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Date : 20200124


Dossier : IMM‑6559‑18

Référence : 2020 CF 125

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SEVDIJE HASANI

(ALIAS ALBULENA DALIPI)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La demanderesse, Sevdije Hasani, sollicite l’annulation de la décision du 29 novembre 2018 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a conclu qu’elle ne pouvait avoir la qualité de réfugié aux termes de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], parce qu’elle avait commis des crimes graves avant d’arriver au Canada et de présenter une demande d’asile. Devant la SPR, la demanderesse a reconnu l’essentiel de la conduite qui lui était reprochée, mais a maintenu que sa conduite ne constituait pas des actes de grande criminalité. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, elle affirme que la conclusion de la SPR portant qu’elle ne peut avoir qualité de réfugié en raison de grande criminalité est déraisonnable. Elle ajoute que la SPR a eu tort de rejeter sa demande d’asile sans se demander en premier lieu si elle avait compétence pour la trancher.

[2]  Pour les motifs qui suivent, il sera fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire. Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, je ne crois pas que la compétence était une question en litige devant la SPR. Même s’il l’avait soulevée dans son avis initial d’intervention devant la SPR, le ministre a renoncé à cette objection peu après. D’un autre côté, je conviens avec la demanderesse que la décision de la SPR portant qu’elle ne peut avoir la qualité de réfugié pour cause de grande criminalité est déraisonnable. Par conséquent, la décision de la SPR doit être annulée et l’affaire renvoyée pour réexamen.

II.  CONTEXTE

[3]  Il est nécessaire de présenter le contexte de manière assez détaillée.

[4]  La demanderesse est une citoyenne du Kosovo, où elle est née en mars 1975.

[5]  La demanderesse est arrivée pour la première fois au Canada avec ses parents au printemps 1999, dans le cadre de l’opération d’évacuation humanitaire d’urgence Parasol, une initiative canadienne qui visait à réinstaller les réfugiés de la guerre du Kosovo. Mais environ trois mois après leur arrivée ici, le père de la demanderesse a décidé de retourner au Kosovo. La demanderesse et sa mère l’ont suivi.

[6]  À l’époque, la demanderesse avait un bon ami du nom de Bashkim Dalipi. M. Dalipi et un certain nombre des membres de sa famille élargie avaient également quitté le Kosovo en 1999 et obtenu le droit d’asile aux États‑Unis. Parmi ces parents figuraient notamment sa sœur, Sanije Dalipi, et sa belle‑sœur, Albulena Dalipi.

[7]  Bashkim est retourné au Kosovo en 2000 pour quelques mois et a entamé une relation amoureuse avec la demanderesse. Ils ont décidé de se marier. Cependant, le père de la demanderesse s’opposait avec véhémence à cette union, car la mère de Bashkim était une Serbe bosniaque. Bashkim est retourné aux États‑Unis, mais il est resté en contact avec la demanderesse.

[8]  À un moment donné en 2001 ou 2002, la demanderesse a obtenu un titre de voyage pour réfugié des services américains de citoyenneté et d’immigration des États-Unis [USCIS] au nom de Sanije Dalipi. (Les titres de voyage pour réfugiés sont délivrés par les signataires de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951 [1969] RT Can No 6 [la Convention sur les réfugiés], aux réfugiés qui séjournent légalement sur leur sol, conformément à leur obligation prévue à l’article 28 de la Convention.) La demanderesse affirme qu’elle a eu recours aux services d’un agent au Kosovo pour obtenir ce document. Elle lui avait remis les documents de Sanije et sa propre photographie. Quelque temps après, l’agent lui a fourni le titre de voyage pour réfugié. Bien qu’il ait été obtenu sur la base de fausses déclarations (c’est la demanderesse et non Sanije qui avait fait la demande tandis que la photographie qui y était jointe était celle de la demanderesse, et non de Sanije), rien ne donne à penser qu’il ne s’agissait pas d’un document authentique délivré par les USCIS. (La question de savoir si Sanije savait ou non que la demanderesse s’était servie de ses documents n’est pas claire. La demanderesse a prétendu devant la SPR que Sanije le savait, ce qu’elle a invoqué comme une circonstance atténuante. Cependant, au moment de son entrevue par des agents du US Customs & Border Protection [Service américain des douanes et de la protection des frontières (l’USCBP)] en avril 2012 – comme cela est décrit plus loin – elle a déclaré que Sanije savait que quelqu’un s’était servi de ses documents pour obtenir un titre de voyage pour réfugié, mais qu’elle ne savait pas que c’était la demanderesse. La commissaire de la SPR n’aborde pas cette disparité dans la preuve; elle a plutôt présumé que Sanije avait consenti à ce que ses documents soient utilisés, sans juger toutefois qu’il s’agissait d’une circonstance atténuante.)

[9]  La demanderesse et Bashkim se sont mariés au Kosovo dans le cadre d’une cérémonie religieuse en juin 2003. Elle n’a pas dit à ses parents qu’ils s’étaient mariés.

[10]  La demanderesse a utilisé le titre de voyage au nom de Sanije pour entrer aux États‑Unis le 20 décembre 2003. Elle a expliqué qu’il était plus facile et plus rapide de procéder de cette manière plutôt que d’attendre que son époux la parraine.

[11]  La demanderesse et Bashkim se sont retrouvés à Pittsburgh. Ils ont vécu ensemble jusqu’en novembre 2011, date à laquelle ils se sont séparés. Ils ont eu deux enfants aux États‑Unis : une fille née en 2006 et un fils né en 2008.

