Date : 20001128
Dossier : IMM-2124-00
Entre :
MOKHTAR BOUCHEMA
Demandeur
Et :
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
Défendeur
MOTIFS D'ORDONNANCE
LE JUGE ROULEAU
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ( « la SSR » ) rendue le 24 mars 2000 statuant que Mokhtar Bouchema ( « le demandeur » ) n'est pas un réfugié au sens de la Convention, tel que défini au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration ( « la Loi » ).
[2] Le demandeur est un citoyen de l'Algérie.
[3] Le demandeur allègue qu'il était un distributeur de boissons alcoolisées depuis 1989.
[4] Il prétend que le 8 septembre 1999, le Groupe islamique armé ( « le GIA » ) aurait ordonné la fermeture de son commerce et aurait menacé le demandeur qui feint d'accepter.
[5] Il prétend que la semaine suivante (environ le 15 septembre 1999), quatre individus l'auraient attaché, frappé, insulté et se seraient enfuis avec la recette du jour. Suite à cette attaque, le demandeur aurait fermé son commerce et aurait logé une plainte à la police.
[6] Le 21 septembre 1999, le demandeur aurait reçu une convocation de la Gendarmerie. Il aurait été informé que l'enquête policière n'avait donné aucun résultat.
[7] Le 15 octobre 1999, le demandeur aurait reçu une deuxième convocation de la Gendarmerie. Il prétend avoir été détenu toute une nuit, aurait subi des menaces et aurait été accusé de collaboration avec le GIA. Le demandeur aurait été libéré sous condition d'une réouverture de son commerce.
[8] Le 2 novembre 1999, le demandeur aurait reçu une troisième convocation de la Gendarmerie. Il prétend avoir refusé d'y obéir et se serait caché.
[9] Le demandeur aurait quitté son pays le 6 décembre 1999. Il aurait séjourné en France une dizaine de jours. Le 12 décembre 1999, le demandeur serait arrivé au Canada afin de demander la protection des autorités canadiennes. Il allègue craindre d'être persécuté advenant son retour dans son pays en raison des opinions politiques qui lui sont imputées.
[10] La SSR a refusé de reconnaître au demandeur le statut de réfugié car elle a conclu que le demandeur n'était pas crédible. La SSR a conclu que l'allégation du demandeur qu'il craignait les autorités et se dit recherché et menacé par son gouvernement pour avoir refusé de rouvrir son établissement de distribution d'alcools n'était pas en harmonie avec la preuve documentaire. Confronté avec ces invraisemblances, « le demandeur nie la preuve documentaire, parle d'illégalité, de corruption et de système pour affirmer sans ambages qu'il est permis d'y en vendre en toute liberté » .
[11] La SSR a conclu à la déchéance du demandeur concernant la preuve documentaire fournit par celui-ci lors de l'audience. Premièrement, la SSR a rejeté la première convocation du 19 septembre car elle ne correspondait à aucun des événements que le demandeur a racontés dans son FRP. Par la suite, la SSR a rejeté l'avis de résultat d'enquête en date du 21 septembre, car « si la première allégation n'a aucun lien avec l'histoire racontée par le demandeur, la date de l'avis indiquée dans la seconde est postérieure au document délivré au demandeur, un fait qui relève de l'invraisemblance » . La SSR a aussi rejeté le troisième document étant donné qu'il portait toujours la partie détachable alors que le demandeur prétendait dans son FRP qu'il s'était présenté à la Gendarmerie en réponse à cette convocation. De même, la SSR a rejeté la dernière convocation car elle aurait été émise le 31 octobre alors que le demandeur avait déclaré que sa délivrance a eu lieu le 2 novembre. La SSR n'a pas cru que le demandeur était recherché. Le fait que le demandeur avait franchi sans problème la frontière de son pays n'était pas en harmonie avec la preuve documentaire qui signale que la sécurité des aéroports de l'Algérie est assurée par un système informatique. La SSR n'a pas cru l'explication du demandeur qu'un ami, inspecteur de police, l'avait informé qu'il n'y avait aucun danger de franchir la frontière car cette précaution n'a pas été mentionnée auparavant.
