Date : 20200122
Dossier : IMM-1241-19
Référence : 2020 CF 96
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2020
En présence de monsieur le juge Russell
ENTRE :
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LIUBOMYR CHAYKOVSKYY
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
INTRODUCTION
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], relativement à la décision du 24 janvier 2019 [la décision] par laquelle un agent des visas a refusé la demande de résidence permanente et de permis de travail du demandeur.
II.
LE CONTEXTE
[2]
Le demandeur, un citoyen ukrainien, souhaite obtenir un permis de travail canadien (et la résidence permanente) pour pouvoir travailler à Fort McMurray (Alberta), comme gestionnaire de bureau pour Thomas Group Inc. [Thomas Group], un entrepreneur en calorifugeage qui offre surtout ses services à l’industrie pétrolière et gazière en Alberta et en Saskatchewan.
[3]
Le demandeur détient des diplômes en droit de l’académie interrégionale de gestion du personnel et du collège coopératif d’économie de Lviv. Depuis 2000, il a occupé de nombreux postes, travaillant comme vérificateur de l’impôt, avocat, responsable du contrôle pour des entrepôts et des services de livraison, gestionnaire de la logistique et ouvrier. Même s’il a occupé des postes variés au cours des deux dernières décennies, le demandeur a presque exclusivement travaillé depuis la fin 2012 pour Brukpol‑ 2 en Pologne comme [traduction] « manœuvre général »
aux termes de contrats de courte durée.
[4]
Le 22 mars 2018, le demandeur a signé un contrat d’emploi de deux ans avec Thomas Group. Ce contrat, conditionnel à l’obtention d’un permis de travail valide, stipule que le demandeur doit accepter de s’acquitter des tâches suivantes :
[TRADUCTION]
● Superviser trois à quatre travailleurs
● Établir les priorités de tâches, déléguer des tâches au personnel de soutien de bureau et s’assurer que les délais sont respectés et les procédures suivies
● Coordonner et planifier les services de bureau et de chantier en ce qui touche les logements, les déménagements, l’équipement, les approvisionnements, les formulaires, l’aliénation des actifs, le stationnement, les services d’entretien et de sécurité
● Effectuer des activités administratives
● Superviser les commis et le personnel afférent.
[5]
Le 25 juillet 2018, Thomas Group a reçu une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] d’Emploi et Développement social Canada – Service Canada qui concluait que l’embauche d’un étranger au poste de gestionnaire de bureau à Fort McMurray (Alberta) aura une [traduction] « incidence positive ou neutre sur le marché du travail canadien »
. L’EIMT invitait donc l’étranger en question à soumettre sa demande de permis de travail à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] et notait que les exigences liées à l’emploi comprenaient notamment l’obtention d’un certificat ou d’un diplôme de niveau universitaire ainsi que l’établissement des compétences en anglais, tant à l’oral qu’à l’écrit.
[6]
Le 22 janvier 2019, le demandeur a soumis sa demande de résidence permanente et de permis de travail dans laquelle il mentionnait qu’il était capable de communiquer en anglais et qu’il détenait un diplôme d’études postsecondaires en droit. Il fournissait aussi une liste de ses expériences professionnelles.
[7]
Le demandeur a inclus dans sa demande une lettre de soutien de M. Erhardt Tutto, président de Thomas Group, qui déclarait que le demandeur avait été engagé en raison de son expérience en matière de gestion et de logistique, de ses connaissances et de son expérience de l’industrie du calorifugeage, de sa formation d’avocat et de son expérience dans le domaine de la construction. La lettre indiquait également que ses aptitudes linguistiques étaient satisfaisantes pour les besoins du poste, et même que ses compétences en anglais s’étaient [traduction] « grandement améliorées »
.
[8]
Le demandeur a également soumis ses résultats à l’examen de l’International English Language Testing System [IELTS] datés du 15 décembre 2018, selon lesquels il avait obtenu la note globale de 4,5/9, et en particulier 4,5/9 pour la compréhension de l’oral, 4,0/9 pour la compréhension de l’écrit, 5,0/9 pour l’expression écrite et 3,5/9 pour l’expression orale.
III.