[12]  La demanderesse s’est servie du titre de voyage au nom de Sanije une autre fois seulement, au moment de son arrestation en juin 2005 pour vol à l’étalage d’une petite quantité de maquillage à Pittsburgh. Même si elle a apparemment été accusée de vol dans un commerce de détail, de présentation d’une fausse identité aux forces de l’ordre et de complot criminel, elle n’a été déclarée coupable que de vol dans un commerce de détail et a écopé d’une petite amende.

[13]  Je m’arrête ici pour noter que les renseignements fournis par les autorités américaines n’indiquent pas clairement quelle conduite a donné lieu à l’accusation de [traduction« présentation d’une fausse identité aux forces de l’ordre ». Apparemment, le dossier d’arrestation concernait une certaine Sanije Dalipi, bien qu’Albulena Dalipi soit également mentionné comme nom d’emprunt. La demanderesse a d’une manière ou d’une autre réussi à rester aux États‑Unis après cet incident, même si elle n’y avait aucun statut. En l’espèce, elle n’a pas contesté avoir présenté le titre de voyage pour réfugié au nom de Sanije comme étant le sien. On ne sait pas si les autorités américaines se sont rendu compte à ce moment‑là que la demanderesse avait ainsi commis une fraude à l’identité.

[14]  En 2009, alors qu’elle était encore aux États‑Unis, la demanderesse a obtenu un deuxième titre de voyage pour réfugié délivré par les USCIS, cette fois au nom d’Albulena. Elle a expliqué qu’il était plus facile et plus rapide de procéder ainsi plutôt que de régulariser son statut aux États‑Unis. Comme la fois précédente, elle a eu recours aux services d’un agent qui lui a procuré le document. Elle lui avait remis les documents d’Albulena (qui était au courant et avait donné sa permission) et sa propre photographie. (Albulena était apparemment retournée au Kosovo en laissant ses documents aux États‑Unis où elle n’avait pas l’intention de revenir.) Quelque temps après, l’agent lui a remis le titre de voyage, délivré le 2 juin 2009. (Ce titre de voyage a finalement été saisi par les autorités américaines chez Bashkim le 27 février 2012. Les circonstances de cette saisie ne sont pas divulguées dans le dossier. Une copie de ce titre de voyage est incluse dans le dossier certifié du tribunal [le DCT].)

[15]  Comme précédemment, ce titre de voyage a également été obtenu sur la base de fausses déclarations, mais rien ne donne à penser qu’il ne s’agissait pas d’un document authentique délivré par les USCIS.

[16]  La preuve n’est pas tout à fait claire, mais la demanderesse ne conteste pas qu’en juillet 2009 ou vers cette date, elle a présenté une demande de carte verte en se servant du titre de voyage au nom d’Albulena. Cependant, elle ne s’est pas présentée à une entrevue comme elle y était tenue, et s’est désistée de la demande. Des renseignements provenant des autorités américaines laissent penser que le 7 septembre 2010, la demanderesse a déposé une deuxième demande de carte verte en se servant de ce même titre de voyage. Bien qu’elle ait livré un témoignage déroutant sur ce point, la demanderesse n’a pas nié avoir soumis la demande ou s’être présentée cette fois‑là à une entrevue (le 10 mai 2011). Le dossier ne précise pas quelle a été l’issue de cette demande.

[17]  La demanderesse s’est également servie de ce titre de voyage pour voyager au Kosovo pendant environ six semaines en 2009. Elle est retournée aux États‑Unis le 19 octobre 2009.

[18]  Des renseignements provenant du Département américain de la sécurité intérieure laissent entendre qu’au mois d’avril 2012, la demanderesse était visée par une enquête aux États‑Unis pour vol d’identité et fraude liée à l’aide sociale. Les allégations précises n’ont pas été fournies et ne semblent avoir rien donné. Dans le témoignage qu’elle a fourni devant la SPR en 2018, la demanderesse a nié avoir, à quelque moment que ce soit, utilisé une fausse identité pour obtenir des prestations d’aide sociale. La commissaire de la SPR ne s’est prononcée ni dans un sens ni dans l’autre sur ce point.

[19]  À la suite de sa séparation de Bashkim, la demanderesse et ses deux enfants ont quitté les États‑Unis pour entrer au Canada le 25 décembre 2011. La demanderesse a présenté une demande de protection pour elle et ses enfants. Sa demande a été introduite à Windsor le 18 janvier 2012. Les formulaires Fondement de la demande d’asile des demandeurs d’asile ont été soumis à la CISR le 15 février suivant. (Les demandes d’asile présentées au nom des enfants de la demanderesse nés aux États‑Unis ont fait l’objet d’un désistement à l’audience.)

[20]  Le 2 avril 2012, la demanderesse est entrée accidentellement aux États‑Unis par le tunnel Windsor/Detroit. Elle avait reçu pour instruction de se présenter ce jour‑là à l’Agence des services frontaliers du Canada pour la prise de ses empreintes digitales pour les questions liées à sa demande d’asile, mais elle n’est pas descendue du bus au bon endroit; au lieu de cela, elle s’est retrouvée aux États‑Unis. Son fils de trois ans était avec elle.

[21]  Lorsqu’elle a été interrogée par des agents de l’USCBP, la demanderesse a reconnu avoir utilisé le titre de voyage pour réfugié au nom de Sanije et celui au nom d’Albulena pour entrer aux États‑Unis le 20 décembre 2003 et le 19 octobre 2009, respectivement, et a fourni une déclaration sous serment à cet effet. Lorsqu’elle a avoué avoir utilisé irrégulièrement les deux titres de voyage, elle n’a été ni arrêtée ni visée par des accusations. Elle s’est plutôt vu signifier un avis de renvoi accéléré et a été informée qu’il lui était interdit d’entrer aux États‑Unis pendant cinq ans. Elle et son fils sont revenus au Canada en autobus.

