Date : 20040804
Dossier : IMM-6208-03
Référence : 2004 CF 1060
Ottawa (Ontario), le 4 août 2004
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD
ENTRE :
MOUSA SAYYAD DARYA BAKHSH
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
INTRODUCTION
[1] Le demandeur Mousa Sayyad Darya Bakhsh sollicite la délivrance d'un bref de mandamus en vertu de l'alinéa 18.1(3)a) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, obligeant le défendeur à rendre une décision immédiatement sur sa demande pour motifs d'ordre humanitaire (demande CH).
LE CONTEXTE
[2] Le demandeur est un citoyen de l'Iran, qui est venu au Canada en avril 1997. Sa demande de statut de réfugié a été rejetée en octobre 1998, et sa demande d'autorisation de contrôle judiciaire de cette décision négative a été rejetée en avril 1999.
[3] Le demandeur a présenté une demande dans la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (CDNRSRC) en novembre 1998. Il a déposé ses prétentions en décembre 1998. Au moment où le demandeur a commencé la présente instance, l'évaluation du risque qui doit être effectuée pour la CDNRSRC était toujours pendante. Le 30 septembre 1999, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire (CH). Il a aussi déposé un engagement de parrainage souscrit par son fils, qui est citoyen canadien. Par la suite, le parrainage a été assumé par sa fille, qui est aussi citoyenne canadienne. L'épouse du demandeur et son autre fille, qui vivent en Iran, étaient comprises comme personnes à charge dans la demande.
[4] Le demandeur a été reçu en entrevue par un agent d'immigration le 30 mars 2001, dans le cadre de sa demande CH. Nonobstant plusieurs demandes d'information présentées à l'agent CH, la demande CH n'a pas été traitée suite au retard dans l'obtention de l'évaluation du risque d'un agent CDNRSRC. Frustré par ce retard, le demandeur a déposé la présente demande le 12 août 2003.
[5] La demande a éventuellement été évaluée sur d'autres facteurs CH, sans l'évaluation du risque. Le 3 novembre 2003, l'agent CH a conclu qu'il y avait suffisamment de motifs d'ordre humanitaire pour que le demandeur soit dispensé des exigences en matière de visa prévues au paragraphe 11(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Dans une lettre datée du 3 novembre 2003, l'agent CH a informé le demandeur que sa demande d'être dispensé des critères prévus par la loi pour le traitement de sa demande d'établissement au Canada était approuvée [traduction] « aux fins du traitement de [sa] demande » . La lettre informait aussi le demandeur qu'il devait, ainsi que ses personnes à charge, satisfaire à tous les autres critères de la LIPR, y compris les examens médicaux et l'autorisation sécuritaire pour lui-même, son épouse et sa fille en Iran. On lui demanderait aussi de se présenter à une entrevue, qui permettrait de prendre une décision définitive sur sa demande. L'agent écrivait aussi que l'entrevue [traduction] « a généralement lieu à peu près 12 mois après la date d'approbation de l'exemption » .
LES QUESTIONS EN LITIGE
[6] Les questions suivantes doivent être examinées dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire :
1. Le défendeur a-t-il pris la décision pour laquelle on demande la délivrance d'un bref de mandamus et, en conséquence, la présente demande est-elle devenue théorique?
2. Si la demande de contrôle judiciaire n'est pas devenue théorique, y a-t-il lieu de délivrer un bref de mandamus dans les circonstances de l'espèce?
3. Existe-t-il des raisons spéciales justifiant l'octroi des dépens?
ANALYSE
1 Le défendeur a-t-il pris la décision pour laquelle on demande la délivrance d'un bref de mandamus et, en conséquence, la présente demande est-elle devenue théorique?