LA DÉCISION CONTESTÉE
[9]
Le 24 janvier 2019, le demandeur a reçu une lettre de l’agent des visas refusant sa demande de permis de travail et de résidence permanente. L’agent des visas précisait que sa demande ne remplissait pas les exigences de la LIPR et concluait en particulier que le demandeur n’a [traduction] « pas réussi à démontrer qu’[il répondrait] aux exigences de [son] futur emploi »
.
[10]
L’agent a consigné dans ses notes des motifs détaillés justifiant le refus de la demande de permis de travail. L’agent estimait que le demandeur n’avait pas d’expérience de commis principal, de secrétaire de direction ou d’administrateur de bureau pour les besoins du poste, ni les aptitudes requises en anglais vu ses faibles résultats obtenus à l’examen de l’IELTS. Bien qu’il ait reconnu son expérience de répartiteur d’entrepôt et de gestionnaire de la logistique, l’agent des visas a indiqué que l’expérience du demandeur n’était ni pertinente ni récente. Pour ces motifs, la demande a été refusée.
IV.
LES QUESTIONS À TRANCHER
[11]
Les questions à trancher dans le cadre de la présente affaire sont les suivantes :
L’évaluation par l’agent des visas des compétences linguistiques du demandeur était‑elle erronée?
L’agent des visas a‑t‑il eu tort de resserrer les exigences professionnelles lorsqu’il a analysé la capacité du demandeur à effectuer le travail proposé?
L’agent des visas a‑t‑il commis une erreur en faisant abstraction d’éléments de preuve pertinents?
V.
LA NORME DE CONTRÔLE
[12]
La présente affaire a été débattue avant que la Cour suprême du Canada rende ses arrêts récents Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. Le jugement de la Cour a été pris en délibéré. Les observations des parties quant à la norme de contrôle s’inspiraient donc du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Cependant, compte tenu des circonstances de la présente affaire et des instructions formulées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 144, notre Cour a estimé qu’il n’était pas nécessaire de réclamer aux parties des observations additionnelles au sujet de la norme de contrôle. Dans l’examen de la demande, j’ai appliqué le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, lequel ne change en rien les normes de contrôle applicables en l’espèce non plus que mes conclusions.
[13]
Aux paragraphes 23 à 32 de l’arrêt Vavilov, la majorité cherche à simplifier la démarche que doit entreprendre une cour de justice pour sélectionner la norme de contrôle applicable aux questions dont elle est saisie. La majorité élimine l’approche contextuelle et catégorielle adoptée dans l’arrêt Dunsmuir à la faveur d’une présomption d’application de la norme du caractère raisonnable. Cependant, la majorité fait remarquer que cette présomption peut être écartée (1) lorsque le législateur prescrit clairement une autre norme de contrôle (Vavilov, aux par. 33 à 52) et (2) lorsque la règle de droit exige l’application de la norme de la décision correcte, comme à l’égard des questions constitutionnelles, des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et des questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux par. 53 à 64).
[14]
Le demandeur et le défendeur ont tous deux fait valoir que la norme de contrôle applicable à l’évaluation par l’agent des visas de la demande de résidence permanente et de permis de travail du demandeur était celle du caractère raisonnable.
[15]
Rien ne permet de réfuter la présomption suivant laquelle c’est la norme du caractère raisonnable qui trouve à s’appliquer en l’espèce. Son application aux questions en litige concorde également avec la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov. Voir Toor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1143 au par. 6, Baran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 463, aux par. 15 et 16 et Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 440, aux par. 22 et 23.
[16]
Au moment de contrôler une décision selon la norme du caractère raisonnable, l’analyse consistera à déterminer si la décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov, au par. 99). La norme du caractère raisonnable est une norme unique qui varie et « s’adapte au contexte »
(Vavilov, au par. 89 citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 59). Ces contraintes d’ordre contextuel « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir »
(Vavilov, au par. 90). En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au par. 100). La Cour suprême du Canada énumère deux types de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable : (1) le manque de logique interne du raisonnement; et (2) le caractère indéfendable d’une décision « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle]
»
(Vavilov, au par. 101).
VI.
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
[17]
Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes quant à la présente demande de contrôle judiciaire :
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[18]
La disposition suivante du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés DORS/2002‑227 [le Règlement] est pertinente quant à la présente demande de contrôle judiciaire :
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VII.
LES ARGUMENTS DES PARTIES
A.