III.  ANALYSE

A.  Question préliminaire – La compétence

[22]  Le 25 mai 2018, après un retard considérable attribuable à l’arriéré des cas, l’audience de la demanderesse devant la SPR a été fixée au 21 juin suivant. Elle a ensuite été déplacée au 19 octobre 2018, car la demanderesse avait changé d’avocat.

[23]  Dans une lettre datée du 1er juin 2018, la SPR a informé le ministre que [traduction« la demandeure d’asile a été accusée notamment de fraude liée à l’identité et à l’aide sociale aux États‑Unis ». (Comme cela ressort de la preuve produite à l’audience, cette affirmation était incorrecte.) Sur cette base, la SPR a avisé le ministre, aux termes de l’article 26 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256 [les Règles de la SPR] qu’il était possible que la demanderesse ne puisse obtenir la qualité de réfugié au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. La SPR a également avisé le ministre, au titre de l’alinéa 28(1)a) des Règles de la SPR, que la demanderesse pourrait être interdite de territoire « pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, ou pour grande criminalité ou criminalité organisée », et au titre de l’alinéa 28(1)b), qu’il « [pourrait y avoir] une accusation en instance contre l[a] demandeur[e] d’asile pour une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ». Par ailleurs, la SPR a informé le ministre, au titre de l’alinéa 28(1)c) des Règles de la SPR, que la demande d’asile de la demanderesse pourrait être irrecevable devant la SPR en raison de l’alinéa 101(1)f) de la LIPR, à savoir pour cause de « prononcé d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux – exception faite des personnes interdites de territoire au seul titre de l’alinéa 35(1)c) –, grande criminalité ou criminalité organisée ». Comme nous le verrons tout de suite après, le ministre a fondé son intervention sur des motifs beaucoup plus restreints que ceux-ci.

[24]  Dans une seconde lettre datée du 7 juin 2018 et adressée au ministre, la SPR a soulevé une autre possibilité, soit celle selon laquelle la demande d’asile de la demanderesse puisse être irrecevable devant la SPR en raison de l’alinéa 101(1)a) de la LIPR, à savoir que « l’asile a été conféré [à la] demandeur[e] au titre de la présente loi ».

[25]  Dans une lettre datée du 18 juin 2018, le ministre a informé la SPR et la demanderesse qu’il avait l’intention d’intervenir devant la SPR. L’avocate du ministre soulevait deux questions. Premièrement, elle [traduction« craignait que la demandeure d’asile se soit déjà vu accorder par le Canada la qualité de réfugié au sens de la Convention lors de l’opération Parasol de 1999, durant laquelle le Canada a évacué par pont aérien 5 000 Kosovars pour les mettre à l’abri des combats et des bombardements intenses qui faisaient rage à ce moment‑là ». L’avocate du ministre a fait remarquer qu’il était « très important d’examiner cette question, car la SPR pourrait être dessaisie de l’affaire ».

[26]  Deuxièmement, l’avocate du ministre faisait valoir qu’à cause de son aveu du 2 avril 2012 aux agents de l’USCBP, selon lequel elle avait obtenu des titres de voyage pour réfugié sous une autre identité et qu’elle s’en était servi à deux reprises pour entrer aux États‑Unis, la demanderesse ne pouvait peut-être pas avoir la qualité de réfugié pour cause de crimes graves, aux termes de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. En particulier, l’avocate du ministre soutenait que la demanderesse avait [traduction« commis deux (2) infractions criminelles » au titre du Code criminel, LRC 1985, c C‑46, à savoir, faux ou usage de faux en matière de passeport, en contravention du paragraphe 57(1) du Code criminel, et fraude à l’identité, en contravention de l’article 403 du Code criminel.

[27]  Dans un avis modifié d’intervention du ministre daté du 21 juin 2018, l’avocate de ce dernier précisait toutefois que l’intervention porterait uniquement sur l’intégrité du programme, la crédibilité, le fondement crédible, et l’exclusion aux termes de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Au sujet de la question à savoir si l’asile avait déjà été accordé à la demanderesse, l’avocate du ministre a fourni des informations générales supplémentaires concernant l’opération Parasol. Selon ces renseignements, même si ceux sélectionnés au titre de ce programme étaient traités comme des réfugiés au sens de la Convention et qu’ils devaient obtenir la résidence permanente au Canada de manière accélérée, leur refuge temporaire, statut de réfugié et/ou résidence permanente au Canada seraient annulés s’ils décidaient de retourner dans leur pays.

