Date : 20191231
Dossier : T-388-19
Référence : 2019 CF 1663
Ottawa (Ontario), le 31 décembre 2019
En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond
ENTRE :
|
DARLENE THOMAS
|
demanderesse
|
et
|
PREMIÈRE NATION ONE ARROW
|
défenderesse
|
JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Mme Darlene Thomas s’est portée candidate au poste de chef de la Première Nation One Arrow [One Arrow]. En raison d’une erreur commise par l’agente électorale de One Arrow, son nom a été omis du bulletin de vote. Elle a interjeté appel des résultats de l’élection. Le processus d’appel électoral de One Arrow doit être présidé par un juge de paix. Une juge de paix a cependant refusé d’intervenir, pour le motif que la loi provinciale ayant créé sa fonction ne lui confère pas le pouvoir de mettre en application les lois électorales d’une Première Nation. Par conséquent, la procédure d’appel est devenue impraticable.
[2]
Mme Thomas a alors déposé une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour, dans laquelle elle demande plusieurs mesures réparatrices à l’égard de l’erreur de l’agente électorale et à l’égard du comportement du conseil après que celui-ci a appris que la procédure d’appel était devenue impraticable.
[3]
Je conclus que Mme Thomas a été exclue à tort du bulletin de vote et que cette omission pourrait avoir eu une incidence sur les résultats de l’élection. Dans des circonstances normales, cette conclusion m’aurait conduit à ordonner une nouvelle élection. Je refuse toutefois de le faire, car la prochaine élection générale est prévue dans moins de trois mois. J’accorde néanmoins les dépens de la présente demande à Mme Thomas.
I.
Résumé des faits
[4]
Les élections du chef et du conseil de One Arrow sont régies par le One Arrow First Nation Custom Election Regulations [le Règlement], adopté en 1981.
[5]
Mme Thomas est membre de One Arrow et elle s’est portée candidate au poste de chef lors des élections de mars 2017. À l’insu de Mme Thomas, après le dépôt de sa candidature le 17 mars 2017, une personne se faisant passer pour elle a laissé le 18 mars 2017 le message qui suit sur le répondeur téléphonique de l’agente électorale : [traduction] « Je m’appelle Darlene Thomas et je retire ma candidature au poste de chef »
. Après avoir essayé en vain de joindre Mme Thomas, l’agente électorale a retiré le nom de Mme Thomas du bulletin de vote. Les deux parties conviennent aujourd’hui que, ce faisant, l’agente a contrevenu à l’article 26 du Règlement, qui exige que le retrait d’un candidat se fasse par écrit. L’élection s’est déroulée sans le nom de Mme Thomas sur le bulletin de vote, et Tricia Sutherland a été élue au poste de chef.
[6]
Le Règlement prévoit une procédure d’appel. Il appartient à l’assemblée générale des membres de One Arrow, sous la présidence d’un juge de paix, de statuer sur l’appel d’une élection. Les articles 47 à 54 énoncent la procédure, qu’il n’est pas nécessaire d’exposer en détail. Il suffit d’indiquer que le rôle du juge de paix consiste à agir en tant que président impartial, à prendre certaines décisions concernant les déclarations à soumettre à l’assemblée générale et, en général, à veiller à l’intégrité de la procédure. La décision définitive, néanmoins, est prise par les membres au moyen d’un vote par scrutin secret. La procédure est comparable, à certains égards, à un procès devant jury.
[7]
Mme Thomas a interjeté appel des résultats de l’élection de mars 2017. Elle a envoyé un avis d’appel à l’administration de One Arrow. À ce moment-là, aucun juge de paix n’avait été nommé pour superviser la procédure d’appel, malgré la mention, à l’article 47 du Règlement, d’un juge de paix ayant été [traduction] « nommé au préalable »
.
[8]
Par conséquent, le conseil a chargé son avocat, Me Pandila, de demander la nomination d’un juge de paix. Me Pandila a ensuite discuté avec le juge en chef de la Cour provinciale de la Saskatchewan. Compte tenu de l’incertitude quant à la compétence des juges de paix pour présider une procédure d’appel d’une élection d’une Première Nation, le juge en chef a demandé à la juge de paix principale Melissa Wallace d’entendre la demande de One Arrow et de prendre une décision.