[12] En ce qui concerne les deux commerces desquels le demandeur prétend être propriétaire, la SSR a accepté le registre de commerce de la boulangerie encore en opération. Par contre, la SSR n'a pas reconnu le spécimen lequel le demandeur prétend être le registre de commerce pour le local de distribution d'alcools fermé depuis la mi-septembre 1999. Lorsque la SSR a interrogé le demandeur au sujet du commerce de distribution d'alcools, « le demandeur peu bavard, bafouille, bifurque, nous égare, témoigne de sa boulangerie et finit par déclarer ne tenir aucune comptabilité, ne faire aucune facture, ne payer aucun impôt, n'être soumis à aucune taxe; donne un chiffre d'affaires démesuré, surprend le tribunal, patine et se confond dans des explications, parle de dollars américains, pense centimes et nous ramène à des dinars » . En raison de ceci et autres réponses invraisemblables relatives à la preuve, la SSR a rejeté le registre de commerce d'alcools, n'a pas cru que le demandeur ait été distributeur de boissons alcoolisées et, en conséquence, n'a pas cru son histoire.
[13] Le demandeur soutient que la SSR a erré en fait et en droit en rejetant sa revendication et qu'elle a basé sa décision sur des considérations non-juridiques, arbitraires et discriminatoires, dénuées de tout fondement et non justifiées par les faits. En contestant la justesse de son témoignage et en rejetant les pièces produites en preuve, la SSR a rendu une décision subjective et absente de toute logique.
[14] Le demandeur prétend que la SSR a commis une erreur en statuant que les dates des documents fournis par le demandeur ne correspondaient pas à celles indiquées dans le FRP. Le demandeur soutient que les dates indiquées au FRP correspondent à ses déclarations. Quant à la pièce en date du 21 septembre, le demandeur soutient que la date du 11 octobre 1999 inscrite au document, la date de la demande du gouverneur de police, est une erreur de frappe. La date aurait dû se lire le 11 septembre 1999 et non le 11 octobre 1999.
[15] Le demandeur soutient de plus que « la décision fait preuve de manque de sérieux, de préjugé, d'une connaissance superficielle, sinon une méconnaissance flagrante de la réalité algérienne (D-6 à D-9) et d'un manque d'objectivité, de subtilité, pour ne pas dire de discernement et de jugement qui met en doute sa capacité même d'évaluer de façon objective et impartiale une situation, évidente, de renommée commune, tel qu'il ressort du texte même des motifs de leur décision » .
[16] Le demandeur prétend que la SSR a ignoré les dangers et risques graves pour sa vie et sa sécurité s'il devait retourner dans son pays. Elle est restée insensible à la preuve documentaire du Centre de documentation de la CISR concernant les conditions de vie en Algérie. Elle a tiré des inférences des guides touristiques qui sont déraisonnables.
[17] La demandeur soutient que la SSR n'a pas évalué les éléments de la crainte objective, qui sont, d'après le demandeur, suffisants comme motifs.
[18] Le demandeur prétend aussi que la SSR n'a pas appliqué le test approprié pour évaluer les activités commerciales du demandeur et la situation qu'il en résultait pour lui.
[19] Le défendeur prétend que la décision de la SSR résulte d'une étude complète de la preuve qui révèle le caractère invraisemblable de l'histoire du demandeur. La prétention du demandeur selon laquelle « les commissaires ont décidé d'avance de ne pas croire le demandeur » n'est pas valablement appuyée et ne tient pas compte des contradictions et incohérences soulignées par la SSR.
[20] Le défendeur soutient que la décision de la SSR repose sur l'incohérence entre le témoignage du demandeur selon lequel les autorités algériennes l'ont libéré sous condition de rouvrir son commerce d'alcools alors que la preuve documentaire indique plutôt que l'Algérie n'est pas un État séculaire et que ses lois sont basées sur la religion musulmane interdisant la vente de boissons alcoolisées. Le tribunal s'appuie non seulement sur sa connaissance spécialisée mais également sur la pièce A-9. À l'appuie de cette conclusion, le défendeur soutient également qu'il revenait à la SSR d'apprécier la preuve tant testimoniale que documentaire et de lui accorder la valeur probante appropriée.
[21] Le défendeur argumente que le demandeur ne démontre pas en quoi la SSR a erré en concluant que la « convocation du ministère de l'intérieur » , en date du 19 septembre 1999, ne se rapporte à aucun événement mentionné dans le FRP. Dans le FRP, le demandeur réfère à une convocation de la police qu'il aurait reçue le 21 septembre 1999 mais ne fait aucune mention à la convocation du 19 septembre.