[28]  Bien que l’avis modifié d’intervention ne le mentionne pas expressément, il y est certes implicite que l’avocate du ministre était convaincue que le bref séjour de la demanderesse au Canada en 1999, sous les auspices de l’opération Parasol, n’avait pas rendu sa demande d’asile irrecevable devant la SPR au titre de l’alinéa 101(1)a) de la LIPR. (À l’évidence, un agent avait auparavant tiré la même conclusion lorsque la demande d’asile avait été renvoyée devant la SPR aux termes du paragraphe 100(1) de la LIPR.) L’intervention du ministre se limitait donc aux questions énoncées dans l’avis modifié, dont la plus importante concernait l’exclusion aux termes de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

[29]  La demanderesse n’a pas sérieusement contesté la compétence de la SPR d’instruire sa nouvelle demande d’asile. Même si elle avait déclaré dans l’exposé circonstancié appuyant sa demande d’asile (signée le 14 février 2012) que sa famille avait été [traduction] « acceptée au Canada comme réfugiée au sens de la Convention en 1999 », elle devait s’imaginer que cela était vrai à l’époque, mais qu’elle avait entre‑temps perdu ce statut. Autrement, pourquoi présenterait‑elle de nouveau une demande d’asile au Canada? L’avocat de la demanderesse a soutenu devant la SPR que le statut conféré à la demanderesse à la suite de l’opération Parasol n’était [traduction« pas clair ». Toutefois, en l’absence de la moindre preuve établissant que le droit d’asile lui avait effectivement été conféré durant son bref séjour au Canada, et compte tenu de la politique prévoyant que tout statut conféré par le Canada serait de toute façon annulé par le rapatriement volontaire de la demanderesse, cette observation n’a pas soulevé de question véritable quant à la compétence de la SPR d’instruire l’affaire.

[30]  Aucune question d’irrecevabilité susceptible de remettre en cause la compétence de la SPR d’instruire l’affaire n’ayant été présentée à la commissaire, celle‑ci n’avait aucune question à trancher en la matière. Il aurait été préférable qu’elle le précise dans ses motifs, mais il était tout à fait correct de sa part de passer directement à la question de l’exclusion aux termes de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Je me tournerai à présent vers cette question.

B.  L’exclusion pour grande criminalité

(1)  Le cadre juridique

[31]  Aux termes de l’article 98 de la LIPR, « [l]a personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger ». La partie précise de l’article premier en cause ici est l’alinéa b) de la section F, qui prévoit que les dispositions de la Convention sur les réfugiés ne seront pas applicables aux personnes dont « on aura des raisons sérieuses de penser […] qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés ».

[32]  La Convention sur les réfugiés poursuit deux fins, et représente un compromis [traduction« entre le besoin d’assurer aux victimes d’oppression un traitement humanitaire, d’une part, et la volonté des États souverains de garder un contrôle sur les personnes qui cherchent à entrer sur leur territoire, d’autre part » (R (European Roma Rights Centre) c Immigration Officer at Prague Airport, [2004] UKHL 55, [2005] 2 AC 1, au para 15, adopté par la Cour suprême du Canada dans Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 RCS 431, au para 30 [Febles]). L’alinéa b) de la section F de l’article premier sert pour sa part un objectif principal – exclure de la protection ceux qui ont commis un crime grave (Febles, au para 35).

[33]  La Convention sur les réfugiés ne définit pas ce qu’est un « crime grave ». Cette question doit donc être tranchée au cas par cas. La Cour d’appel fédérale a établi que les facteurs suivants étaient pertinents pour apprécier la gravité d’un crime dans un cas donné : les éléments du crime, le mode de poursuite, la peine prescrite, les faits particuliers de l’affaire, et les circonstances atténuantes et aggravantes : voir Jayasekara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 404, [2009] 4 RCF 164, au para 44 [Jayasekara]; voir également les Principes directeurs de l’UNHCR sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (4 septembre 2003), au para 14. (Bien entendu, l’existence de renseignements relatifs à certains de ces facteurs dépend de la question de savoir si le demandeur d’asile a réellement été poursuivi pour le crime en question.) En appliquant ces facteurs, il deviendra évident que certains types d’infraction ne sont pas graves au sens requis (p. ex. menu larcin) alors que d’autres (p. ex. meurtre, viol et vol à main armée) justifient vraisemblablement l’exclusion. Les crimes qui se situent entre les deux extrêmes doivent être évalués à la lumière des circonstances particulières qui les caractérisent. Les circonstances d’un cas donné peuvent d’ailleurs aussi montrer que la perpétration d’un crime, jugé suffisamment grave en général pour justifier l’exclusion, ne l’est pas suffisamment dans ce cas particulier (voir Febles, au para 62).

[34]  Une autre considération pertinente est celle de la peine prévue au titre du droit pénal canadien. Même si, auparavant, il était présumé que toute infraction punissable d’une peine d’emprisonnement maximale de dix ans en droit canadien était grave aux fins de l’alinéa b) de la section F de l’article premier, la Cour suprême du Canada a adopté une approche différente dans l’arrêt Febles, estimant que « [l]e fait qu’une peine maximale d’au moins dix ans d’emprisonnement aurait pu être infligée si le crime avait été perpétré au Canada s’avère un guide utile, et les crimes qui, au Canada, rendent leur auteur passible d’une peine maximale d’au moins dix ans seront en général suffisamment graves pour justifier l’exclusion, mais il ne faudrait pas appliquer la règle des dix ans machinalement, sans tenir compte du contexte ou de manière injuste » (au para 62). Voir également Tabagua c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 709.

(2)  La décision de la SPR

[35]  La présentation de la preuve devant la SPR s’est achevée le 19 octobre 2018. Les deux parties ont fourni des observations écrites après l’audience.