[9]
One Arrow a présenté des arguments pour appuyer sa demande de nomination d’un juge de paix. Mme Thomas a indiqué être d’accord avec ces arguments. La juge de paix Wallace a toutefois conclu que la Loi de 1988 sur les juges de paix, SS 1988-89, c J‑5.1, n’autorise pas les juges de paix à mettre en application les lois électorales d’une Première Nation.
[10]
Lorsque la décision a été rendue et après concertation avec son client, Me Pandila a informé l’avocat de Mme Thomas que One Arrow ne prendrait [traduction] « aucune autre mesure »
.
[11]
Mme Thomas a ensuite déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Elle demande une ordonnance annulant la décision de One Arrow de [traduction] « refuser d’observer et d’exécuter sa procédure d’appel »
pour plusieurs motifs, ainsi qu’une ordonnance annulant la décision de l’agente électorale de retirer le nom de Mme Thomas du bulletin de vote.
II.
Discussion
A.
La décision visée par le présent contrôle et la nature de la demande
[12]
Compte tenu de la manière quelque peu inhabituelle dont la procédure d’appel s’est déroulée en l’espèce, il est nécessaire de clarifier les décisions que Mme Thomas conteste et d’expliquer le fondement de l’intervention de la Cour.
[13]
Mme Thomas conteste trois décisions : 1) la décision de l’agente électorale de retirer le nom de Mme Thomas du bulletin de vote; 2) la décision du conseil de One Arrow de ne prendre aucune autre mesure après que la juge de paix a refusé d’intervenir; 3) le refus de la chef Sutherland de démissionner.
[14]
Ces trois décisions sont intimement liées à la procédure électorale. On ne saurait remettre en cause la compétence de notre Cour pour examiner des décisions prises aux termes des lois électorales d’une Première Nation, y compris lorsque ces lois sont dites « coutumières »
. Voir, par exemple, Canatonquin c Gabriel, [1980] 2 CF 792 (CA); Ratt c Matchewan, 2010 CF 160, aux paragraphes 96 à 106; Gamblin c Conseil de la Nation des Cris de Norway House, 2012 CF 1536, aux paragraphes 29 à 63.
[15]
Il est plus difficile de déterminer laquelle de ces décisions doit constituer l’objet principal de la présente demande. Dans des circonstances normales, la Cour n’examinerait pas une décision prise par l’agent électoral d’une Première Nation. En effet, les lois électorales coutumières prévoient habituellement une procédure d’appel. Lorsqu’une telle procédure existe et qu’elle fournit au demandeur un autre recours adéquat, la Cour refuse habituellement d’intervenir tant que cette procédure d’appel n’a pas été épuisée : Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, aux paragraphes 16 à 19 [Whalen].
[16]
En l’espèce, toutefois, la procédure d’appel est devenue inefficace, sans que les parties aient commis quelque faute que ce soit. Elle ne constitue pas un autre recours adéquat. Par conséquent, notre Cour peut examiner la décision de l’agente électorale. En effet, cette décision est au cœur du contentieux entre les parties. Les autres décisions contestées concernent la procédure visant à corriger la décision initiale. Puisque l’examen de la décision initiale par la Cour assure une réparation adéquate, je commenterai le moins possible les deux autres décisions.
[17]
Il est vrai que l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, dispose qu’une demande de contrôle judiciaire doit porter sur une seule décision. Il existe néanmoins une exception lorsque les décisions contestées « sont si intimement liées qu’elles constituent une seule et même décision continue »
: Parenteau c Badger, 2016 CF 535, au paragraphe 15. C’est ce qui s’est produit en l’espèce. En outre, Mme Thomas ne peut pas être blâmée pour l’incertitude quant à la décision devant constituer l’objet principal de sa demande.
B.
La décision de l’agente électorale
[18]
Comme je l’ai mentionné précédemment, l’agente électorale a décidé de retirer le nom de Mme Thomas du bulletin de vote après avoir prétendument reçu sur son répondeur téléphonique un message de Mme Thomas lui indiquant qu’elle retirait sa candidature à l’élection. L’agente électorale, qui ne réside pas dans la communauté, a affirmé avoir essayé en vain de joindre Mme Thomas par téléphone. Mme Thomas a affirmé n’avoir reçu aucun appel téléphonique de l’agente électorale.