[7] À l'audience, l'avocate du défendeur semble avoir admis que ce dernier n'avait pas encore rendu de décision définitive au sujet de la demande CH. Ce point de vue est cohérent avec la pratique du défendeur, telle qu'illustrée dans son manuel de politique. Le manuel IP5, « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire » prévoit, au chapitre 5.4 que : « La demande de séjourner au Canada pour des motifs humanitaires comprend deux évaluations : évaluation des motifs d'ordre humanitaire; et évaluation de la demande de résidence permanente au Canada. » Le préambule au chapitre 16 des mêmes lignes directrices, qui traite de la deuxième évaluation, prévoit ceci : « Si la décision CH est favorable, le traitement de la demande de résidence permanente commence. » Si l'on applique la politique du défendeur au sujet du traitement de ces demandes, il s'ensuit qu'on ne peut dire qu'une décision a été rendue si la première évaluation est la seule qui est complète. En l'espèce, l'agent CH n'a procédé qu'à l'évaluation CH et il reste à déterminer, dans la seconde phase de la demande CH, si le demandeur est admissible et satisfait à toutes les exigences de la Loi et de son Règlement. Une décision définitive au sujet de la demande CH n'ayant pas encore été rendue, la demande de contrôle judiciaire qui sollicite un bref de mandamus n'est pas devenue théorique.
2. Si la demande de contrôle judiciaire n'est pas devenue théorique, y a-t-il lieu de délivrer un bref de mandamus dans les circonstances de l'espèce?
[8] Dans l'arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), conf. [1994] 3 R.C.S. 1100, la Cour d'appel fédérale a procédé, aux pages 766 à 769, à un examen approfondi de la jurisprudence portant sur le mandamus et elle a énoncé les conditions suivantes qui doivent être remplies pour que la Cour délivre un bref de mandamus :
1) Le mandamus : les principes applicables
Plusieurs conditions fondamentales doivent être respectées avant qu'un mandamus ne puisse être accordé. Les principes généraux énoncés ci-dessous s'appuient sur la jurisprudence de la Cour (voir globalement, l'affaire O'Grady c. Whyte, [1983] 1 C.F. 719 (C.A.), aux pages 722 et 723, citant Karavos v. Toronto & Gillies, [1948] 3 D.L.R. 294 (C.A. Ont.), à la page 297; et Mensinger c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1987] 1 C.F. 59 (1re inst.), à la page 66.
1. Il doit exister une obligation légale d'agir à caractère public : [...]
2. L'obligation doit exister envers le requérant : [...]
3. Il existe un droit clair d'obtenir l'exécution de cette obligation, notamment :
a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation; [...]
b) il y a eu (i) une demande d'exécution de l'obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n'ait été rejetée sur-le-champ, et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable; [...]
4. Lorsque l'obligation dont on demande l'exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s'appliquent :
a) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d'une manière qui puisse être qualifiée d' « injuste » , d' « oppressive » ou qui dénote une « irrégularité flagrante » ou la « mauvaise foi » ;
b) un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est « illimité » , « absolu » ou « facultatif » ;
c) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire « limité » doit agir en se fondant sur des considérations « pertinentes » par opposition à des considérations « non pertinentes » ;
d) un mandamus ne peut être accordé pour orienter l'exercice d'un « pouvoir discrétionnaire limité » dans un sens donné;
e) un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est « épuisé » , c'est-à-dire que le requérant a un droit acquis à l'exécution de l'obligation.
[...]
5. Le requérant n'a aucun autre recours : [...]
6. L'ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique : [...]
7. Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l'équité, rien n'empêche d'obtenir le redressement demandé : [...]
8. Compte tenu de la « balance des inconvénients » , une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.
[9] En l'espèce, le défendeur admet l'existence de l'obligation d'agir à caractère public et aussi que cette obligation existe envers le demandeur. La seule question en litige consiste à savoir si le délai d'exécution de l'obligation prescrite par la loi est déraisonnable. On considère généralement qu'un délai déraisonnable dans le prononcé d'une décision est assimilable à un refus implicite d'exécuter l'obligation d'agir à caractère public. Notre Cour a énoncé les exigences suivantes pour qu'on puisse dire qu'un délai est déraisonnable :
1. le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie;
2. le demandeur et son conseiller juridique n'en sont pas responsables; et
3. l'autorité responsable du délai ne l'a pas justifié de façon satisfaisante.
(Voir Conille c. Canada (MCI), [1999] 2 C.F. 33 (1re inst.).)
[10] S'agissant de la première des trois exigences précitées, le défendeur admet que le délai de presque quatre ans dans le traitement de la demande CH est à peu près deux fois plus long que le délai normal. Il y a peu de doute qu'un tel délai est plus long que ce que la nature du processus exige et j'en conclus donc ainsi. Le défendeur admet aussi que le demandeur n'est pas responsable du délai. Bien que le demandeur admette être responsable de sept mois du délai, je suis d'accord que par ailleurs la preuve indique clairement que le demandeur ne peut être tenu responsable d'un aussi long délai.