[36]  Il incombait au ministre d’établir des motifs sérieux de croire que la demanderesse avait commis des crimes graves au sens de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Comme je le mentionnais plus tôt, le ministre alléguait que la demanderesse avait commis des crimes équivalant à deux infractions au titre du droit pénal canadien, soit faux ou usage de faux en matière de passeport, en contravention du paragraphe 57(1) du Code criminel, et fraude à l’identité en contravention de l’article 403 du Code criminel. Les parties ont procédé en tenant pour acquis que la demanderesse n’avait jamais été poursuivie pour les actes sous‑jacents. Cependant, comme je l’ai aussi noté plus haut, cette dernière a reconnu l’essentiel de la conduite qui lui était reprochée. La question déterminante qui se posait était donc de savoir si cette conduite admise équivalait à un « crime grave » au sens de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

[37]  Je précise que la demanderesse n’a nullement laissé entendre que sa conduite tombait sous le coup de l’article 133 de la LIPR.

[38]  Elle a reconnu que sa conduite pouvait correspondre à l’infraction de fraude à l’identité si elle avait été commise au Canada; c’est d’ailleurs la conclusion que la SPR a tirée.

[39]  D’un autre côté, la demanderesse a contesté l’allégation selon laquelle sa conduite équivalait légalement à l’infraction canadienne d’usage d’un faux passeport. Elle soutenait que le paragraphe 57(1) du Code criminel s’applique uniquement aux passeports canadiens et que les titres de voyage pour réfugié n’en sont pas, ajoutant que de toute façon, ces titres avaient été validement délivrés par l’autorité compétente aux États‑Unis. Ils n’avaient pas été physiquement altérés ni autrement falsifiés. La commissaire de la SPR a rejeté ces arguments, estimant que le paragraphe 57(1) du Code criminel s’appliquait à tout passeport, et pas seulement aux passeports canadiens, et que la « question n’est pas de savoir si la demandeure d’asile a falsifié un passeport, mais bien si elle a utilisé un passeport sachant qu’il était faux ». La commissaire a donc conclu que la conduite de la demanderesse correspondrait également à l’infraction d’usage d’un faux passeport si elle avait été commise au Canada.

[40]  Les parties ont adressé leurs observations écrites à la commissaire de la SPR en tenant compte des facteurs énoncés dans l’arrêt Jayasekara, précité, tels qu’ils ont été modifiés par l’arrêt Febles. La commissaire a à son tour structuré ses motifs autour de ces facteurs.

[41]  En ce qui concerne la peine prescrite, la commissaire de la SPR a fait remarquer que cette information n’était pas disponible, étant donné que la conduite reprochée à la demanderesse n’avait pas donné lieu à des poursuites. Elle a ajouté toutefois que suivant le droit canadien, l’infraction d’usage d’un faux passeport emporte un emprisonnement maximal de quatorze ans et celle de fraude à l’identité, un emprisonnement maximal de dix ans (si l’auteur est poursuivi par voie de mise en accusation). La commissaire a reconnu que la durée de la peine maximale au titre du droit canadien ne détermine pas à elle seule la gravité de la conduite criminelle.

[42]  En ce qui concerne le mode de poursuite, la commissaire de la SPR a de nouveau fait remarquer que cette information n’était pas disponible, étant donné que la demanderesse n’avait été poursuivie pour aucune des deux infractions. Cela dit, la commissaire a expressément rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel il était pertinent qu’au titre du droit canadien, la fraude à l’identité soit une infraction hybride dont l’auteur peut être poursuivi par voie de mise en accusation ou par procédure sommaire; pour la commissaire, cela « ne fait pas en sorte que le présent cas de fraude à l’identité se situe du côté inférieur de l’échelle de gravité ».

[43]  En ce qui concerne les « éléments constitutifs du crime », la commissaire de la SPR n’a pas examiné les éléments juridiques constitutifs des infractions. Elle a plutôt décrit la conduite en question, qu’elle a ensuite reliée à chacune des infractions en cause. Ainsi, en ce qui concerne l’usage d’un faux passeport, elle a fait remarquer que la demanderesse avait reconnu avoir utilisé un faux titre de voyage pour entrer aux États‑Unis en 2003, et un autre lors de son voyage de retour au Kosovo en 2009. En ce qui concerne la fraude à l’identité, elle a jugé que la demanderesse avait utilisé le titre de voyage pour réfugié au nom d’Albulena lorsqu’elle avait été arrêtée pour vol à l’étalage et les deux fois qu’elle avait demandé la résidence permanente aux États‑Unis. (Bien que cela ne prête pas à conséquence, c’est en fait le titre de voyage au nom de Sanije que la demanderesse avait présenté lors de son arrestation pour vol à l’étalage en 2005. Le titre de voyage au nom d’Albulena n’a été délivré qu’en 2009.) Ce n’est peut‑être pas exactement ce que la Cour d’appel fédérale entendait par « les éléments constitutifs du crime » dans l’arrêt Jayasekara, mais ces conclusions démontrent comment la commissaire a transposé les infractions canadiennes à la conduite incriminée.

[44]  La commissaire de la SPR n’a pas été convaincue par l’observation de la demanderesse selon laquelle la décision d’avril 2012 des autorités américaines de ne pas la poursuivre et de ne pas porter d’accusation contre elle « rédui[sait] […] la gravité des crimes ». Elle a conclu que les autorités avaient simplement exercé leur pouvoir discrétionnaire et adopté la solution la plus opportune dans les circonstances, d’autant plus que la demanderesse était alors accompagnée par son fils.

[45]  La commissaire de la SPR n’a relevé aucune circonstance atténuante.

[46]  D’un autre côté, elle a expressément conclu que les facteurs suivants étaient aggravants :

  • La demanderesse n’avait pas assumé la responsabilité de ses actes.

  • La demanderesse minimisait la gravité de son inconduite.

  • La demanderesse n’a pas expliqué de manière crédible pourquoi elle n’avait pas pris de dispositions pour voyager légalement aux États‑Unis en 2003.