[22] Quant à l'avis de résultat d'enquête daté du 21 septembre 1999, le défendeur « prend acte » de l'admission du demandeur selon laquelle ce document contient un anachronisme. Le défendeur soutient qu'il est impossible qu'il s'agisse d'une simple erreur de frappe entre le 11 octobre et le 11 septembre. Le document réfère spécifiquement au lundi 11 octobre 1999 qui est effectivement un lundi alors que le 11 septembre 1999 est un samedi. Le défendeur soutient de plus que les prétentions du demandeur n'expliquent pas l'incohérence de la pièce D-5 qui est signée le 21 septembre 1999 mais qui réfère au 11 octobre 1999.
[23] Quant à la contradiction soulevée par le tribunal concernant la convocation en date du 13 octobre 1999, il n'est pas déraisonnable pour la SSR de ne pas accorder de force probante à ce document puisqu'il porte toujours sa partie détachable. Il n'était pas déraisonnable de mettre en relief ces éléments incohérents issus entre les déclarations du demandeur et le reste de la preuve produite.
[24] Quant au quatrième document, le défendeur soutient qu'il n'est pas déraisonnable pour la SSR de souligner l'incohérence issue entre le témoignage du demandeur et la convocation du 31 octobre 1999. Selon le témoignage, cette convocation aurait été émise le 2 novembre 1999 alors qu'il ressort de ce document qu'il fut émis le 31 octobre 1999.
[25] Le défendeur soutient que le demandeur ne démontre pas en quoi il était déraisonnable pour la SSR de conclure à l'incohérence qu'il ait pu quitter son pays sans problème, alors qu'il est recherché et que la sécurité aux aéroports est assurée par un système informatique.
[26] Le défendeur soutient qu'il n'était pas déraisonnable pour la SSR de n'accorder aucune valeur probante au second registre de commerce déposé par le demandeur étant donné l'incohérence du témoignage quant à son commerce de distribution de boissons alcoolisés. Entre autres, le défendeur attire l'attention au fait que la SSR a souligné « que le demandeur était peu bavard, bafouille, bifurque, s'égare, témoigne de sa boulangerie mais surtout finit par déclarer ne tenir aucune comptabilité, ne faire aucune facture, ne payer aucun impôt et n'être soumis à aucune taxe eu égard à son commerce » . Il est surtout surprenant que le demandeur ne se souvenait pas de la raison sociale de son commerce. Le défendeur prétend de plus, que compte tenu de la preuve documentaire qui précise que l'Algérie n'est pas un État séculaire et ses lois sont basées sur la religion musulmane qui interdit la vente de boisons alcoolisées, il n'était aucunement déraisonnable pour la SSR de conclure à l'invraisemblance de l'histoire du demandeur.
[27] En dernier lieu, le défendeur soutient que le demandeur se devait d'établir un lien crédible entre son récit et la situation prévalant dans son pays. Il ne suffit pas de citer la preuve documentaire relatant certaines conditions de vie ou de donner son opinion sur le mérite de sa revendication. Le fardeau appartient au demandeur de démontrer un lien crédible entre les faits objectifs et sa crainte.
[28] Est-ce que la SSR a erronément apprécier la preuve?
[29] Les conclusions de la SSR en l'espèce, en ce qui a trait à la preuve documentaire sont, à mon avis, déraisonnables. D'ailleurs, ces conclusions erronées vicient la décision de la SSR au complet.
[30] La SSR conclut que la première convocation datée du 19 septembre 1999 ne correspond à aucun des événements que le demandeur raconte dans son FRP. À mon avis, cette conclusion n'est pas supportée par la preuve. Le demandeur dans son FRP et lors de l'audience a témoigné que le 8 septembre 1999, le GIA aurait ordonnée la fermeture de son commerce et aurait menacé le demandeur. D'ailleurs, le demandeur prétend que la semaine suivante, environ le 15 septembre 1999, quatre individus l'auraient attaqué et se seraient enfuie avec la recette du jour. C'est à la suite de ces événements que le demandeur aurait déposé une plainte avec la police. À mon avis, les dates correspondent et il me semble logique que la première convocation serait en réponse à ces incidents.