[11] Toutefois, le défendeur soutient que le délai est justifié du fait que l'agent CH n'a pu obtenir une évaluation du risque en temps opportun. Le défendeur n'a pas autrement expliqué pourquoi il fallait autant de temps pour obtenir l'évaluation du risque. Je ne peux donc accepter que son explication du retard est valable. En définitive, c'est le défendeur qui est responsable de tous les aspects du processus requis pour arriver à une décision dans le cadre d'une demande CH, processus qui est défini dans les lignes directrices publiques du défendeur, précitées. Le défendeur est aussi responsable de s'assurer que le processus est réalisé dans une période de temps raisonnable. En l'absence d'une explication raisonnable du délai à obtenir l'évaluation du risque, qui ne m'a pas été présentée, et lorsque le délai est imputable à ceux qui ont pour tâche d'évaluer le risque, c'est le défendeur qui doit en fin de compte en assumer la responsabilité. C'est le défendeur qui a les moyens de corriger les problèmes administratifs dans le traitement de ces demandes. En conséquence, j'arrive à la conclusion que le défendeur n'a pas avancé de motif raisonnable pour expliquer le délai à rendre une décision sur la demande CH, qui est maintenant de plus de quatre ans.
[12] Étant donné que les conditions préalables à la délivrance d'un bref de mandamus sont présentes, j'accepte la demande de contrôle judiciaire et délivrerai un bref de mandamus.
[13] Le défendeur a suggéré qu'une période de six mois était raisonnable pour la prise d'une décision. Au vu du point de vue des parties et de la lettre du défendeur au demandeur, datée du 3 novembre 2003, où on l'informait qu'une décision était généralement prise dans les 12 mois, je suis d'avis qu'il serait raisonnable d'imposer cet échéancier au défendeur. Dans les circonstances, j'arrive donc à la conclusion qu'il serait raisonnable d'exiger qu'une décision soit rendue au plus tard le 3 novembre 2004.
3. Existe-t-il des raisons spéciales justifiant l'octroi des dépens?
[14] Dans les demandes de contrôle judiciaire en matière d'immigration, il doit exister des raisons spéciales pour octroyer les dépens (Règles de la Cour fédérale en matière d'immigration, 1993, article 22). En l'espèce, ces raisons spéciales sont présentes. Il s'agit à la fois du délai trop long et de l'absence d'une explication raisonnable de ce délai. Dans les circonstances, j'octroie les dépens entre parties, à être taxés en vertu de la colonne III du tarif B des Règles de la Cour.
[15] Les parties ont eu l'occasion de soulever une question grave de portée générale, comme prévu à l'alinéa 74d) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, chapitre 27. Ils ne l'ont pas fait et je n'ai donc pas l'intention de certifier une question grave de portée générale.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QUE :
1. La demande est accueillie.
2. Un bref de mandamus est délivré, exigeant du défendeur qu'il traite la demande CH du demandeur pour obtenir la résidence permanente au Canada en conformité du droit et de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et selon les conditions suivantes :
(i) Le défendeur traitera la demande de résidence permanente au Canada du demandeur et rendra sa décision quant à l'octroi du statut de résident permanent au plus tard le 3 novembre 2004.
(ii) L'échéancier pour prendre cette décision pourrait être prorogé par la Cour, à condition que le demandeur présente la demande de prorogation avant le 3 novembre 2004 et qu'il soit en mesure de prouver que le délai additionnel est requis pour des motifs échappant à son contrôle.
3. Aucune question d'importance générale n'est certifiée.
4. Le demandeur a droit aux dépens entre parties, à être taxés en vertu de la colonne III du tarif B des Règles de la Cour.
« Edmond P. Blanchard »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-6208-03
INTITULÉ : MOUSA SAYYAD DARYA BAKHSH
c.
MCI
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 21 JUILLET 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE BLANCHARD
DATE DES MOTIFS : LE 4 AOÛT 2004
COMPARUTIONS :
Douglas Lehrer POUR LE DEMANDEUR
Matina Karvellas POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
VanderVennen Lehrer POUR LE DEMANDEUR
Toronto (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)