  • La demanderesse a décidé d’utiliser un autre titre de voyage pour réfugié obtenu par des moyens frauduleux en 2009, plutôt que de se faire parrainer par son époux, qui était alors citoyen américain.

  • La demanderesse a utilisé les titres de voyage pour réfugié de manière irrégulière à plus d’une occasion.

  • Les actes de la demanderesse auraient pu nuire aux intérêts de Sanije et d’Albulena.

  • La demanderesse savait qu’elle contrevenait à la loi.

[47]  La commissaire ne s’est pas risquée à donner son avis quant à l’éventail des peines dont la demanderesse aurait pu écoper si elle avait été poursuivie au Canada pour ces infractions. Suivant une démarche plus qualitative et tenant compte des considérations énumérées précédemment, elle a plutôt simplement conclu que la conduite de la demanderesse constituait un crime grave au sens de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés, et donc qu’elle ne pouvait avoir la qualité de personne à protéger aux termes de l’article 98 de la LIPR.

(3)  La norme de contrôle

[48]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les parties ont formulé des observations conformes à la jurisprudence ayant établi, dans les affaires telles que la présente, une norme de contrôle hybride, soit la norme de la décision correcte pour ce qui est d’interpréter l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés et la norme du caractère raisonnable pour ce qui est de l’application de cette disposition à une série particulière de circonstances : voir Hernandez Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324, au para 24 (confirmé par la Cour suprême du Canada sans mention particulière de ce point); Cho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 45, au para 7, et Guerra Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 88, aux para 18 à 21. Il est possible que cette approche doive être réexaminée compte tenu du cadre révisé de détermination de la norme de contrôle applicable au fond d’une décision administrative élaboré par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 10 [Vavilov]. Cependant, il n’est pas nécessaire ici de résoudre cette question. Si nous présumons, pour les besoins de la discussion, que l’interprétation de l’alinéa b) de la section F de l’article premier retenue par la commissaire est correcte, comme je l’explique plus loin, son application de cette disposition aux circonstances particulières de la présente affaire est déraisonnable.

[49]  La majorité dans l’arrêt Vavilov s’est également efforcée de préciser les modalités d’application de la norme du caractère raisonnable (au para 143). Les principes qu’elle a soulignés provenaient dans une large mesure de la jurisprudence antérieure, en particulier de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Quoique la présente demande ait été débattue avant la publication de l’arrêt Vavilov, le fondement sur lequel les parties ont fait valoir leurs positions respectives quant au caractère raisonnable de la décision de la SPR concorde avec le cadre de l’arrêt Vavilov. J’ai appliqué ce cadre lorsque j’ai conclu que la décision de la SPR est déraisonnable; cependant, l’issue aurait été la même suivant le cadre de l’arrêt Dunsmuir.

[50]  Le contrôle selon la norme du caractère raisonnable « vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit » (Vavilov, au para 82). L’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95). C’est la raison pour laquelle le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au para 96). Il s’ensuit que la cour saisie du contrôle judiciaire s’intéresse surtout « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). La cour de révision « doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable » (Vavilov, au para 99).

[51]  Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Lorsque le décideur a fourni des motifs, la cour de révision doit entamer son analyse du caractère raisonnable de la décision « [en examinant] les motifs donnés avec une attention respectueuse, et [en cherchant] à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov, au para 84, guillemets internes omis). Les motifs doivent être lus à la lumière de l’ensemble du dossier et en faisant preuve de la sensibilité voulue à l’égard du contexte administratif dans lequel ils ont été fournis (Vavilov, aux para 91 à 94). À moins que la décision ne soit déraisonnable, la cour de révision doit s’en remettre à la décision du décideur administratif.

[52]  La cour de justice qui applique la norme du caractère raisonnable « ne se demande […] pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution “correcte” au problème » (Vavilov, au para 83). En l’absence de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne reviendra pas sur les conclusions factuelles tirées par le décideur administratif (Vavilov, au para 125).

[53]  L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision doit être sensible, respectueuse et en même temps rigoureuse (Vavilov, aux para 12 et 13). En l’espèce, il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision de la SPR est déraisonnable. Avant que la décision puisse être annulée pour ce motif, je dois être convaincu qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

(4)  La décision de la SPR est‑elle déraisonnable?

[54]  La commissaire de la SPR a conclu que la conduite de la demanderesse correspondait aux infractions canadiennes d’usage d’un faux passeport et de fraude à l’identité. Elle a également estimé que cette conduite criminelle était suffisamment grave pour exclure la demanderesse de la protection accordée aux réfugiés. À mon avis, la décision de la SPR est déraisonnable.

a)  Usage d’un faux passeport

[55]  La demanderesse a fait valoir devant la commissaire de la SPR que son utilisation des titres de voyage pour réfugié ne pouvait tomber sous le coup de l’infraction d’usage d’un faux passeport au titre du paragraphe 57(1) du Code criminel, étant donné que cette infraction s’applique uniquement aux passeports canadiens. À l’appui de cette observation, elle cite le paragraphe 57(5) du Code criminel, qui prévoit :

Définition de passeport

Definition of passport

(5) Au présent article, passeport s’entend au sens de l’article 2 du Décret sur les passeports canadiens.

(5) In this section, passport has the same meaning as in section 2 of the Canadian Passport Order.