[19]
Les deux parties conviennent aujourd’hui que l’agente électorale a violé l’article 26 du Règlement, qui exige que le retrait d’une candidature ait lieu par écrit. La raison d’être de cette règle est facile à comprendre. Le retrait d’une candidature est une affaire sérieuse qui a une incidence non seulement sur le candidat qui se retire, mais aussi, très probablement, sur les résultats de l’élection. Exiger la signature du candidat sur un document écrit aide à prévenir les fraudes et constitue une preuve en cas de contestation. L’agente électorale a admis, en contre-interrogatoire, avoir agi d’une façon contraire à l’article 26 du Règlement et que l’élection au poste de chef a été par conséquent inéquitable. J’ajouterai simplement que les efforts de l’agente électorale afin de communiquer avec Mme Thomas ne sont pas déterminants. Lorsque l’agente électorale a décidé de ne pas inscrire le nom de Mme Thomas sur le bulletin de vote, elle ne disposait tout simplement d’aucun écrit signé par Mme Thomas quant au retrait de sa candidature.
[20]
Toutefois, l’avocat de One Arrow fait valoir que cela ne règle pas la question. Selon la procédure d’appel de One Arrow, les membres votent par scrutin secret afin d’accueillir ou de rejeter l’appel. En choisissant leur façon de voter, les membres peuvent tenir compte du fait qu’à leurs yeux, la violation du Règlement a eu ou non une incidence sur les résultats de l’élection. Ce mécanisme est comparable à la disposition des lois électorales d’autres Premières Nations exigeant que le comité d’appel électoral décide si la violation de ces lois a eu une incidence sur les résultats de l’élection et, le cas échéant, qu’il déclenche une nouvelle élection. À cet égard, dans la décision Pastion c Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, aux paragraphes 22 et 55 à 56, [2018] 4 RCF 467, j’ai souligné que les décideurs autochtones sont les mieux placés pour formuler des conclusions sur ces questions, compte tenu de leur connaissance des opinions politiques des membres de leur communauté.
[21]
Cependant, cet avantage est à présent perdu. La procédure d’appel de One Arrow est devenue inefficace. Aucune des parties n’a proposé d’autre moyen de la faire fonctionner. Personne ne me demande de renvoyer l’affaire à quelque procédure d’appel que ce soit. Par conséquent, je dois décider si l’omission du nom de Mme Thomas sur le bulletin de vote a eu une incidence sur les résultats, en fonction du dossier dont je dispose.
[22]
L’omission du nom de Mme Thomas sur le bulletin de vote constitue une violation très grave du Règlement. Cela a restreint la gamme de choix à la disposition des électeurs de One Arrow. Si les électeurs avaient eu la possibilité de voter pour Mme Thomas, les résultats de l’élection auraient très bien pu être différents. Par exemple, Mme Thomas aurait pu recueillir suffisamment de voix pour gagner. En outre, le candidat qui est arrivé en deuxième position aurait pu gagner si suffisamment d’électeurs qui ont voté pour la chef Sutherland avaient plutôt voté pour Mme Thomas. Puisque la chef Sutherland n’a gagné qu’avec une avance de 25 voix, cette possibilité ne peut pas être écartée. La preuve qui m’a été présentée ne me permet pas de tirer une autre conclusion. D’ailleurs, en contre-interrogatoire, l’agente électorale a reconnu que l’élection a été inéquitable et elle n’a pas prétendu que sa violation de l’article 26 avait été sans conséquence sur les résultats.
C.
Le défaut de One Arrow de suivre la procédure d’appel
[23]
L’avis de demande de Mme Thomas vise à obtenir une ordonnance annulant la décision de One Arrow de [traduction] « refuser d’observer et d’exécuter sa procédure d’appel »
. Même si l’argument présenté dans son mémoire est parfois difficile à suivre, elle semble contester la décision du conseil de ne prendre aucune autre mesure après que la juge de paix a décidé qu’elle n’avait pas compétence pour participer à la procédure d’appel d’une Première Nation.