[31] La SSR conclut que si la première allégation n'a aucun lien avec l'histoire racontée par le demandeur, la date de l'avis indiquée dans le second document est postérieure au document délivré au demandeur, un fait qui relève de l'invraisemblance. Le second document s'agit d'un procès de confirmation de signification. Le document est daté du 21 septembre 1999. Dans le texte du document, le signataire fait référence au 11 octobre 1999 et une décision émise le 15 septembre 1999. Tel que soutenu par les parties, la date du 11 octobre 1999 s'agit d'un anachronisme. Je n'accepte pas l'explication du demandeur que cette erreur s'agit d'une simple erreur de frappe. Par contre, le dossier qui est devant la Cour contient que la traduction de ce document. L'original en langue arabe ne fait pas partie du dossier officiel. Donc, il nous est impossible de vérifier l'original afin de s'assurer que ce n'était pas une erreur de traduction ou de déterminer s'il y aurait autres explications plausibles. Ceci étant dit, les autres dates semblent, à mon avis, correspondre aux événements tel que raconté par le demandeur.
[32] Quant aux convocations datées du 13 octobre 1999 et du 31 octobre 1999, la SSR n'a pas accordé de valeur probante à ces documents car la convocation du 13 octobre 1999 porte toujours sa partie détachable et le demandeur prétend que la convocation du 31 octobre 1999 a été délivré le 2 novembre. D'après la preuve déposée, toutes les convocations portent toujours la partie détachable, donc il m'est difficile de voir comment la SSR pourrait raisonnablement écarter ce document en particulier pour le seul fait que la partie détachable n'a pas été prise par les autorités. La dernière convocation a bien été émise le 31 octobre 1999. Par contre, contrairement à ce que la SSR affirme, le demandeur a témoigné qu'il a reçu la convocation le 2 novembre 1999. Ceci à mon avis, est logique étant donné qu'il pourrait y avoir un délai entre l'émission d'un document et la réception d'un document. Une lecture du FRP et de la transcription démontre clairement qu'il y a un délai de deux jours entre la date d'émission des convocations et la date que le demandeur prétend avoir reçu les convocations.
[33] Un schéma des dates importantes de la revendication démontre que le récit du demandeur est plausible. Sauf l'anachronisme quant à la deuxième convocation, les événements et les dates indiquées sur les documents correspondent et sont en ordre chronologique.
Le 9 septembre 1999 GIA ordonne la fermeture du commerce. |
Le 15 septembre 1999 Quatre individus attaquent le demandeur. |
Le demandeur ferme le commerce et se plaint à la police. |
Le 21 septembre 1999 Le demandeur reçoit une convocation datée du 19 septembre 1999 (#4366166). |
Le 21 septembre 1999 Procès de confirmation de signification. |
Fait référence à une décision du 15 septembre 1999 et au lundi, 11 octobre 1999. |
Le 15 octobre 1999 Le demandeur reçoit une deuxième convocation datée du 13 octobre 1999 (#4363830). |
Le 2 novembre 1999 Le demandeur reçoit une troisième convocation datée du 31 octobre 1999 (#4366065). |
[34] La SSR a aussi conclu à la déchéance du demandeur quant au registre de commerce pour le local de distribution d'alcools et n'a pas cru que le demandeur était distributeur de boissons alcoolisées.
[35] Je suis d'avis que la SSR a commis une erreur quant au registre de commerce. Sauf les informations propres au commerce, le format des deux registres sont identiques et les registres portent le même étampe. À mon avis, la SSR aurait dû soit rejeter les deux registres ou soit accepter les deux registres. Le fait d'écarter un seul registre n'est pas établi dans la preuve et est illogique. Il était déraisonnable pour la SSR d'écarter un seul registre même si elle faisait valoir sa connaissance spécialisée.
[36] D'après une lecture de la décision, il est évident que les conclusions quant à la preuve documentaire sont directement liées à la conclusion négative quant à la crédibilité du demandeur. À mon avis, si la SSR aurait correctement apprécié la preuve documentaire, il est possible que la SSR aurait conclu différemment quant à la crédibilité et la vraisemblance de la revendication du demandeur.
[37] Pour les raisons qui précèdent, je suis d'avis que l'intervention de cette Cour serait justifiée et la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
JUGE
OTTAWA, Ontario
Le 28 novembre 2000