’exposé circonstancié du demandeur. De plus, le demandeur fait valoir que des conclusions défavorables quant à la crédibilité de certains aspects d’une demande d’asile ne libèrent pas l’agent de l’évaluation du risque auquel le demandeur est exposé en raison d’autres aspects crédibles de la demande. (Ghirmatsion c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 519).
[15]
Le défendeur est d’avis contraire. Il prétend que le demandeur souhaite simplement que la preuve soit soupesée à nouveau en sa faveur et que, dans tous les cas, le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de fournir un tableau « complet et crédible »
de ses antécédents, ce qui constitue un motif de refus (Kabran c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 115). Il souligne également que la Cour a déjà décidé qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité peut être un motif de refus de la demande en entier (Ameni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 164, au par. 13 [Ameni]). Le défendeur souligne les présumées incohérences dans la demande du demandeur qui, à son avis, justifient une conclusion défavorable quant à la crédibilité.
[16]
En ce qui concerne la crainte subjective de persécution, le demandeur prétend que l’agent devait faire abstraction d’une absence de crainte subjective puisque, lorsqu’un fondement objectif aux craintes du demandeur a été établi, la demande du demandeur ne doit pas être refusée pour absence de crainte subjective. Il cite à l’appui de cette prétention la décision Han c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 978, au paragraphe 22. Selon lui, la preuve objective sur les conditions en Érythrée établit cette crainte.
[17]
Le défendeur soutient que l’agent n’était pas obligé de procéder à cette analyse après avoir tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité. À son avis, les éléments de preuve dont disposait l’agent étayaient sa décision de rejeter la demande.
V.
Analyse
[18]
Bien que l’agent ait droit à une grande déférence dans ses conclusions, j’estime que sa décision dépasse les limites de la décision raisonnable. Même s’il est vrai qu’un demandeur d’asile peut voir sa demande rejetée s’il manque de crédibilité (Ameni, au par. 13), les propos du juge Gascon dans la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924, au par. 23 (CanLII) sonnent également vrai :
[…] Le décideur ne doit pas effectuer une analyse trop détaillée ou trop zélée de la preuve. En d’autres mots, toutes les incohérences et invraisemblances ne justifient pas une conclusion défavorable quant à la crédibilité; ces conclusions ne devraient pas se fonder sur un examen « microscopique » de questions sans pertinence ou périphériques eu égard à la demande d’asile […].
[20]
L’agent s’est peut-être trop attardé aux mots du demandeur, à savoir que son entraînement militaire consistait en [traduction] « de l’entraînement sur des cibles, un entraînement militaire secret »
. Dans son courriel en réponse aux diverses préoccupations de l’agent, le demandeur a tenté de clarifier les tâches qu’il a accomplies. L’agent n’a pas donné suite adéquatement à ces tentatives de clarification.
[21]
L’agent a aussi semblé tirer des conclusions sans fondement factuel ni explication lorsqu’il a déclaré que le demandeur avait [traduction] « divers privilèges et une formation qui ne sont pas habituels pour la plupart des conscrits »
. L’agent n’a pas expliqué dans ses motifs comment il en est venu à cette conclusion en se fondant sur la preuve. Comme l’affirme le demandeur, les seuls éléments de preuve au dossier indiquent que l’entraînement du demandeur était habituel. Même si l’agent avait le droit de ne pas croire cette preuve, il n’avait pas le droit de tirer une conclusion dans le sens contraire en l’absence d’éléments de preuve à l’appui.
[22]
L’agent a relevé plusieurs incohérences, notamment la rémunération et le congé accordés au demandeur, les dates d’entrée au Soudan et les renseignements sur sa carte d’identité soudanaise. Je suis convaincu par l’argument du demandeur selon lequel ces incohérences, prises ensemble, étaient trop mineures pour appuyer les conclusions de l’agent.
[23]
Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable en raison de l’analyse microscopique par laquelle il a tiré sa conclusion sur la crédibilité.
[24]
Compte tenu de ma conclusion sur l’analyse de la crédibilité du demandeur par l’agent, il n’est pas nécessaire que j’aborde l’argument de la crainte subjective.
VI.
Conclusion
[25]
Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rendre une nouvelle décision. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5262-18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et la présente affaire n’en soulève aucune. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Paul Favel »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 7e jour de février 2020.
Claude Leclerc, traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5262-18
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INTITULÉ :
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EFREM ESTIFANOS REDAE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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le 5 septembre 2019
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jugement et motifs :
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LE JUGE FAVEL
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 29 JANVIER 2020
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COMPARUTIONS :
Tara McElroy
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POUR LE DEMANDEUR
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Laoura Christodoulides
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates
Toronto (Ontario)
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pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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pour le défendeur
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