ENTRE :
FERENC VARGA, MONIKA MESZAROS,
FERENC VARGA
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision d'un agent d'évaluation des risques avant renvoi (l'agent d'ERAR) datée du 24 août 2004, dans laquelle il a été décidé que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque important s'ils étaient renvoyés dans leur pays d'origine, la Hongrie, et qui les avisait que la mesure de renvoi prise contre eux pouvait maintenant être exécutée.
[2] Les demandeurs, un père, une mère et un enfant, sont tous Hongrois, le père et l'enfant sont Roms. Les demandeurs sont venus au Canada en cherchant à y rester. En fin de compte, leur demande a été refusée et une mesure de renvoi a été prise auquel moment les demandeurs ont sollicité une évaluation des risques avant renvoi. Depuis leur arrivée au Canada, deux autres enfants sont nés. Nés au Canada, ces deux enfants n'ont pas demandé l'asile, n'ont pas fait l'objet d'une mesure de renvoi et n'ont pas demandé l'évaluation des risques avant renvoi.
[3] L'agent d'ERAR a examiné la demande des demandeurs, le père, la mère et un enfant, et il a fourni des motifs détaillés en concluant, à la page 9 :
[TRADUCTION]
Je conclus que l'État en est mesure de protéger les demandeurs lors de leur retour en Hongrie et que les preuves objectives sont insuffisantes pour établir que l'enfant mineur serait exposé à un risque s'il était renvoyé en Hongrie. Les demandeurs ne sont pas des personnes visées à l'article 96 ou aux alinéas 97(1)a) ou b) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.
[4] Quant aux deux enfants nés au Canada, l'agent a dit, à la page 7 de ses motifs :
[TRADUCTION]
L'avocat a dit que les demandeurs avaient également deux enfants nés au Canada en sus de l'enfant né en Hongrie. Ils craignent pour la vie de ces enfants. L'avocat a également dit que les deux enfants canadiens seraient exposés à un risque.
J'ai pour mandat d'évaluer le risque auquel seraient exposés des demandeurs qui font l'objet d'une mesure de renvoi. Les deux enfants des demandeurs qui sont des citoyens canadiens ne sont pas visés par une mesure de renvoi. Il ne m'appartient donc pas de tenir compte des deux autres enfants des demandeurs nés citoyens canadiens.
[5] Dans la lettre datée du 24 août 2004 qui accompagne les motifs, l'agent a dit notamment :
[TRADUCTION]
La mesure de renvoi prise contre vous peut maintenant être exécutée. Vous devez quitter le Canada immédiatement et confirmer votre départ. Pour ce faire, vous devez : [...]
[6] À l'audience, l'avocat des demandeurs a soulevé deux questions dans son argumentation :
1. L'agent d'ERAR a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte de l'intérêt des deux enfants nés au Canada dans le contexte de l'évaluation du risque?
2. L'agent d'ERAR a-t-il outrepassé sa compétence ou violé les principes de justice naturelle en déclarant que les demandeurs devaient quitter le Canada « immédiatement » .
QUESTION no 1 : L'intérêt des enfants nés au Canada
[7] L'avocat des demandeurs prétend que l'agent d'ERAR aurait dû tenir compte non seulement du risque auquel seraient exposés les demandeurs, à savoir le père, la mère et l'enfant né en Hongrie, mais également du risque auquel seraient exposés les deux enfants nés au Canada avant de tirer une conclusion sur le risque que pose le renvoi des demandeurs.
[8] Il appert clairement de la partie susmentionnée des motifs, à la page 7, que l'agent a tiré une conclusion de droit selon laquelle il n'avait pas le mandat de tenir compte du risque auquel seraient exposés les deux enfants nés au Canada. Ainsi, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.
[9] Les articles 112 et 113 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), L.C. 2001, ch.27, traitent de l'évaluation des risques avant renvoi. L'article 112 précise que seules les personnes visées par une mesure de renvoi peuvent demander une telle évaluation. Puisque les deux enfants nés au Canada n'étaient pas visés par une telle mesure, ils ne pouvaient pas demander l'évaluation. Les critères applicables à l'appréciation d'une demande d'évaluation sont décrits à l'article 113 et, en l'espèce, l'alinéa 113c) s'applique et renvoie aux articles 96 et 98 de la LIPR. L'article 96 parle de la crainte bien fondée d'être persécuté, et l'article 97, du risque d'être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou du risque de traitements ou peines cruels et inusités. Les articles 112, 113, 96 ou 97 ne mentionnent pas l'intérêt de l'enfant qui n'est pas visé par une mesure de renvoi.
[10] Aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR, l' « intérêt supérieur de l'enfant directement touché » doit être pris en compte par le ministre lorsqu'il examine une demande de séjour au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire. Les demandeurs en l'espèce ont présenté une telle demande séparément de l'évaluation des risques avant renvoi visée par le contrôle, mais même si elle a été présentée il y a plus d'une année et demie, la demande n'a pas encore été traitée.
[11] L'avocat des demandeurs prétend que même si la LIPR ne contient aucune disposition précise exigeant que l'agent d'ERAR tienne compte de l'intérêt d'un enfant qui n'est pas visé par la demande, les dispositions de l'alinéa 3(1)d) concernant la réunification des familles, de l'alinéa 3(1)h) concernant la santé et la sécurité des Canadiens, de l'alinéa 3(3)d) concernant la conformité avec la Charte ainsi que de l'alinéa 3(2)b) concernant le respect des obligations en droit international relativement aux droits de la personne à la lumière de l'arrêt Baker c. Canada (MCI), [1999] 2 R.C.S. 817, et plus particulièrement des paragraphes 65 et 68 à 70, exigent, lorsqu'il s'agit d'interprétation des lois, une analyse contextuelle et la prise en compte de l'intérêt des enfants canadiens susceptibles d'être séparés de leurs parents ou amenés par leurs parents dans un autre pays si les parents y étaient renvoyés.
[12] Cet argument a été avancé dans la décision Sherzady c. Canada (MCI), 2005 C.F. 516, dans laquelle une demande d'ERAR avait été jointe à une demande pour des motifs d'ordre humanitaire. Dans cette affaire, le juge Shore a dit clairement que, lorsqu'il s'agit de l'ERAR, les questions se limitent au risque auquel seraient exposés les demandeurs. Au paragraphe 20 de la décision, il a dit :
20 Dans le cadre d'un ERAR reposant sur les facteurs énoncés à l'article 97 de la LIPR, l'agent n'évalue que le préjudice qui pourrait être causé à la personne elle-même, et non à d'autres personnes, si elle était renvoyée. [Non souligné dans l'original.]
[13] La Cour d'appel fédérale a dit, dans l'arrêt El Ouardi c. Canada (MCI), 2005 C.A.F. 42, qu'une demande d'ERAR n'était pas le bon forum pour examiner l'intérêt, pour des motifs d'ordre humanitaire, d'un enfant. Au paragraphe 10, le juge Rothstein a dit, au nom de la Cour :
[10] On fait valoir que l'appelante a un enfant au Canada, que l'intérêt supérieur de celui-ci est pertinent et qu'on n'en a pas tenu compte dans l'examen des risques de l'appelante qu'a effectué l'agent d'ERAR. Je conviens que, en vertu de la Loi, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être pris en compte et je présume qu'il en sera ainsi dans le cadre de la demande CH de l'appelante. Rien n'indique cependant que l'intérêt supérieur de son enfant a été soulevé lors de son examen des risques et je ne suis pas convaincu que, dans les circonstances de l'espèce, l'examen des risques était le bon forum pour le faire. Pour ces motifs, je suis d'avis que l'appelante n'a pas établi de préjudice irréparable.
[14] Plus récemment, le juge de Montigny de la Cour a examiné la question de savoir si l'agent de renvoi devait tenir compte de l'intérêt d'un enfant né au Canada lorsqu'un parent étranger faisait l'objet d'une mesure de renvoi. Dans Munar c. Canada (MCI), 2005 C.F. 1180 il a dit, au paragraphe 38 :
38 Je partage l'avis de ma collègue la juge Snider que l'examen de l'intérêt supérieur de l'enfant n'est pas une question de tout ou rien, mais bien une question de degré. Alors qu'une analyse approfondie est nécessaire dans le contexte d'une demande CH, un examen moins élaboré peut suffire dans le contexte d'autres décisions à prendre. Au vu de l'article 48 de la Loi, ainsi que de l'économie générale de celle-ci, je partage aussi son avis que l'obligation de l'agent de renvoi d'examiner l'intérêt des enfants nés au Canada se situe du côté d'un examen moins élaboré (John c. Canada (M.C.I.), [2003] A.C.F. no 583.
[15] En comparant une demande pour des motifs humanitaires et les obligations d'un agent d'ERAR, il a dit aux paragraphes 39 et 40 :
39 Lorsque qu'il évalue une demande CH, l'agent d'immigration doit pondérer l'intérêt de l'enfant à long terme. On trouve un guide utile quant aux facteurs dont on peut tenir compte dans le chapitre IP 5 (Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire) du manuel d'immigration publié par Citoyenneté et Immigration Canada. Les facteurs liés au bien-être émotif, social, culturel et physique de l'enfant doivent être pris en considération. Parmi les exemples de facteurs à prendre en compte, on trouve : l'âge de l'enfant; le niveau de dépendance entre l'enfant et le demandeur CH; le degré d'établissement de l'enfant au Canada; les liens de l'enfant avec le pays concerné par la demande CH; les problèmes de santé ou les besoins spéciaux de l'enfant, le cas échéant; les conséquences sur l'éducation de l'enfant; et les questions relatives au sexe de l'enfant. Dans l'arrêt Hawthorne c. Canada (M.C.I.), [2003] 2 C.F. 555, au paragraphe 6, le juge Décary résume brièvement le tout : « l'agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d'un parent exposera l'enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d'intérêt public, qui militent en faveur ou à l'encontre du renvoi du parent » .
40 Il est clair que ce n'est pas ce genre d'évaluation qu'un agent de renvoi doit faire lorsqu'il doit décider quand « les circonstances [...] permettent » d'appliquer une ordonnance de renvoi. Toutefois, il doit tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant à court terme. Par exemple, il est clair que l'agent de renvoi a le pouvoir discrétionnaire de surseoir au renvoi jusqu'à ce que l'enfant ait terminé son année scolaire, si l'enfant doit quitter avec l'un de ses parents. De la même façon, je ne peux tirer la conclusion que l'agent de renvoi ne devrait pas vérifier si des dispositions ont été prises pour que l'enfant qui reste au Canada soit confié aux bons soins d'autres personnes si ses parents sont renvoyés. Il est clair que ceci est dans son mandat, dans la mesure où l'article 48 de la LIPR doit s'accorder avec les dispositions de la Convention relative aux droits de l'enfant. Le fait de s'enquérir de la question de savoir si on s'occupera correctement d'un enfant ne constitue pas une évaluation CH approfondie et ne fait en aucune façon double emploi avec le rôle de l'agent d'immigration qui doit par la suite traiter d'une telle demande (voir Boniowski c. Canada (M.C.I), [2004] A.C.F. no 1397).
[16] Aux paragraphes 41 et 42, il a conclu que l'agent de renvoi devait être « alerte, attentif et sensible » à l'intérêt supérieur des enfants nés au Canada et que l'agent de renvoi devait examiner la question de savoir ce qui leur arriverait s'ils devaient demeurer au Canada.
[17] Il semble donc qu'en droit, l'agent de renvoi doit être « alerte, attentif et sensible » à la situation des enfants nés au Canada susceptibles d'y demeurer ou d'être amenés par un parent qui est visé par une mesure de renvoi. En l'espèce donc, l'agent d'ERAR a eu tort, en droit, de dire [traduction] « [i]l ne m'appartient donc pas de tenir compte des deux autres enfants des demandeurs nés citoyens canadiens » . Même s'il ne s'agit pas d'un facteur déterminant, il faut tenir compte de l'intérêt de ces enfants et lui accorder un certain poids dans une demande d'évaluation et encore plus lorsque l'agent de renvoi exécute son mandat. Pour ce motif, la demande sera accueillie et l'affaire renvoyée pour nouvelle décision par un autre agent d'ERAR.
QUESTION no 2 B Renvoi immédiat
[18] L'avocat des demandeurs a soutenu qu'en disant « Vous devez quitter le Canada immédiatement [...] » dans la lettre de présentation, l'agent d'ERAR s'était montré partial et avait usurpé la fonction de l'agent d'exécution.
[19] La décision de l'agent d'ERAR a eu pour effet de mettre fin au sursis de la mesure de renvoi qui avait déjà été prise mais qui avait été reportée parce que les demandeurs avaient exigé une évaluation des risques avant renvoi. La décision de l'agent ne faisait que suspendre le sursis en vertu des dispositions de l'article 232 du règlement pris en vertu de la LIPR. Le départ de demandeurs visés par une mesure de renvoi qui ne fait plus l'objet d'un sursis ne relève plus de l'agent d'ERAR. La décision de l'agent d'ERAR disait tout simplement que la mesure de renvoi était exécutoire.
[20] Je me suis demandé s'il était opportun de poser une question aux fins de certification. L'avocat du demandeur a soulevé une telle question et, compte tenu la jurisprudence, en partie conflictuelle quant à l'obligation de l'agent d'ERAR de tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant né au Canada, je propose la certification de la question suivante :
« Le cas échéant, quelle est l'obligation de l'agent d'ERAR de tenir compte de l'intérêt supérieur d'un enfant né au Canada lorsqu'il évalue les risques auxquels serait exposé au moins l'un des parents de cet enfant? »
[21] La demande sera accueillie, et l'affaire renvoyée à un autre agent d'ERAR pour nouvelle décision. Aucuns dépens ne seront adjugés.
« Roger T. Hughes »
Toronto (Ontario)
le 19 septembre 2005
Traduction certifiée conforme
David Aubry, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-8736-04
INTITULÉ : FERENC VARGA, MONIKA MESZAROS,
FERENC VARGA
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 6 SEPTEMBRE 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HUGHES
DATE DES MOTIFS : LE 19 SEPTEMBRE 2005
COMPARUTIONS :
George J. Kubes POUR LES DEMANDEURS
Janet Chisholm POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
George J. Kubes POUR LES DEMANDEURS
Avocat
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général