Date : 20000920
Dossier : IMM-1318-99
OTTAWA (ONTARIO), LE 20 SEPTEMBRE 2000
EN PRÉSENCE DE : M. LE JUGE PELLETIER
ENTRE :
RIZWAN ALI SHAH SYED
demandeur
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LE JUGE PELLETIER
[1] Cette affaire soulève la question de savoir à quel moment une protection insuffisante de l'État devient une absence de protection de l'État.
[2] Le demandeur, Rizwan Ali Shah Syed, s'est enfui du Pakistan en raison du traitement que lui et sa famille subissaient aux mains d'un groupe islamique militant appelé Sipah-e-Sahaba (SSP). Le demandeur et sa famille sont des membres influents de la communauté musulmane chiite de Lahore, au Pakistan. Ils ont ainsi attiré l'attention du SSP, groupe formé de membres fanatiques de la branche sunnite de l'Islam. Le demandeur et sa famille ont été les cibles de plusieurs actes violents, notamment agressions, tentative de meurtre, destruction de biens et enlèvement. Dans la plupart des cas, la police a été appelée, mais ses efforts n'ont rien donné.
[3] Selon le formulaire de renseignements personnels du demandeur, ses ennuis ont débuté lorsqu'il s'est inscrit comme étudiant dans un programme de baccalauréat en sciences à l'université. Le SSP était actif sur le campus et « avait coutume de commettre tous genres d'actes de terrorisme sur le campus et d'instaurer un climat qui faisait totalement obstacle à toute concentration » .
[4] En janvier 1994, le demandeur et sa famille ont organisé un Majlis-e-Aza à leur domicile. Il y eut une menace à la bombe, et l'équipe de neutralisation des engins explosifs a été appelée. Selon la décision de la Section du statut de réfugié (la « SSR » ), l'équipe de neutralisation s'est présentée mais a estimé que l'information n'était pas digne de foi.
[5] Le jour suivant, le demandeur a été accosté par des étudiants SSP à l'université, qui lui ont demandé d'enlever de son domicile un drapeau chiite. Ayant refusé, il a été enlevé et détenu durant deux ou trois jours. Le père du demandeur a signalé l'enlèvement à la police, mais, selon le demandeur, la police a invoqué un faux prétexte pour ne pas intervenir. Le père du demandeur n'a pu obtenir la libération de son fils qu'en payant une rançon.
[6] En mai 1994, le SSP s'est présenté à l'entreprise familiale et a exigé que la famille enlève son enseigne « Ali Ali Autos » « parce que cette dénomination représente la foi chiite » . Le demandeur ayant refusé, les lieux ont été vandalisés et un employé a été blessé. Le demandeur a emmené l'employé au poste de police pour déposer un rapport. Il affirme qu'on leur a dit d'assurer eux-mêmes leur propre sécurité.
[7] En mai 1995, l'entreprise familiale a été incendiée. Les pompiers se sont présentés sur les lieux, mais n'ont pu déterminer la cause du sinistre. Le demandeur a indiqué que des plaques de fer avaient été trouvées, qui portaient l'inscription « Shia Kafer » (transcription) ou « Kafir, Kafir Shia Kafir » (Formulaire de renseignements personnels). Les plaques n'ont pas été données aux pompiers, mais ont plutôt été remises à la police. Selon le demandeur, la police a classé l'incendie comme un accident.
[8] En 1996, le demandeur s'est exprimé durant une réunion religieuse condamnant la violence du SSP, et le gouvernement a fermé les yeux sur cet événement. Puis il a dit que, si le gouvernement ne garantissait pas la sécurité de la communauté chiite, celle-ci y verrait elle-même. Le demandeur a ensuite été arrêté, puis accusé d'instaurer un climat d'anarchie dans le pays. Il a été libéré moyennant le versement d'un pot-de-vin.