[56]  L’article 2 du Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86 prévoit :

passeport désigne un document officiel canadien qui établit l’identité et la nationalité d’une personne afin de faciliter les déplacements de cette personne hors du Canada;

passport means an official Canadian document that shows the identity and nationality of a person for the purpose of facilitating travel by that person outside Canada;

[57]  D’après la demanderesse, comme les titres de voyage pour réfugié n’étaient pas des documents canadiens officiels, son usage de ces titres ne pouvait tomber sous le coup du paragraphe 57(1) du Code criminel. La commissaire de la SPR a rejeté cet argument en invoquant des arguments d’interprétation législative, et a déclaré ce qui suit : « Le paragraphe 57(5) du Code criminel précise expressément qu’“[a]u présent article” [caractères gras ajoutés [par la commissaire]], c’est‑à‑dire au paragraphe 57(5), le terme “passeport” désigne un passeport canadien. Une telle précision concernant la définition de passeport ne se trouve pas au paragraphe 57(1) ». La commissaire a donc conclu que le paragraphe 57(1) « fait référence à tout passeport » et non aux passeports canadiens uniquement.

[58]  Avec égards, cette interprétation du paragraphe 57(5) du Code criminel est totalement indéfendable. Donner à cette disposition une interprétation selon laquelle elle renvoie uniquement à elle‑même revient à la rendre vide de sens et de substance, ce qui va à l’encontre des principes fondamentaux d’interprétation législative (voir Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. (Markham : LexisNexis, 2014), p. 211). À elle seule, la disposition n’a aucun effet. Son seul objet est de définir le terme « passeport », tel qu’il apparaît ailleurs à l’article 57. C’est la raison pour laquelle la disposition indique « Au présent article […] » Lorsque le paragraphe 57(1) est lu dans le contexte de tout l’article 57, par définition, une infraction au titre de cette disposition ne peut être commise qu’à l’égard d’un passeport canadien.

[59]  Cela dit, la nationalité d’un passeport est une fausse piste lorsqu’il s’agit de trancher la question de savoir si des actes posés ailleurs tomberaient sous le coup du paragraphe 57(1) du Code criminel dans l’éventualité où ils auraient été commis au Canada. La question n’est pas de savoir si la demanderesse a réellement commis une infraction au titre du paragraphe 57(1), mais plutôt d’établir si ses actes, dans l’hypothèse où ils auraient été commis au Canada, constitueraient une infraction au titre de cette disposition. Évidemment, pour que ce critère fonctionne, certains ajustements doivent être apportés aux faits réels dans l’élaboration de ce scénario hypothétique, pour autant que le fondement de l’inconduite soit préservé. Pour déterminer l’équivalence au titre du droit canadien, la question qui importe est de savoir si le document en question était un faux passeport, et non la nationalité du passeport.

[60]  La commissaire de la SPR a conclu que les titres de voyage pour réfugié étaient de faux passeports. À mon avis, cette conclusion est déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, il est manifestement évident qu’il ne s’agit pas de passeports. Leur couverture indique d’ailleurs : [traduction« Ce document n’est PAS un passeport américain ». Cela n’est pas surprenant. Les passeports ne sont délivrés qu’aux citoyens du pays qui délivre (voir paragraphes 4(1) et (2) du Décret sur les passeports canadiens) et servent à établir la citoyenneté dans le pays de délivrance. Les titulaires de titres de voyage pour réfugié ne sont pas des citoyens du pays de délivrance. Ces titres de voyage ne sont à aucun égard des passeports.

[61]  Deuxièmement, quoi qu’il en soit, rien n’indique que les titres de voyage pour réfugié ont été falsifiés. La commission d’un « faux » a un sens précis en droit canadien. Le terme désigne la fabrication d’un faux document à des fins prohibées (voir paragraphe 366(1) du Code criminel). La fabrication d’un faux document comprend l’altération, en quelque partie essentielle, d’un document authentique (voir paragraphe 366(2) du Code criminel). Bien que la demanderesse ait obtenu les titres de voyage pour réfugié par des moyens frauduleux, il s’agissait de documents authentiques qui n’avaient nullement été altérés. La demanderesse a soumis cet argument à la commissaire de la SPR dans ses observations. La réponse de cette dernière – « La question n’est pas de savoir si la demandeure d’asile a falsifié un passeport, mais bien si elle a utilisé un passeport sachant qu’il était faux » – élude simplement la question. En l’absence du moindre élément de preuve attestant que les documents n’étaient pas authentiques ou, s’ils l’étaient, qu’ils avaient été altérés en quelque partie essentielle, il était déraisonnable que la commissaire de la SPR conclue qu’ils étaient faux. Si les documents n’ont pas été falsifiés, leur utilisation ne peut constituer l’infraction particulière d’usage de faux, qu’il s’agisse ou non de passeports.

[62]  Compte tenu des droits et des privilèges que confèrent le passeport à son titulaire, il n’est pas surprenant que le Canada considère la falsification ou l’usage d’un faux passeport comme une infraction distincte qui emporte une peine de prison importante. À ce titre, il s’agirait généralement d’un crime grave aux fins de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Cela ne veut pas dire qu’un décideur ne pourrait pas, dans les circonstances d’une affaire donnée, conclure que l’utilisation irrégulière d’un titre de voyage pour réfugié, par opposition à un passeport, constitue également un crime grave. Je souligne simplement que ce sont deux questions différentes. La commissaire de la SPR a répondu à la mauvaise question.

[63]  Pour ces motifs, la conclusion portant que la conduite de la demanderesse correspondait à l’infraction criminelle canadienne d’usage d’un faux passeport est déraisonnable.