[24]
Il est difficile d’accepter cet argument, car Mme Thomas n’a proposé, ni au moment des faits ni à présent, aucun moyen pratique, quel qu’il soit, permettant de résoudre l’impasse découlant de la décision de la juge de paix.
[25]
En effet, les deux parties semblent estimer qu’il était nécessaire de se conformer strictement au Règlement et que l’absence d’un juge de paix a rendu inefficace la procédure d’appel. Pour ces motifs, je m’abstiendrai d’exprimer une opinion quant à ce qu’il aurait été possible de faire pour permettre à la procédure de fonctionner sans modification officielle du Règlement ou quant à l’existence d’une analogie valide avec une affaire telle que Mercredi c Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac, 2018 CF 1272. Je souligne simplement que les lois électorales peuvent être modifiées seulement au moyen d’un large consensus des membres d’une Première Nation; le conseil de la Première Nation ne dispose pas du pouvoir inhérent de le faire : St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2017 CF 1179, aux paragraphes 72 à 82; Whalen, aux paragraphes 47 et 48.
D.
Le défaut de déclencher une nouvelle élection
[26]
Compte tenu de la défaillance de la procédure d’appel, Mme Thomas affirme avec insistance que le conseil de One Arrow aurait dû déclencher une nouvelle élection au poste de chef ou que la chef Sutherland aurait dû démissionner, ce qui aurait eu le même effet. Son argument, si je l’ai bien compris, est qu’il n’était pas suffisant que le conseil suive les règles; la chef Sutherland et le conseil auraient dû [traduction] « faire ce qui s’imposait »
.
[27]
La réponse simple à cet argument est que le conseil ne disposait pas du pouvoir de déclencher une élection en dehors du cadre prévu par le Règlement. À l’audition de la présente affaire, l’avocat de Mme Thomas a fait valoir que le conseil d’une Première Nation dispose du pouvoir inhérent et illimité de gérer les affaires de la Première Nation, y compris de déclencher une élection. Ce n’est toutefois pas le cas. Pour en comprendre les raisons, il est utile de prendre un certain recul et d’examiner certains principes généraux concernant la gouvernance des communautés des Premières Nations.
[28]
Les communautés des Premières nations possédaient leurs propres structures de gouvernance avant l’introduction de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. Même si la Loi sur les Indiens a enjoint aux Premières Nations (ou les « bandes indiennes »
) de se doter d’un conseil et même si elle a conféré au gouvernement le pouvoir d’ordonner que ce conseil soit élu conformément à la Loi, des systèmes de gouvernance traditionnels peuvent continuer d’exister parallèlement au conseil constitué en application de la Loi sur les Indiens : John Borrows, Canada’s Indigenous Constitution (Toronto: University of Toronto Press, 2010) à la page 43. La Loi sur les Indiens n’envisageait pas que les conseils disposent de pouvoirs illimités.
[29]
Nous reconnaissons maintenant que les Premières Nations disposent de l’autonomie gouvernementale. Le prononcé le plus récent à ce sujet est l’affirmation du Parlement selon laquelle « [le] droit inhérent à l’autonomie gouvernementale reconnu et confirmé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 comprend la compétence »
en certaines matières : Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, LC 2019, c 24, article 18.
[30]
Néanmoins, cela ne signifie pas que le conseil d’une Première Nation, qu’il ait été choisi selon la « coutume »
ou élu en application de la Loi sur les Indiens, dispose de pouvoirs illimités. Notre Cour reconnaît qu’une Première Nation peut créer ou conserver son propre système de gouvernance, pourvu que cela fasse l’objet d’un « large consensus »
au sein de ses membres : Bigstone c Big Eagle, [1993] 1 CNLR 25 (CF 1re inst.) au paragraphe 34; McLeod Lake Indian Band c Chingee (1998), 165 DLR (4th) 358 (CF 1re inst.). Plusieurs moyens peuvent permettre de prouver l’existence d’un tel large consensus et, par conséquent, d’assurer la continuité des systèmes traditionnels, tout en préservant les possibilités de transformation : Whalen, aux paragraphes 33 à 40. En l’absence d’une telle preuve, cependant, nous ne devrions pas présumer que les membres d’une Première Nation ont eu l’intention de conférer des pouvoirs illimités à leur conseil. En effet, le concept de pouvoir illimité peut difficilement être séparé du concept occidental de souveraineté, et il est peu probable qu’il soit adéquat pour comprendre les systèmes de gouvernance des peuples autochtones : voir, à cet égard, Aaron Mills, « The Lifeworlds of Law: On Revitalizing Indigenous Legal Orders Today »
(2016) 61:4 McGill LJ 847.
[31]
En l’espèce, il n’y a aucune preuve démontrant un large consensus selon lequel le conseil possède un pouvoir illimité de déclencher une élection. Au contraire, l’article 14 du Règlement établit une procédure selon laquelle une assemblée générale des membres de One Arrow peut déclencher une élection en dehors du cycle habituel de trois ans. Les dispositions comme celle-ci témoignent d’une hiérarchie des pouvoirs entre le conseil et les membres : Whalen, aux paragraphes 47, 48, 72, 73 et 78. Le conseil ne peut pas usurper les pouvoirs que les membres se sont réservés dans le Règlement.
[32]
La Cour ne dispose pas non plus, en l’absence d’une obligation légale ou d’une règle précise, d’un pouvoir général de déclencher des élections au sein des Premières Nations simplement pour résoudre ce qui semble être un désaccord politique insurmontable : Felix Sr. c Sturgeon Lake First Nation, 2011 CF 1139, au paragraphe 56; Gadwa c Joly, 2018 CF 568, aux paragraphes 29 à 34 et 70 à 72 [Gadwa].
[33]
En outre, il n’existe pas de règle de droit exigeant que la chef Sutherland se retire ou démissionne, que ce soit lorsque Mme Thomas a interjeté appel ou lorsqu’il est devenu évident que la procédure d’appel était inefficace. En l’absence d’une telle règle, la décision de la chef Sutherland de demeurer en poste semble être une décision personnelle que la Cour ne peut pas examiner.
E.
Équité procédurale
[34]
En dernier lieu, Mme Thomas affirme que One Arrow a agi de manière inéquitable sur le plan procédural. Encore une fois, son argument n’est pas toujours facile à suivre, mais il semble que le fondement principal de son argument est que le conseil et, en particulier, la chef Sutherland ont agi dans leur propre intérêt et qu’ils ont fait preuve de partialité à l’égard de Mme Thomas en décidant de ne prendre aucune autre mesure pour permettre à la procédure d’appel de fonctionner, de ne pas déclencher une élection ou encore de ne pas démissionner.
[35]
Je rejette cet argument. Il ne fait aucun doute que les décideurs autochtones, y compris les tribunaux d’appel électoraux, ont un devoir d’équité procédurale lorsque le contexte l’exige, comme l’a reconnu le juge Marshall Rothstein, alors membre de notre Cour, dans sa décision de principe dans Sparvier c Bande indienne Cowesses, [1993] 3 CF 142 (1re inst.).
[36]
Il n’existe toutefois aucun devoir d’équité procédurale lorsque, au départ, le décideur ne dispose pas du pouvoir de rendre une décision. Le conseil n’était pas habilité à déclencher une élection. Mme Thomas n’a pas expliqué ce que le conseil aurait pu faire pour permettre à la procédure d’appel de fonctionner après que la juge de paix a refusé de participer. Par conséquent, on ne peut pas affirmer que le conseil a violé l’équité procédurale en ne prenant pas de telles mesures.
[37]
En l’absence d’obligation légale de démissionner, la décision de la chef Sutherland de demeurer en poste est une décision purement personnelle, qui n’entraîne aucun devoir d’équité procédurale à l’égard de tiers tels que Mme Thomas.
F.
Mesures de redressement
[38]
Étant donné que l’agente électorale a violé le Règlement d’une façon qui a eu une incidence sur les résultats de l’élection au poste de chef, la mesure de redressement adéquate consisterait normalement à annuler l’élection et à en ordonner une nouvelle.
[39]
Toutefois, la prochaine élection générale est prévue en mars 2020.
[40]
Dans des circonstances semblables, la Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas prendre une mesure de redressement : Sparvier c Bande indienne Cowesses, [1993] 3 CF 175 (1re inst.); Parisier c Première Nation Ocean Man (1996), 106 FTR 297; Standinghorn c Atcheynum, 2007 CF 1137, au paragraphe 55; arrêt Gadwa, aux paragraphes 72 et 73.
[41]
Par analogie, l’article 16 du Règlement prévoit qu’une élection partielle n’est pas nécessaire lorsque le chef ou un membre du conseil démissionne dans les trois mois précédant la prochaine élection générale.
[42]
Si je comprends bien le Règlement, si j’ordonnais qu’une nouvelle élection au poste de chef ait lieu immédiatement, cette élection constituerait une élection partielle qui ne remplacerait pas l’élection générale pour les postes de chef et de membres du conseil qui aura lieu en mars 2020. L’organisation de deux élections pour un même poste au cours d’une période de moins de trois mois constituerait un gaspillage important des ressources de One Arrow. Même si l’article 16 ne s’applique pas aux appels d’élections, il témoigne d’un large consensus selon lequel deux élections pour un même poste ne devraient pas avoir lieu au cours d’une période de moins de trois mois.
[43]
Compte tenu des circonstances, je refuse d’ordonner une nouvelle élection au poste de chef.
III.
Dispositif et dépens
[44]
Compte tenu de l’omission du nom de Mme Thomas sur le bulletin de vote en violation du Règlement, l’élection de 2017 pour le poste de chef de la Première Nation One Arrow a été irrégulière. C’est uniquement pour des raisons pratiques que je refuse d’ordonner une mesure de redressement visant à corriger cette irrégularité – la prochaine élection générale aura lieu dans moins de trois mois.
[45]
Par conséquent, même si Mme Thomas a obtenu gain de cause en principe, je rejette néanmoins sa demande de contrôle judiciaire. Même si, sur le plan technique, sa demande est rejetée, je suis néanmoins disposé à lui accorder les dépens.
[46]
Le montant des dépens est habituellement évalué en fonction du tarif qui figure en annexe des Règles des Cours fédérales. D’ordinaire, l’application de ce tarif donne lieu à une somme qui est largement inférieure aux dépens réels que la partie a engagés pour se défendre. À cet égard, Mme Thomas demande des dépens procureur‑client ou, en d’autres termes, une indemnisation complète.
[47]
Dans la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119, j’ai examiné les facteurs pertinents pour l’évaluation des dépens dans les affaires relatives à la gouvernance d’une Première Nation. J’ai souligné que des dépens procureur‑client sont parfois accordés dans de telles affaires, lorsque la conduite de la partie qui n’a pas obtenu gain de cause a été répréhensible ou lorsque la demande aide à clarifier l’interprétation des lois électorales d’une Première Nation. Néanmoins, les dépens procureur‑client demeurent exceptionnels.
[48]
Je ne suis pas convaincu qu’il serait judicieux d’accorder des dépens procureur‑client en l’espèce. One Arrow n’a pas agi de manière répréhensible. L’affirmation de Mme Thomas selon laquelle elle n’aurait jamais dû être contrainte de présenter cette demande semble reposer sur l’argument selon lequel la chef Sutherland aurait dû démissionner ou le conseil aurait dû déclencher une nouvelle élection. Puisque j’ai rejeté cet argument, il ne peut pas constituer un fondement pour accorder des dépens procureur‑client. Les dépens seront donc évalués selon le tarif.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-388-19
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
2. Les dépens sont accordés à la demanderesse.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
Dossier :
|
T-388-19
|
|
INTITULÉ :
|
DARLENE THOMAS c PREMIÈRE NATION ONE ARROW
|
||
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Saskatoon (Saskatchewan)
|
||
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 12 décembre 2019
|
||
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE GRAMMOND
|
||
DATE DES MOTIFS :
|
le 31 décembre 2019
|
||
COMPARUTIONS :
Michael W. Owens
|
Pour la demanderesse
|
Anil Pandila, c.r.
|
Pour la défenderesse
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Michael W. Owens
Avocat
Saskatoon (Saskatchewan)
|
Pour la demanderesse
|
Pandila & Co
Avocats
Prince Albert (Saskatchewan)
|
Pour la défenderesse
|