[9] En juin 1997, deux motocyclistes du SSP, reconnaissables à leurs barbes et à leurs turbans, ont fait feu sur le demandeur, qui se rendait à une réunion d'affaires. Les tirs ont manqué le demandeur, mais blessé son employé, qui a été hospitalisé pendant quatre mois. La police a déposé un rapport, mais n'est pas allée plus loin. Dans son témoignage, le demandeur a indiqué qu'il lui était impossible d'identifier ou de décrire les assaillants, mais qu'il était sûr qu'il s'agissait de membres du SSP.
[10] En septembre 1997, le demandeur et son père se rendaient à la prière lorsque deux hommes ont braqué un fusil sur eux, dans l'intention de leur tirer dessus. La police est arrivée sur les lieux et les agresseurs se sont enfuis. Selon le demandeur, la police a vu le fusil, mais n'a pas poursuivi les hommes.
[11] En février 1998, le demandeur a dénoncé une Fatwah qui avait été prononcée par un dirigeant du SSP. Ce soir-là, trois malfaiteurs se sont présentés au domicile familial et ont agressé le père du demandeur lorsqu'il a répondu à la porte. Cet incident n'a pas été signalé à la police.
[12] Plus tard, en mars 1998, le demandeur a été enlevé, puis emmené devant un dirigeant du SSP, lequel a exigé des excuses. Le demandeur ayant refusé, il a été battu et détenu pendant trois jours, avant d'être jeté devant sa maison, avec une étiquette sur lui où étaient inscrits les mots : « Tous les Kafir subiront le même sort » . Cet incident n'a pas été signalé à la police. Il a précipité le départ du demandeur pour le Canada.
[13] Eu égard à ces éléments de preuve, le demandeur s'oppose à la conclusion de la SSR selon laquelle le demandeur pouvait obtenir une protection policière. Il affirme que la police a examiné les agissements signalés, mais qu'elle n'a apporté aucune protection. Il fait état du massacre de plusieurs fidèles chiites au cimetière Momunpura, et de l'assassinat de son oncle, un magistrat, comme preuves de l'absence d'une véritable protection contre les persécutions auxquelles se livre le SSP. Cependant, le compte rendu de journaux produit par le demandeur n'attribuait pas le meurtre de son oncle à une violence sectaire, même s'ils « n'excluaient pas le rôle du sectarisme dans cette tragédie » . Le compte rendu mentionne ensuite que la police prévoyait une attaque terroriste contre le magistrat, raison pour laquelle « il était accompagné d'un garde de sécurité » . Le compte rendu mentionne aussi que la police offrait une « intéressante récompense » pour toute information conduisant à l'arrestation des malfaiteurs.
[14] À l'appui de la demande de contrôle judiciaire, l'avocat du demandeur (qui n'était pas l'avocat devant la SSR) s'est largement appuyé sur la preuve littérale relative à la violence sectaire et à l'anarchie au Pakistan. Selon l'avocat du défendeur, la preuve littérale montre que des mesures de répression sont prises contre ceux qui transgressent la loi.
[15] La présente affaire concerne la norme de preuve qui s'applique à l'absence d'une protection de l'État.
[16] Le locus classicus de la preuve requise pour établir l'absence d'une protection de l'État est l'obiter dictum suivant du juge Laforest dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, [1993] 103 D.L.R. (4th) 1 :
... il faut confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. En l'absence d'une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. La sécurité des ressortissants constitue, après tout, l'essence de la souveraineté. En l'absence d'un effondrement complet de l'appareil étatique, comme celui qui a été reconnu au Liban dans l'arrêt Zalzali, il y a lieu de présumer que l'État est capable de protéger le demandeur.
[17] Qu'arrive-t-il si la protection de l'État existe manifestement, mais est inefficace? Dans l'affaire Bobrick c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1364, (1994), 85 F.T.R. 13, le juge Tremblay-Lamer a estimé qu'une protection inefficace de l'État équivalait à une absence de protection. Saisi de faits très semblables aux faits présentés au juge Tremblay-Lamer, le juge Gibson a estimé, dans l'affaire Smirnov c. Canada, [1995] 1 C.F. 780, [1994] A.C.F. no 1922, que, pour certains crimes, la poursuite des auteurs donne souvent peu de résultats et que la Cour ne devrait pas imposer à d'autres pays des normes d'efficacité policière que notre propre police ne serait pas en mesure d'atteindre.