[64]  Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de s’arrêter sur l’évaluation par la commissaire de l’importance de la décision prise par les autorités américaines en avril 2012 de ne pas poursuivre la demanderesse pour utilisation irrégulière des titres de voyage pour réfugié.

b)  Fraude à l’identité

[65]  Le défendeur soutient que même si la décision de la commissaire de la SPR concernant l’infraction d’usage d’un faux passeport comportait des erreurs susceptibles de contrôle (ce qu’il n’a pas reconnu), la décision en ce qui touche l’infraction de fraude à l’identité est raisonnable, et cela suffit à confirmer le résultat.

[66]  Je ne peux souscrire à cette prétention, et ce, pour deux raisons principales.

[67]  Premièrement, la décision ultime de la commissaire repose sur les conclusions qu’elle a tirées à l’égard des deux infractions. L’analyse concernant l’infraction d’usage d’un faux passeport ne peut simplement être écartée. Elle occupe une place importante dans son analyse globale. L’usage d’un faux passeport est une infraction punissable par mise en accusation purement et simplement. La peine maximale qu’elle emporte – 14 ans d’emprisonnement – est plus importante que celle prévue pour la fraude à l’identité donnant lieu à une poursuite par mise en accusation (et beaucoup plus importante que la peine maximale prévue pour la fraude à l’identité donnant lieu à une poursuite par déclaration de culpabilité par procédure sommaire). Il s’agit là d’une indication importante suivant laquelle l’usage d’un faux passeport est intrinsèquement plus grave que la fraude à l’identité. Par ailleurs, plusieurs des conclusions de la commissaire concernant les facteurs aggravants se rapportaient précisément à la conduite qu’elle a assimilée à l’usage d’un faux passeport (c.‑à‑d., voyager à destination et en provenance des États‑Unis).

[68]  Je reconnais que les actes assimilés à l’utilisation d’un faux passeport peuvent plutôt être considérés comme constituant une fraude à l’identité. Cependant, ce n’est pas ce que la commissaire a fait. Je n’ai pas pour rôle « de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées » (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au para 11, cité avec approbation dans Vavilov, au para 97). Comme l’a jugé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, lorsque les motifs fournis par le décideur administratif « comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative » (au para 96). Comme l’a expliqué ensuite la majorité (au para 96) :

[] Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision.

[69]  Deuxièmement, même je présumais, pour les fins de la discussion, qu’il serait approprié de réinterpréter les motifs de la commissaire, en les limitant uniquement à l’infraction de fraude à l’identité ou en considérant l’ensemble de la conduite incriminée comme un cas de fraude à l’identité, la décision demeurerait malgré tout déraisonnable. Les conclusions de la commissaire à l’égard des facteurs aggravants qu’elle a invoqués pour amplifier la gravité des infractions sont truffées d’erreurs. Par exemple, considérer l’absence de remords et le défaut d’assumer la responsabilité comme des facteurs aggravants (au lieu de constater l’absence de facteurs d’atténuation) est une erreur fondamentale de principe (voir par exemple, R c Gavin, 2009 QCCA 1, aux para 24 à 29; R c Alasti, 2011 BCCA 824, au para 18; R c Hawkins, 2011 NSCA 7, au para 34; et R c JCS, 2017 BCCA 87, aux para 85 à 91). Conclure que la demanderesse n’avait pas suffisamment de recul pour apprécier la gravité de sa conduite et considérer ensuite qu’il s’agissait d’un facteur aggravant qui amplifie la gravité de sa conduite trahit un raisonnement circulaire. Au moins certains des facteurs aggravants relevés par la commissaire désignent en fait des éléments constitutifs des infractions (p. ex. utiliser les titres de voyage pour réfugié obtenus par des moyens frauduleux plutôt que de voyager légalement) et ne peuvent en soi être des facteurs aggravants (voir R c Araya, 2015 ONCA 854, aux para 24 à 26). Un autre facteur aggravant relevé par la commissaire, à savoir que la demanderesse savait qu’elle contrevenait à la loi, n’est nullement appuyé dans la jurisprudence et concorde mal avec le principe selon lequel nul n’est censé ignorer la loi. Enfin, la décision est totalement muette quant à ce qui constitue sans doute l’un des facteurs d’atténuation les plus importants en l’espèce : l’aveu volontaire fait par la demanderesse le 2 avril 2012 aux agents de l’USCBP concernant ses actes répréhensibles, et sur lequel reposaient tous les arguments du ministre. En bref, la décision trahit un manque de logique interne du raisonnement et elle est indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle (Vavilov, au para 101).

[70]  Compte tenu de ces graves lacunes relevées dans le raisonnement de la commissaire de la SPR, la décision selon laquelle la conduite équivalant à une fraude à l’identité était suffisamment grave pour que la demanderesse ne puisse obtenir la qualité de réfugié ne peut subsister non plus.

IV.  CONCLUSION

[71]  Pour ces motifs, je conclus que la décision de la SPR datée du 29 novembre 2018 est déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

[72]  Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale aux fins de la certification au titre de l’alinéa 74 d) de la LIPR. Je conviens qu’aucune question de ce type ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6559‑18

LA COUR DÉCLARE que :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de manière à corriger l’orthographe de l’alias de la demanderesse.

  2. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

  3. La décision de la Section de la protection des réfugiés du 29 novembre 2018 est infirmée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  4. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6559‑18

 

INTITULÉ :

SEVDIJE HASANI (ALIAS ALBULENA DALIPI) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 août 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 janvier 2020

 

COMPARUTION :

John Rokakis

pour la demanderesse

Prathima Prashad

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Rokakis

Avocat

Windsor (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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