Le demandeur
[19]
Le demandeur fait valoir que la décision par laquelle son permis de travail a été refusé était déraisonnable pour les motifs suivants : 1) ses compétences linguistiques n’ont pas été évaluées en fonction de l’emploi en question; 2) les exigences professionnelles ont été resserrées; et 3) des éléments de preuve pertinents et essentiels, comme la lettre de M. Tutto et son expérience professionnelle de haut niveau acquise au fil des ans, n’ont pas été évalués. Par conséquent, il demande à la Cour de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire, d’infirmer la décision et de renvoyer la demande à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision.
1)
Évaluation des compétences linguistiques du demandeur
[20]
Le demandeur soutient que l’agent des visas a évalué ses compétences linguistiques de manière déraisonnable, car il n’a pas analysé en quoi lesdites compétences affecteraient sa capacité à remplir les tâches liées à l’emploi proposé.
[21]
Le demandeur cite le guide opérationnel d’IRCC selon lequel :
Pour décider s’il est nécessaire de présenter des preuves de la capacité linguistique, les notes de l’agent doivent faire référence aux exigences prévues dans l’EIMT, aux conditions de travail décrites dans l’offre d’emploi et aux exigences établies dans la CNP pour le type de poste précis, dans la détermination du niveau exact des compétences linguistiques nécessaires pour effectuer le travail prévu. Les notes inscrites dans le système doivent indiquer clairement l’évaluation linguistique effectuée par l’agent et, dans les cas où la demande est rejetée, elles doivent présenter clairement l’analyse portant sur la manière dont le demandeur n’a pas réussi à convaincre l’agent qu’il serait capable d’effectuer le travail souhaité.
[22]
Par conséquent, le demandeur soutient que l’agent des visas n’a mentionné ni les conditions de travail ni la Classification nationale des professions [CNP] lorsqu’il a examiné la question de savoir s’il remplissait les exigences linguistiques pour les besoins du poste. Le demandeur ajoute en outre que l’agent des visas n’a pas tenu compte du fait que l’employeur est satisfait de ses compétences linguistiques, et que celles‑ci se sont rapidement améliorées. Le demandeur fait donc valoir que l’évaluation par l’agent des visas de ses compétences linguistiques était déraisonnable.
2)
Resserrement des exigences professionnelles
[23]
Le demandeur soutient également qu’il était déraisonnable que l’agent des visas exige une [traduction] « expérience de commis principal ou de secrétaire de direction liée à l’administration de bureau »
alors que la CNP note qu’une telle expérience n’est qu’« habituellement requise »
et que l’EIMT exige seulement trois à cinq ans d’expérience professionnelle.
[24]
Selon le demandeur, l’agent des visas a ainsi clairement resserré les exigences professionnelles prévues dans l’EIMT et la CNP, sans expliquer en quoi cela était nécessaire pour qu’il puisse effectuer adéquatement le travail proposé au Canada, ce qui rendait la décision déraisonnable. Le demandeur dit plutôt que son expérience professionnelle cumulative et sa formation juridique formelle sont suffisantes en l’espèce.
3)
Défaut d’évaluer explicitement la preuve pertinente
[25]
Enfin, le demandeur soutient que l’agent des visas a fait abstraction de manière déraisonnable d’éléments de preuve pertinents qui contredisent directement la conclusion portant qu’il ne possédait pas l’expérience nécessaire ni les aptitudes requises en anglais pour effectuer adéquatement le travail en question.
[26]
D’après le demandeur, notre Cour a conclu qu’il est déraisonnable de ne pas mentionner des éléments de preuve importants qui contredisent les conclusions du décideur : voir Cepeda‑Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1998] 157 FTR 35 (CF), aux par. 14 à 17. Par conséquent, poursuit le demandeur, la décision de l’agent des visas est déraisonnable, car ce dernier :
n’a pas pris acte de la lettre de M. Tutto, qui mentionne explicitement que le demandeur possède l’expérience, la formation scolaire et les aptitudes linguistiques requises pour effectuer le travail en question;
n’a pas prêté attention aux dix années d’expérience professionnelle hautement spécialisée du demandeur.
[27]
Pour ces motifs, le demandeur fait valoir qu’il y a lieu de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.
B.
Le défendeur
[28]
Le défendeur fait valoir que l’agent des visas a effectué une analyse exhaustive et raisonnable de la demande de résidence permanente et de permis de travail en question et que le demandeur veut tout simplement que la Cour procède à une nouvelle appréciation de la preuve dont disposait l’agent des visas. Il estime donc que la décision devrait être confirmée.