[18] La police semble avoir montré peu d'enthousiasme à donner suite aux plaintes du demandeur, mais son attitude pourrait très bien s'expliquer par des facteurs autres qu'une complicité avec les tortionnaires du demandeur[1]. Ainsi, la police aurait beaucoup de mal à dire qu'il y a eu incendie criminel si les pompiers affirment que la cause du sinistre est inconnue. Il est difficile de trouver des assaillants inconnus qui n'ont aucun lien antérieur avec la victime. Comme le fait observer le juge Gibson dans l'affaire Smirnov, précitée, il y a dans toute société des limites à l'efficacité de la police. Nous ne devrions pas imposer à d'autres pays des normes d'efficacité policière que notre propre police ne serait pas en mesure d'appliquer.
[19] La SSR a clairement jugé qu'il ne s'agissait pas là d'un cas d'effondrement complet de l'appareil étatique. Il appert des motifs de la SSR que, selon la SSR également, la réaction de la police attestait une volonté d'intervenir au nom du demandeur et de ses coreligionnaires, même si les circonstances rendaient son intervention plutôt inutile.
[20] Je répète les conclusions auxquelles je suis arrivé dans l'affaire Zhuravlvev c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 507 :
[31] Quelles conclusions peut-on tirer des remarques qui précèdent? Premièrement, lorsque l'agent persécuteur n'est pas l'État, l'absence de protection étatique doit être appréciée au point de vue de la capacité de l'État d'assurer une protection plutôt qu'au point de vue de la question de savoir si l'appareil local a fourni une protection dans un cas donné. Les omissions locales de maintenir l'ordre d'une façon efficace n'équivalent pas à une absence de protection étatique. Toutefois, lorsque la preuve, et notamment la preuve documentaire, montre que l'expérience individuelle de l'intéressé indique une tendance plus générale de l'État à être incapable ou à refuser d'offrir une protection, l'absence de protection étatique est alors établie. La question du refus de fournir une protection devrait être abordée de la même façon que l'incapacité d'assurer une protection. Le refus de fournir une protection à l'échelle locale ne constitue pas un refus de l'État en l'absence d'une preuve de l'existence d'une politique plus générale selon laquelle la protection de l'État ne s'étend pas au groupe visé. Encore une fois, la preuve documentaire peut être pertinente. Il existe un élément additionnel, en ce qui concerne le refus, à savoir que ce refus peut être déguisé : les organes étatiques peuvent justifier leur défaut d'agir en invoquant divers facteurs qui, à leur avis, auraient pour effet de rendre inefficaces les marques étatiques. Il incombe à la SSR d'apprécier le bien-fondé de ces assertions en se fondant sur la preuve dans son ensemble.
[21] En définitive, il appartenait à la SSR de dire s'il existait une protection policière. La conclusion à laquelle elle est arrivée n'est pas déraisonnable au point de justifier l'intervention de la Cour.
ORDONNANCE
Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur le 23 février 1999 contre la décision de la Section du statut de réfugié dont les motifs portent la date du 27 janvier 1999 est rejetée.
« J.D. Denis Pelletier »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
No DU GREFFE : IMM-1318-99
INTITULÉ DE LA CAUSE : RIZWAN ALI SHAH SYED
c.
M.C.I.
LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 3 MARS 2000
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE M. LE JUGE PELLETIER
EN DATE DU 20 SEPTEMBRE 2000
ONT COMPARU :
RAFFAELE MASTROMONACO POUR LE DEMANDEUR
JOSÉE PAQUIN POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
RAFFAELE MASTROMONACO POUR LE DEMANDEUR
Dorval (Québec)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada