Date : 20031112
Dossier : IMM-5970-02
Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2003
En présence de l'honorable Simon Noël, juge
ENTRE :
MITILA BULAMBO
NYAMWENDA BASILA
PHILIPPE ATANDA BASILA
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 21 octobre 2002 par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la revendication du statut de réfugié des demandeurs.
NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE
[2] La présente demande se fonde uniquement sur les conclusions de la Commission quant à la crédibilité et à la vraisemblance. La Commission a rejeté les revendications du statut de réfugié des demandeurs parce que la preuve n'était pas crédible. La Commission est un tribunal spécialisé à l'égard de telles revendications, elle a accès direct aux témoignages et elle est habituellement la mieux placée pour jauger la crédibilité des témoins. Par conséquent, la norme de contrôle pour les conclusions quant à la crédibilité tirées par la Commission est celle de la décision manifestement déraisonnable (se reporter à Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration [1993], 160 N.R. 315 (C.A.F.). Dans Aguebor la Cour d'appel fédérale a déclaré ce qui suit :
Qui, en effet, mieux que lui [ce tribunal spécialisé], est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire.
[3] En conformité avec Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. n ° 1144, paragraphe 11, avant qu'une conclusion de la Commission quant à la crédibilité puisse être écartée, l'existence d'un des critères suivants doit être démontrée :
1. la Commission n'a pas valablement motivé sa conclusion quant au manque de crédibilité du demandeur;
2. les inférences tirées par la Commission se fondent sur des conclusions quant à l'invraisemblance que la Cour n'estime tout simplement pas vraisemblables;
3. la décision se fondait sur des inférences non étayées par la preuve;
4. la conclusion quant à la crédibilité se fondait sur une conclusion de fait tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont on disposait.
[4] Il faut donc faire preuve de la plus grande retenue face aux conclusions quant à la crédibilité de la Commission, lesquelles ne devraient être écartées qu'en conformité avec les critères susmentionnés. En matière de crédibilité et de vraisemblance, la Cour ne devrait substituer son opinion à celle de la Commission que dans les « cas les plus clairs » .
ANALYSE
[5] Les demandeurs et leur fille mineure sont tous citoyens de la République démocratique du Congo (RDC). Ils prétendent craindre d'être persécutés en raison de leurs opinions politiques (présumées) et de leur appartenance à un certain groupe social. La revendication des demandeurs se fonde essentiellement sur le fait qu'en octobre 2000, l'Agence nationale de renseignements (l'ANR) de la RDC a décerné un mandat en vue de l'arrestation de Mme Bulambo, en citant comme motifs « [traduction] des contacts avec la rébellion antigouvernementale » et un rôle de « boîte aux lettres » . Les demandeurs craignent pour leur vie parce que Mme Bulambo, en tant qu'ancienne employée de Sabena, aurait prétendument pris part à la contrebande hors du pays de cassettes vidéo compromettantes au plan politique. Mme Bulambo soutient que le système postal ne fonctionne pratiquement plus en RDC et que, comme elle se rendait souvent en Europe pour de la formation, il lui arrivait fréquemment de transporter du courrier pour des amis. Elle prétend également qu'elle ne connaissait pas le contenu des cassettes qu'un ami lui avait demandé de transporter, et que les autorités de la RDC l'ont détenue sans raison du 26 août 2000 jusqu'au 8 septembre 2000, date à laquelle elle est parvenue à s'échapper.
[6] Munie de faux documents, Mme Bulambo a quitté la RDC à destination de la Belgique, le 26 septembre 2000. Elle est allée chercher sa fille, qui séjournait en Belgique, et dans l'espace d'environ deux semaines, elle a obtenu une nouvelle série de faux documents, ce qui leur a permis à toutes deux de partir pour les États-Unis. Mme Bulambo a passé environ deux semaines aux États-Unis (principalement chez sa belle-soeur, à Atlanta en Géorgie) avant de partir de nouveau, cette fois à destination du Canada, et elle est arrivée à Toronto le 1er novembre 2000.
[7] Son époux, M. Basila, s'était absenté pour voyage d'affaires le 26 août 2000 et, après avoir appris l'arrestation et la détention de sa femme par un de ses frères, il est rentré, le 5 octobre, à Kinshasa. Il s'est tenu caché et, selon ses dires, son départ hors du pays a été retardé en raison d'une tentative avortée d'obtenir de faux documents et de l'impossibilité où il se trouvait d'en obtenir de nouveaux. Il prétend être resté caché jusqu'à ce que sa belle-mère intervienne pour l'aider à quitter le pays le 28 mai 2002. Il a suivi le même itinéraire que son épouse, en faisant un premier arrêt à Atlanta avant de se rendre à Toronto.
[8] La Commission a énuméré plusieurs motifs l'ayant amenée à conclure que les allégations de persécution n'étaient pas crédibles. Premièrement, elle a estimé que le témoignage de Mme Bulambo manquait de crédibilité parce qu'elle n'avait pas demandé au directeur de l'immigration de l'aéroport, une personne qu'elle connaissait et le premier à la mettre en détention, pourquoi on l'arrêtait et quel était le contenu des cassettes vidéo. La Commission n'a pas jugé plausible non plus que le beau-frère de Mme Bulambo, non directement concerné par cette affaire, puisse obtenir de l'information alors qu'elle ne le pouvait pas. La Commission a également conclu que la version des faits de Mme Bulambo était _ confuse _ pour ce qui était de sa connaissance du contenu des cassettes vidéo. La Commission a conclu, deuxièmement, que l'incapacité de la demanderesse de reconnaître le document « invitation et interrogation » délivré par l'Agence nationale de renseignements de la RDC contredisait le témoignage de son époux quant à un mandat d'arrestation délivré contre elle. La Commission a conclu que, troisièmement, parce que Mme Bulambo s'était rendue dans deux pays différents avant d'arriver au Canada, sans y revendiquer le statut de réfugié, sa prétention de persécution n'était pas fondée. La Commission a également jugé « contradictoires » les explications données par la demanderesse quant au choix pour des motifs linguistiques du Canada plutôt que des États-Unis et de Toronto plutôt que de Montréal, comme lieu où revendiquer le statut de réfugié. La Commission a ajouté que le manque de crédibilité qui entachait, selon elle, la revendication de Mme Bulambo portait « nécessairement » atteinte à la crédibilité du récit de son époux. La Commission a conclu que le délai de plus d'un an avant que ce dernier quitte le pays était « déraisonnable » , compte tenu de sa prétendue crainte pour sa vie et sa sécurité. Les deux témoignages manquant de crédibilité, la Commission a rejeté les revendications du statut de réfugié.
[9] La question fondamentale en litige en l'espèce est celle de savoir si les demandeurs ont ou non une « crainte fondée de persécution » . Compte tenu des critères précédemment énoncés, un très lourd fardeau incombe à qui veut faire écarter des conclusions quant à la crédibilité. Dans Maldonado c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.F.), à la page 305, toutefois, on a statué sans équivoque que la Commission doit avoir des raisons valables pour conclure qu'un demandeur manque de crédibilité. Tant dans Attakora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 99 N.R. 168 (C.A.F.) que dans Owusu - Ansah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 8 Imm. L.R. (2d) 106 (C.A.F.), on a annulé la décision en cause parce que les inférences tirées par la Commission se fondaient sur des conclusions quant à l'invraisemblance qui n'avaient pas fondamentalement un tel caractère. Dans Frimpong c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1980] 8 Imm. L.R. (2d) 106 (C.A.F.), une décision de la Commission a été infirmée parce qu'elle se fondait sur des inférences non étayées par la preuve. Comme on l'a déclaré dans Bains, cela s'explique par le fait qu'une cour de révision peut, en fonction de la nature des invraisemblances alléguées, se trouver en aussi bonne position que la Commission pour juger de la validité de celles-ci.
[10] Appliquant ces décisions à la présente affaire, j'ai examiné avec soin les motifs de la décision ainsi que les prétentions des parties. Pour ce qui est du premier motif avancé pour conclure que le témoignage de Mme Bulambo quant au contenu de la cassette vidéo et aux motifs de son arrestation n'était pas crédible ou que ses réponses étaient vagues ou confuses, il ressort de la transcription (aux pages 286 à 293) que la demanderesse a déclaré ne pas avoir une connaissance directe de cette information et qu'elle a relaté ce que d'autres (sa mère, son époux, son beau-frère) avaient dit. Pour ce qui est des motifs pouvant expliquer que la demanderesse n'ait pas obtenu d'information du directeur de l'immigration de l'aéroport, la transcription révèle (aux pages 278 à 280) que celle-ci était plus préoccupée d'être envoyée dans « les cachots » que par le contenu des cassettes. Quoique ce directeur « connaissait » la demanderesse, il se trouvait néanmoins en situation d'autorité par rapport à elle. Celle-ci avait été mise en détention et avait fait l'objet d'une fouille et, lorsque sa discussion avec le directeur a eu lieu, ce dernier était déjà accompagné de soldats devant la conduire en prison. Les conclusions tirées par la Commission à ce sujet sont spéculatives et semblent faire abstraction des différences culturelles existant dans les relations avec les personnes en situation d'autorité au Canada et en RDC.
[11] La transcription d'audience ne laisse pas voir que les réponses de Mme Bulambo étaient vagues. On peut constater au contraire (aux pages 286 à 293) qu'elle a plusieurs fois déclaré à la Commission qu'elle n'avait pas de connaissance directe du contenu des cassettes, non plus que des motifs de son arrestation. Elle a constamment déclaré que l'information dont elle disposait originait de tiers, et elle a fait preuve de circonspection en utilisant des expressions telles que « il paraît » et « ma mère m'aurait expliqué » . Il faut interpréter en contexte les commentaires figurant aux pages 289 et 290 de la transcription. Mme Bulambo n'a pas dit qu'elle a appris par l'ANR, des rumeurs et un journal quel était le contenu des cassettes mais plutôt, tel qu'elle l'a déclaré à la page 290, qu'un cousin de son époux « l'aurait appris » de ces sources. Elle prend soin d'ajouter « il paraît » , puisqu'elle soutient ne pas connaître cette information de première bouche. Le témoignage de M. Basila (à la page 400 de la transcription) est conforme à celui de son épouse. Il est circonspect quant à la connaissance du contenu des cassettes vidéo et réitère que l'information n'a pas été apprise de première bouche.
[12] Je ne suis pas convaincu, par ailleurs, que la preuve étaye la conclusion de la Commission selon laquelle il était invraisemblable qu'un tiers ait eu connaissance des motifs de l'arrestation alors que la demanderesse elle-même les ignorait. Selon le U.S. Department of State Country Report on the Human Rights Practices of the Democratic Republic of the Congo, les « [traduction] femmes sont reléguées à un rôle secondaire dans la société [...] et la loi les oblige à obtenir l'autorisation de leur époux avant d'accomplir des actes juridiques courants [...] comme l'ouverture d'un compte de banque » . Dans son témoignage, Mme Bulambo a également déclaré que les autorités avaient arrêté son beau-frère par erreur, croyant qu'il s'agissait de son mari, et que l'information obtenue par elle provenait de l'interrogatoire du beau-frère, dont elle avait eu connaissance par son mari. Dans ces circonstances, il est fort plausible que des tiers aient mieux connu que la demanderesse les motifs de son arrestation ainsi que le contenu des cassettes vidéo.
[13] Pour ce qui est du document « invitation et interrogation » délivré par l'Agence nationale de renseignements de la RDC que les demandeurs ont soumis et que Mme Bulambo n'a pu reconnaître, je ne vois pas en quoi l'erreur de cette dernière contredisait le témoignage de son époux relativement à un mandat délivré contre elle. Mme Bulambo déclare, à la page 290, que ce document a été fourni par son mari; son défaut de le reconnaître ne démontre pas en soi son manque de crédibilité ou l'invalidité du document. La transcription révèle, aux pages 359 à 363, que M. Basila a obtenu le mandat d'un cousin dont le père travaillait pour l'Agence nationale de renseignements de la RDC. La Commission a conclu que ce document est « en fait un mandat d'arrestation » , mais semble avoir tout simplement fait abstraction de cet élément de preuve qui est fondamental pour la revendication des demandeurs, d'autant qu'on y mentionne spécifiquement une « boîte aux lettres » , ce qui étayerait le témoignage de Mme Bulambo.
[14] Étant donné, de plus, que le Canada est un pays officiellement bilingue et que les services fédéraux sont dispensés dans les deux langues officielles qu'ils soient demandés à Montréal ou à Toronto, j'ai du mal à comprendre la conclusion selon laquelle n'était pas crédible l'explication donnée par les demandeurs quant à leur arrivée tardive au Canada. Il semble, d'après le témoignage des demandeurs, que le fait de voyager munis de faux documents restreignait leur choix de destination et qu'il était plus aisé d'obtenir des titres de voyage pour les États-Unis que pour le Canada, particulièrement en étant accompagnés d'une jeune enfant. Il a fallu environ quatre semaines à Mme Bulambo pour parvenir jusqu'au Canada, alors peut-on présumer qu'elle se remettait des effets de sa détention et qu'elle était enceinte. Son époux a expliqué son retard par le fait que ses moyens étaient restreints, comme il se tenait caché et qu'il n'avait pu obtenir des titres de voyage. Cette explication est plausible bien que le retard soit assez long, étant donné les faits d'espèce non contestés. J'estime crédible, en outre, que les possibilités de voyage puissent varier entre Kinshasa et Brazzaville, en fonction de la situation politique du moment dans le pays, et qu'il ait pu être plus difficile pour le demandeur d'obtenir à Brazzaville des titres de voyage permettant la réunification avec son épouse et son enfant. Sur la foi du dossier, la décision de la Commission sur cette question semble spéculative et la conclusion ne pas reposer sur des éléments de preuve suffisants.
[15] J'ai examiné avec soin les motifs, de même que les observations des parties, et je conclus qu'en raison de l'ensemble des erreurs commises les motifs de la Commission sont manifestement déraisonnables et sa décision doit être infirmée.
[16] On a convié les avocats à proposer des questions aux fins de la certification, mais aucune n'a été proposée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire. Aucune question n'est certifiée.
« Simon Noël » Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5970-02
INTITULÉ : MITILA BULAMBO ET AL c. MCI
DATE DE L'AUDIENCE : LE 4 NOVEMBRE 2003
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE SIMON NOËL
DATE DES MOTIFS : LE 12 NOVEMBRE 2003
COMPARUTIONS :
Micheal Crane POUR LES DEMANDEURS
David Tyndale POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Micheal Crane POUR LES DEMANDEURS
Avocat
166, rue Pearl, bureau 100
Toronto (Ontario) M5H 1L3
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Ministère de la Justice
Bureau régional de l'Ontario
Tour de la Bourse
130, rue King Ouest
Bureau 3400, C.P. 36
Toronto (Ontario) M5X 1K6