1)
Évaluation des compétences linguistiques du demandeur
[29]
Le défendeur soutient qu’il incombe au demandeur de convaincre l’agent des visas qu’il remplit toutes les exigences prévues par la loi pour obtenir le permis de travail en question (Virk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 150, aux par. 5 et 6). En l’espèce, l’agent des visas estimait que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve établissant qu’il possédait les aptitudes requises en anglais, à l’oral et à l’écrit, pour effectuer adéquatement le travail en question.
[30]
Le défendeur soutient que l’agent des visas n’a pas eu tort de privilégier les résultats objectifs de l’IELTS à l’évaluation des compétences linguistiques contenue dans la lettre de M. Tutto, [traduction] « lequel avait un intérêt direct à ce que la demande de permis de travail du demandeur connaisse une issue favorable »
. À ce titre, l’évaluation par l’agent des visas des compétences linguistiques du demandeur était raisonnable.
2)
Resserrement des exigences professionnelles
[31]
Le défendeur soutient également que le demandeur n’a pas établi qu’il avait fourni à l’agent des visas suffisamment d’éléments de preuve démontrant qu’il possédait l’expérience professionnelle nécessaire pour les besoins de l’emploi proposé. Il fait remarquer que le carnet de travail et la liste d’emplois qu’il a présentés ne fournissent pas de détails relatifs aux responsabilités et aux fonctions associées aux antécédents énumérés sur la liste. À ce titre, la décision en ce qui touche le manque d’expérience professionnelle pertinente du demandeur était raisonnable compte tenu de l’insuffisance de la preuve démontrant qu’il remplissait toutes les exigences prévues par la loi pour pouvoir obtenir le permis de travail.
3)
Défaut d’évaluer explicitement la preuve pertinente
[32]
Enfin, le défendeur fait valoir qu’il est bien établi que la Cour saisie d’une demande de contrôle n’a pas pour rôle de substituer sa décision à celle de l’agent des visas (Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 FCT 606, au par. 9). Par conséquent, de soutenir le défendeur, la Cour ne devrait pas revenir sur la décision si celle‑ci est globalement défendable au regard de la preuve dont disposait l’agent des visas.
[33]
En particulier, le défendeur soutient que le fait que l’agent des visas n’a pas explicitement mentionné certains éléments de preuve dans ses notes ne signifie pas qu’il en a fait abstraction. En fait, le défendeur cite la décision rendue par notre Cour dans Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 793, au paragraphe 17, qui reconnaît que « l’agent est présumé avoir soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis, à moins que l’on démontre le contraire […] »
.
[34]
Le défendeur soutient que la Cour ne doit pas obliger les agents des visas à dresser une liste exhaustive de tous les éléments de preuve considérés pour rendre leur décision, car cela [traduction] « nuirait indûment à une bonne administration, compte tenu du volume de demandes que [ces] agents doivent traiter »
. Le défendeur cite la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khan, 2001 CAF 345, au paragraphe 32, qui fait observer que « la Cour doit se garder d’imposer un niveau de formalité procédurale qui risque de nuire indûment à une bonne administration, étant donné le volume des demandes que les agents des visas doivent traiter »
.
VIII.
ANALYSE
[35]
Le demandeur affirme que l’agent des visas n’a pas convenablement évalué la preuve établissant qu’il pouvait effectuer le travail pour lequel il a demandé un permis et qu’il a resserré les exigences professionnelles.
A.
Expérience professionnelle pertinente écartée
[36]
Le demandeur soutient que lorsqu’il a évalué l’expérience professionnelle pertinente, l’agent des visas a uniquement relevé son expérience d’ouvrier, de gestionnaire d’entrepôt, et son expérience en matière de logistique, sans prendre en compte les nombreux emplois plus spécialisés de cols blancs qu’il avait occupés.
[37]
Les motifs de l’agent des visas indiquent à cet égard :
[traduction]
Compte tenu des renseignements figurant dans le dossier [du demandeur], il travaille en Pologne comme ouvrier depuis 2012. Avant cela, il travaillait comme répartiteur d’entrepôt et gestionnaire de la logistique. Par conséquent, [le demandeur] ne possède pas d’expérience récente, voire aucune expérience du tout, se rapportant à la profession requise.
[38]
Le dossier dont je dispose montre que le demandeur a fourni à l’agent des visas un carnet de travail qui répertorie les postes occupés entre le 14 mars 2000 et le 11 mai 2013, ainsi qu’une liste d’emplois se rapportant à la période allant de novembre 2010 à décembre 2017.
[39]
Le carnet de travail ne referme pas de description des responsabilités et de l’expérience associées aux postes énumérés. La liste d’emplois précise uniquement le lieu et la période d’emploi et ne fournit aucun détail quant aux responsabilités et aux fonctions associées à chaque poste.
[40]
Compte tenu des documents dont disposait l’agent des visas, sa conclusion portant que le demandeur n’avait pas établi qu’il possédait l’expérience requise pour les besoins du poste pour lequel le permis de travail était demandé est tout à fait raisonnable.
B.
Introduction d’une exigence
[41]
Le demandeur affirme également que l’agent des visas :
[traduction]
[…] semble introduire une exigence en matière d’expérience professionnelle qui n’est pas prévue dans l’EIMT, lorsqu’il mentionne une « [e]xpérience de commis principal ou de secrétaire de direction liée à l’administration de bureau ».
[42]
Le demandeur affirme que l’EIMT exige uniquement trois à cinq années d’expérience professionnelle pertinente tandis que le document de la CNP concernant le poste indique qu’une expérience plus spécifique n’est qu’« habituellement requise »
.
[43]
Cela n’est rien d’autre qu’une assertion non étayée. Le véritable problème vient de ce que le demandeur n’a tout simplement pas fourni à l’agent des visas suffisamment d’éléments de preuve convaincants qui attestent sa capacité de remplir les exigences de l’emploi pour lequel il demandait un permis de travail.
C.
Omission de mentionner la lettre de M. Tutto
[44]
Le demandeur déplore que l’agent des visas n’ait pas pris note de la lettre détaillée rédigée par son employeur potentiel, indiquant qu’il avait été interviewé et jugé qualifié pour l’emploi, compte tenu de ses études et de l’expérience professionnelle qu’il avait cumulée. Il soutient qu’il ne s’agit pas d’une question d’« appréciation »
de la preuve, mais plutôt d’un « défaut de prendre en considération »
un élément de preuve.
[45]
La lettre de M. Tutto ne fournit pas les détails manquants dans les antécédents professionnels du demandeur. Cette lettre indique simplement : [traduction] « Après avoir examiné l’expérience [du demandeur], ses connaissances de l’industrie du calorifugeage ainsi que son expérience de gestionnaire de bureau, nous avons décidé de lui offrir le poste »
. L’agent des visas n’a pas à mentionner cette déclaration non étayée, car il ne s’agit de rien de plus que d’une assertion qu’il n’était pas tenu d’accepter. Voir Bailey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 315, au par. 45. Cette déclaration ne fournit pas de preuve à même de réfuter les conclusions de l’agent des visas selon lesquelles le demandeur n’a pas fourni la preuve objective dont il avait besoin pour déterminer par lui‑même si le demandeur satisfaisait aux exigences liées à l’emploi. La simple opinion exprimée par M. Tutto selon laquelle il est convaincu que le demandeur peut effectuer le travail n’a pas à être mentionnée étant donné qu’elle ne permet pas de combler la lacune en matière de preuve. L’agent des visas ne peut abdiquer sa responsabilité de base d’évaluer cette question lui‑même. Il incombe au demandeur de présenter ses meilleurs arguments et de soumettre la preuve objective requise pour obtenir la décision qu’il souhaite tandis que l’agent des visas est tenu d’évaluer cette preuve et de tirer ses propres conclusions (Chamma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 29, au par. 35).
[46]
D’après le raisonnement suivi par l’agent des visas, le demandeur [traduction] « ne possède pas d’expérience récente, voire aucune expérience du tout, se rapportant à la profession requise »
, eu égard aux renseignements qui figurent au dossier.
[47]
La lettre de M. Tutto ne nous dit pas quels éléments le demandeur a fournis dans le cadre de l’entrevue pour établir et confirmer son expérience. Rien dans la lettre en question ne permettait à l’agent des visas de vérifier et de confirmer l’expérience acquise par le demandeur auprès de ses anciens employeurs. Les conclusions tirées par M. Tutto à l’issue de l’entrevue ne constituent pas une description objective ou suffisamment détaillée de l’expérience du demandeur à même de remplacer une preuve directe sur ce point. Le fait que M. Tutto est convaincu que le demandeur est qualifié pour le poste en question ne signifie pas qu’il l’est effectivement. Le demandeur est plutôt tenu de fournir à l’agent des visas les moyens objectifs d’évaluer et de vérifier son expérience et ses qualifications.
D.
Preuve de la compétence linguistique
[48]
Ce motif ne permet pas à lui seul d’établir l’existence d’une erreur susceptible de contrôle. Comme l’indique clairement l’agent des visas, la question de la compétence linguistique du demandeur [traduction] « s’ajoute »
au motif principal de refus, qui est que ce dernier n’a pas démontré qu’il détenait une expérience pertinente aux fins de l’emploi. Si le demandeur n’a pas réussi à démontrer qu’il possédait les qualifications et l’expérience nécessaires pour satisfaire aux exigences du poste auquel il a postulé, ses compétences en anglais ne corrigeront pas cette lacune et ne feront pas non plus de lui un candidat apte pour le poste.
[49]
Le demandeur reproche à l’agent des visas d’avoir pris note de ses résultats à l’examen de l’IELTS, sans se référer aux conditions de travail applicables ni aux exigences suivant la CNP pour déterminer le niveau linguistique précis requis par l’emploi faisant l’objet de la demande de permis. En d’autres termes, le demandeur affirme que l’agent des visas n’a pas effectué d’analyse suffisamment détaillée quant à la raison pour laquelle il ne remplissait pas les exigences linguistiques pour le poste.
[50]
Sur cette question, le demandeur accorde encore une fois une grande importance à la lettre dans laquelle M. Tutto confirme qu’il possède les compétences requises en anglais pour l’emploi. Là encore, cette lettre n’a pas été mentionnée par l’agent des visas.
[51]
S’agissant de la question linguistique, la décision indique ce qui suit :
[traduction]
De plus, [le demandeur] a soumis une note globale de 4,5 à l’examen de l’IELTS. Son résultat lié à l’expression orale est de 3,5 (compétences extrêmement limitées) et celui lié à la compréhension écrite est de 4 (compétences limitées). Pas convaincu que [le demandeur] puisse s’acquitter des tâches d’un gestionnaire de bureau avec un tel niveau d’anglais.
[52]
Je conviens avec le demandeur que l’analyse effectuée par l’agent des visas de ses aptitudes linguistiques, en ce qu’elles se rapportent aux exigences de l’emploi, est superficielle. Il n’y a rien de répréhensible à ce que l’agent des visas préfère le résultat objectif de l’IELTS à l’avis de son employeur potentiel. Cependant, cela ne suffit pas à corriger son défaut de mentionner les exigences de l’EIMT et les conditions de travail décrites dans l’offre d’emploi ainsi que les exigences pertinentes de la CNP. À mon avis, nous ne disposons pas ici d’une telle analyse détaillée, laquelle n’était pas nécessaire, car le demandeur n’a pas fourni les renseignements et la preuve requise pour établir qu’il pouvait satisfaire aux exigences de l’emploi. Le rejet de sa demande est justifiable pour ce seul motif, à l’égard duquel le demandeur n’a pas établi l’existence d’une erreur susceptible de contrôle. L’agent des visas n’avait pas à fournir une évaluation plus détaillée des exigences linguistiques, car le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve permettant d’établir qu’il possédait l’expérience requise pour l’emploi.
[53]
Les avocats conviennent qu’aucune question n’est à certifier et la Cour est d’accord.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1241-19
LA COUR STATUE que :
La demande est rejetée.
Aucune question n’est à certifier.
« James Russell »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 12ejour de février 2020.
Semra Denise Omer, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-1241-19
|
INTITULÉ :
|
LIUBOMYR CHAYKOVSKYY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
CALGARY (ALBERTA )
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
le 10 octobre 2019
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
Le juge Russell
|
DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
|
le 22 janvier 2020
|
COMPARUTIONS :
Ram Sankaran
|
pour le demandeur
|
Camille N. Audain
|
pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Gowling WLG
Calgary (Alberta)
|
pour le demandeur
|
Procureur général du Canada
Calgary (Alberta)
|
pour le défendeur
|