Dossier : IMM-6551-19
Référence : 2019 CF 1454
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2019
En présence de madame la juge Kane
ENTRE :
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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demandeur
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et
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LS
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défendeur
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le demandeur ou le ministre], demande qu’il soit sursis à l’ordonnance de mise en liberté du défendeur, LS (LS ou le défendeur), rendue le 30 octobre 2019 [l’ordonnance de mise en liberté] par la commissaire B. Gunn de la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Le sursis est demandé en attendant qu’il soit statué sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de l’ordonnance de mise en liberté présentée par le ministre. Le sursis provisoire de l’ordonnance de mise en liberté a été prononcé le 1er novembre 2019, avec le consentement des deux parties, en attendant qu’il soit statué sur la présente requête.
[3]
LS, un résident permanent du Canada, a été jugé interdit de territoire au pays pour grande criminalité. LS souffre de schizophrénie et a un lourd casier judiciaire, qui comprend des infractions sexuelles et violentes. Il est détenu par les autorités de l’immigration depuis plus d’un an et a passé 110 jours en isolement préventif. Au dernier contrôle des motifs de détention, la SI a statué que la détention de LS en isolement préventif, qui s’est terminée en avril 2019, était en violation de ses droits garantis par l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte]. Pour remédier à cette violation, la SI a accordé à LS une mise en liberté assortie de conditions. Le ministre demande qu’il soit sursis à la mise en liberté de LS, soulignant que les conditions de mise en liberté ne tiennent pas compte du fait que LS présente un risque de fuite et constitue un danger pour la sécurité publique. Les paragraphes qui suivent donnent plus de contexte pour que la Cour décide s’il y a lieu d’accorder le sursis.
[4]
La requête met en évidence les problèmes qui se posent lorsque le droit à la liberté entre en conflit avec la nécessité de protéger le public des personnes qui constituent un danger ou qui posent un risque de fuite. La requête met également en évidence la rareté des ressources à la disposition des détenus de l’immigration souffrant de troubles mentaux.
[5]
Même si les circonstances sont troublantes et que le maintien en détention de LS pourrait lui causer un préjudice, je sursois à l’ordonnance de mise en liberté en attendant qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire, et ce, pour les motifs qui suivent.
I.
Question préliminaire
[6]
Au début de l’audition de la présente requête, le défendeur a demandé à la Cour de rendre une ordonnance de confidentialité, notamment afin de protéger son identité, compte tenu des renseignements personnels sur son état de santé mentale, et de protéger l’identité d’une victime mineure. Le ministre ne s’oppose pas à la demande. La Cour est convaincue que, dans les circonstances, l’ordonnance de confidentialité devrait être accordée. Par conséquent, le défendeur sera désigné par ses initiales, et les autres personnes seront désignées par leur lien avec le défendeur, leurs initiales ou d’autres éléments descriptifs.
II.
Le contexte : les antécédents criminels et le dossier d’immigration
[7]
LS est citoyen de la Jamaïque. Il est entré au Canada en avril 2007 muni d’un permis de travail à titre de travailleur étranger temporaire, qui était valide jusqu’au 15 décembre 2007.
[8]
LS a prolongé indûment son séjour après l’expiration de son permis de travail. Il a été déclaré interdit de territoire au Canada en 2008, et une mesure d’exclusion a été prise contre lui in absentia. LS a fini par être retrouvé et arrêté par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] le 24 juillet 2009. Il s’est vu accorder le statut de résident permanent le 1er septembre 2011 après que son épouse l’a parrainé au titre de la catégorie du regroupement familial.
[9]
LS a un lourd passé criminel, et les infractions qu’il a commises se sont aggravées au fil des ans. Il a notamment été déclaré coupable de ce qui suit :
- 11 avril 2014 : déclaré coupable de défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 22 août 2014 : déclaré coupable de menaces et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 5 novembre 2014 : déclaré coupable de vol de moins de 5 000 $ et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 25 mai 2015 : déclaré coupable de vol de moins de 5 000 $, de voies de fait et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 28 mai 2015 : déclaré coupable de menaces et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 22 décembre 2015 : déclaré coupable de menaces et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 12 février 2016 : condamné pour défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 7 juin 2016 : déclaré coupable d’agression armée (agression avec des ciseaux) et de contacts sexuels sur une fille de 14 ans;
- 16 novembre 2016 : déclaré coupable de menaces et de trois chefs de défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 19 octobre 2017 : déclaré coupable de quatre chefs de défaut de se conformer à une ordonnance de probation;
- 30 octobre 2018 : déclaré coupable d’agression armée contre un agent de la paix;
- 30 octobre 2018 : déclaré coupable de menace de causer la mort ou des lésions corporelles, d’agression armée contre un agent de la paix et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation.
[10]
Le 21 septembre 2017, la SI a déclaré que LS était interdit de territoire pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en raison de sa déclaration de culpabilité pour agression et contacts sexuels en juin 2016. La SI a pris une mesure d’expulsion contre lui.
[11]
Le 2 novembre 2018, LS a fini de purger sa peine au criminel et a été transféré à un centre de détention de l’immigration, où il se trouve depuis.
[12]
Le 8 novembre 2018, l’ASFC a proposé à LS un examen des risques avant renvoi [ERAR] restreint, compte tenu du paragraphe 112(3) de la LIPR, mais LS n’a présenté aucune demande en ce sens à ce moment-là.
[13]
À la mi-décembre 2018, LS a été placé en isolement préventif au Centre de détention de l’Est de Toronto [le CDET].
[14]
Le 3 avril 2019, LS est sorti de l’isolement préventif au CDET pour être transféré à une unité réservée aux détenus ayant des besoins spéciaux du Centre de détention du Sud de Toronto [le CDST]. Le Programme de cautionnement de Toronto [le PCT] et l’Armée du Salut ont tous deux dit qu’ils ne pourraient pas surveiller M. Smith s’il était mis en liberté en raison de son refus de prendre des médicaments injectables pour traiter ses troubles mentaux.
[15]
Le 2 avril 2019, l’ASFC a accepté de suspendre le renvoi de LS du Canada pour lui permettre de présenter sa demande d’ERAR.
[16]
Le 28 mai 2019, LS a fait l’objet d’une décision favorable à la première étape du traitement de sa demande d’ERAR. (Autrement dit, l’ASFC a établi qu’il serait exposé à un risque à son retour en Jamaïque.) Le 7 juin 2019, l’ASFC a présenté des observations à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] sur la question de savoir si LS constitue un danger pour le public. Si IRCC conclut que LS constitue un danger pour le public, il doit évaluer le risque auquel serait exposé LS à son retour en Jamaïque et le danger qu’il constitue pour la sécurité publique au Canada, et décider si sa demande d’ERAR devrait être refusée et si la mesure de renvoi devrait être exécutée. La décision relative à la demande d’ERAR devrait être rendue en janvier 2020.
[17]
Le déposant du ministre atteste que, si LS est renvoyé, l’ASFC détient son passeport expiré, qui peut être renouvelé ou prolongé. En outre, les autorités jamaïcaines ont déclaré qu’elles étaient disposées à délivrer un titre de voyage à LS et à faciliter son retour en Jamaïque et ont demandé que, lors de son renvoi, LS reçoive des provisions de médicaments pour une durée de trois mois.
III.
La décision et l’ordonnance de mise en liberté
[18]
Les motifs de décision rendus le 30 octobre 2019 par la commissaire B. Gunn de la SI décrivent en détail les antécédents criminels et les antécédents d’immigration de LS. La commissaire Gunn a aussi parlé de la détention de LS dans un centre de détention de l’immigration, qui a commencé le 30 octobre 2018, après sa mise en liberté par suite de sa détention découlant de déclarations de culpabilité au criminel.
[19]
La commissaire Gunn a fait remarquer que LS a été placé en isolement préventif au Centre correctionnel du Centre-Est [le CCCE] le 18 décembre 2017. Il est demeuré en isolement préventif jusqu’au 3 avril 2019, date à laquelle il a été transféré au CDST, où il a été placé dans une [traduction] «
unité réservée aux détenus ayant des besoins spéciaux »
. La commissaire Gunn a fait état de la détérioration de l’état de santé mentale de LS pendant qu’il se trouvait en isolement, des efforts déployés par le représentant désigné de LS pour témoigner de la détérioration de son état et chercher des solutions de rechange à l’isolement lors de contrôles consécutifs des motifs de détention, ainsi que des efforts en ce sens déployés par le conseil de LS. La commissaire Gunn a noté que, en avril 2019, le conseil de LS a soulevé pour la première fois l’argument selon lequel la détention en isolement préventif était en violation des droits qui sont garantis à LS par les articles 7 et 12 de la Charte. LS a continué d’être détenu, mais il a été transféré au CDST.
[20]
La commissaire Gunn a noté que des contrôles des motifs de détention des 30 jours ont été menés par la suite par d’autres commissaires de la SI, au terme desquels LS a été maintenu en détention. La commissaire Gunn a aussi fait remarquer que la Cour a autorisé le contrôle judiciaire de deux décisions différentes de la SI et laissé à la SI le soin de décider s’il convenait d’accorder une mise en liberté à LS et d’établir si les conditions antérieures de détention étaient en violation de l’article 12 et s’il y avait lieu d’accorder une mesure de réparation.
[21]
Le 4 octobre 2019, la commissaire Gunn a mené le neuvième contrôle des motifs de détention des 30 jours de LS.
[22]
La commissaire Gunn a examiné deux questions : premièrement, la question de savoir si le droit de LS à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités, qui est garanti par l’article 12, a été violé lors de sa détention en isolement préventif et, le cas échéant, quelle mesure de réparation il convient de lui accorder; et deuxièmement, celle de savoir si LS devrait être mis en liberté à la lumière de l’examen des motifs de détention et des facteurs énoncés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) [le Règlement].
[23]
La commissaire Gunn a conclu que, à titre de réparation visée au paragraphe 24(1) de la Charte, LS devrait être mis en liberté sous conditions pour la violation de ses droits garantis par l’article 12 et par suite du contrôle des motifs de détention prévu par la loi.
[24]
Au moment de conclure que la détention de LS en isolement préventif pendant 110 jours constituait des traitements ou peines cruels et inusités, la commissaire Gunn a fait remarquer que l’état de santé mentale de LS s’était détérioré de façon importante et alarmante durant cette période, se reportant au dossier comprenant les notes prises par l’infirmier en santé mentale lors de ses évaluations quotidiennes et à d’autres dossiers du CCCE. La commissaire Gunn a conclu que les détenus de l’immigration relèvent du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qui est responsable de l’ASFC, même si LS était détenu dans un établissement de détention provisoire provincial.
[25]
La commissaire Gunn a fait référence au rapport intitulé « L’isolement en Ontario : revue de la documentation sur l’isolement »
, préparé par Rachelle Larocque en 2017 dans le cadre de l’examen indépendant des services correctionnels de l’Ontario. Le rapport fait état des résultats de la recherche au regard des effets psychologiques et physiologiques de l’isolement; ces effets comprennent l’anxiété, la dépression, les perturbations cognitives, les déformations perceptives, la paranoïa et la psychose. La commissaire Gunn a jugé que LS avait souffert d’un grand nombre de ces effets.
[26]
La commissaire Gunn a examiné la jurisprudence, notamment l’arrêt Canadian Civil Liberties Association c Canada (Attorney General), 2019 ONCA 243, 144 OR (3d) 641 [CCLA], et a conclu qu’elle appuie la conclusion selon laquelle la détention prolongée d’un détenu en isolement préventif est préjudiciable et peut causer de graves torts psychiatriques et physiques permanents, en particulier chez les personnes qui sont déjà aux prises avec des troubles de santé mentale.
[27]
La commissaire Gunn s’est appuyée sur l’arrêt CCLA pour conclure que le placement en isolement préventif pendant plus de 15 jours viole l’article 12 de la Charte et ne peut être sauvegardé par l’article premier. La commissaire a reconnu que la Cour suprême du Canada avait accordé une suspension provisoire de la déclaration d’invalidité constitutionnelle des dispositions pertinentes de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (qui était en cause dans l’arrêt CCLA), mais a affirmé que la conclusion selon laquelle l’isolement pendant plus de 15 jours viole l’article 12 continue d’être un précédent applicable.
[28]
La commissaire Gunn a ajouté que, même s’il n’y avait pas eu le précédent établi dans l’arrêt CCLA, elle aurait conclu, compte tenu des éléments de preuve, que les droits de LS qui lui sont garantis par l’article 12 ont été violés, faisant remarquer que son placement en isolement préventif pendant 110 jours contrevenait aux normes de traitement reconnues et était exagérément disproportionné au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine. La commissaire Gunn a aussi conclu que LS n’a eu aucune réelle possibilité de contester la détention et qu’aucune véritable solution de rechange à l’isolement n’a été examinée ou offerte, de sorte que le processus n’était pas équitable sur le plan procédural.
[29]
En ce qui concerne la réparation pour la violation de l’article 12, la commissaire Gunn a cité l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Li, 2009 CAF 85, au par. 74, [2009] ACF no 329 [Li], dans lequel la Cour d’appel a affirmé que la Charte l’emporte sur le risque de fuite ou de danger pour le public lorsque la détention constitue un traitement cruel et inusité.
[30]
La commissaire Gunn a jugé que la seule réparation valable qu’elle avait le pouvoir d’accorder à LS était une mise en liberté sous conditions.
[31]
La commissaire Gunn était d’accord avec la SI, qui avait antérieurement conclu qu’il était peu probable que LS se présente pour son renvoi. La commissaire a également noté le lourd passé criminel de LS, affirmant que cela [traduction] « remet en question sa capacité à suivre les règles et à se conformer aux conditions de sa mise en liberté »
. Toutefois, elle a estimé qu’il n’y avait aucun élément de preuve démontrant que LS avait violé ses conditions de mise en liberté relatives à l’immigration. La commissaire Gunn a conclu que LS est capable de se conformer à ses conditions de mise en liberté, comme le fait de se présenter à des entrevues, mais a également conclu qu’il était probable qu’il ne se présente pas pour son renvoi.
[32]
La commissaire Gunn a en outre conclu que LS constitue un danger pour le public. Elle a souligné le lourd passé criminel de LS et ses infractions de plus en plus violentes, y compris sa déclaration de culpabilité pour avoir eu des contacts sexuels avec une fille de 14 ans, avoir poignardé cette même fille de 14 ans et avoir proféré des menaces de mort à son endroit, ainsi que ses déclarations de culpabilité pour agression armée et agression contre un agent de police. La commissaire Gunn a noté que la corrélation entre l’état de santé mentale de LS et sa grande criminalité n’était pas claire, car le dossier ne contenait aucun renseignement sur son état de santé mentale durant la période pertinente.
[33]
La commissaire Gunn a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que LS constituait un danger immédiat et futur pour le public, compte tenu de ses déclarations de culpabilité pour voies de fait en 2015 et pour agression armée et contacts sexuels en 2016, mais elle a jugé que le risque pouvait être atténué par l’imposition de conditions appropriées.
[34]
La commissaire Gunn s’est ensuite reportée aux critères énoncés à l’article 248 du Règlement, qui prévoit que, lorsqu’il existe des motifs de détention, les critères énumérés doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la mise en liberté ou à la détention. La commissaire a d’abord souligné que le motif de détention tient au fait que LS présente un risque de fuite et constitue un danger pour le public. Elle a fait remarquer que LS a été détenu pendant un an et qu’il était prévu qu’il soit détenu encore deux ou trois mois, jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande d’ERAR.
[35]
Pour ce qui est des solutions de rechange à la détention, la commissaire Gunn a mentionné que LS et ses représentants n’en ont proposé aucune, et ont plutôt réclamé la mise en liberté de LS pour pallier la violation de l’article 12. La commissaire Gunn a souligné que le PCT avait auparavant refusé d’assurer une surveillance parce que LS refusait de prendre des médicaments injectables. Elle a aussi souligné que LS avait récemment accepté de le faire. La commissaire Gunn a conclu que la surveillance par le PCT atténuerait le risque de fuite et le danger que posait LS et aiderait ce dernier, étant donné que le PCT a accès à des services en santé mentale. Malgré cette conclusion, la commissaire Gunn n’a pas assorti la mise en liberté de LS d’une condition de surveillance par le PCT, précisant que c’était en raison de la violation de la Charte.
[36]
En outre, la commissaire Gunn a fait remarquer que l’Armée du Salut avait auparavant refusé de surveiller LS en raison de préoccupations au sujet de son état de santé mentale, mais qu’elle avait plus récemment affirmé qu’elle pourrait l’aider. Elle ne dispose toutefois que de quatre places. La commissaire Gunn n’a pas assorti la mise en liberté d’une condition de surveillance par l’Armée du Salut ou de placement résidentiel auprès de celle-ci.
[37]
Estimant que les critères énoncés à l’article 248 n’étaient pas exhaustifs, la commissaire Gunn s’est attachée à conclure que les droits de LS qui lui sont garantis par l’article 12 avaient été violés, que le ministre n’avait pas exercé avec diligence son pouvoir à l’égard des conditions de détention, que l’ASFC était au courant des troubles de santé mentale de LS depuis 2017, que l’ASFC ne semblait pas savoir avant janvier 2019 que LS était placé en isolement et qu’il a fallu jusqu’en avril 2019 pour qu’il soit mis fin à l’isolement. La commissaire a réitéré que, dans l’arrêt Li, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une violation de la Charte l’emporte sur les préoccupations liées au risque de fuite ou de danger pour le public.
[38]
La commissaire Gunn a conclu que la violation de l’article 12 ainsi que la durée de la détention de LS et de la détention future prévue, de même que l’intérêt supérieur de la fille de LS (pour lequel il y avait, selon la commissaire Gunn, très peu d’éléments de preuve), l’emportaient sur le risque de fuite et le danger pour le public que présentait LS, compte tenu des conditions de mise en liberté pour atténuer le risque.
[39]
La commissaire Gunn considérait que les conditions de mise en liberté étaient strictes. Les conditions imposées à LS étaient les suivantes :
· Se présenter à la date, à l’heure et à l’endroit qui lui seront exigés par l’ASFC ou la SI pour se conformer à toute obligation lui étant imposée en vertu de la LIPR, y compris pour le renvoi, si cela s’avère nécessaire;
· Fournir, préalablement à la mise en liberté, son adresse résidentielle à l’ASFC et l’informer en personne de tout changement d’adresse avant que le changement ne soit fait;
· Se présenter devant un agent du bureau de l’ASFC […] à une date déterminée par l’ASFC, ou avant cette date, et s’y présenter de nouveau par la suite toutes les deux semaines. Un agent de l’ASFC peut, par écrit, réduire la fréquence des rencontres ou modifier l’endroit où elles ont lieu;
· Confirmer son départ à un agent de l’ASFC avant de quitter le Canada;
· Collaborer pleinement avec l’ASFC pour l’obtention de titres de voyage dans l’éventualité où sa demande d’ERAR est refusée;
· Après la mise en liberté, ne prendre part à aucune activité pouvant entraîner une déclaration de culpabilité sous le régime d’une loi fédérale;
· En cas d’accusation pour une infraction à une loi fédérale, informer par écrit l’ASFC de cette accusation dans un délai de sept jours;
· En cas de déclaration de culpabilité pour une infraction à une loi fédérale, informer par écrit l’ASFC de cette déclaration de culpabilité dans un délai de sept jours;
· Ne pas troubler l’ordre public et avoir une bonne conduite;
· Ne pas travailler ou étudier sans autorisation, conformément à la LIPR;
· N’avoir aucun contact ni ne communiquer d’aucune façon, directement ou indirectement, avec la victime des contacts sexuels et de l’agression armée;
· Se conformer aux conditions de l’ordonnance lui enjoignant de se conformer à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, LC 2004, c 10 [LERDS], rendue en février 2016;
· Se conformer à toutes les conditions de probation imposées par la Cour de justice de l’Ontario dans les ordonnances de probation du 30 octobre 2018, du 19 octobre 2017 et du 16 novembre 2016, qui lui enjoignent notamment de participer à des séances de consultation et à des programmes de réadaptation selon les directives de l’agent de probation;
· Faire tous les efforts raisonnables pour obtenir et suivre un plan de traitement relatif à la santé mentale.
IV.
Le critère applicable en matière de sursis
[40]
Il convient d’appliquer le critère conjonctif en trois étapes établi dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, [1994] ACS no 17 [RJR- MacDonald], pour décider si le sursis demandé par le demandeur devrait être accordé : il existe une question sérieuse à juger; le demandeur subira un préjudice irréparable en cas de refus du sursis, et la prépondérance des inconvénients penche en faveur du demandeur. Les trois volets de ce critère doivent être établis.
A.
La question sérieuse
[41]
Il est établi dans la jurisprudence que le critère à respecter pour décider s’il s’agit d’une question sérieuse est généralement relativement peu exigeant; la question ne doit être ni frivole ni vexatoire, mais elle doit avoir une chance de réussite lors du contrôle judiciaire (Baca Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 658, au par. 18, [2009] ACF no 824 (QL)). Le critère de l’existence d’une question sérieuse à trancher aux fins d’une requête en sursis est moins exigeant que la norme de l’argument défendable dans le contexte d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire (Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 708, au par. 40, [2012] ACF no 698). En l’espèce, les parties sont d’accord pour dire que, si le sursis est accordé, la demande d’autorisation du contrôle judiciaire devrait également être accueillie, et l’audience relative à la demande de contrôle judiciaire devrait être tenue de façon accélérée.
[42]
Le défendeur soutient qu’il conviendrait, en l’espèce, d’appliquer un seuil élevé au moment d’établir s’il s’agit d’une question sérieuse, soulignant que, si le sursis est accordé, le ministre obtiendra ce qu’il a sollicité auprès de la SI, mais n’a pas obtenu, à savoir le maintien en détention de LS. Le défendeur affirme que, si une personne est privée de sa liberté, le ministre devrait pouvoir établir qu’il existe une forte apparence de droit; c’est particulièrement le cas en l’espèce, étant donné qu’une suspension provisoire a été accordée pour que le ministre puisse préparer ses arguments et son dossier.
[43]
Le ministre fait valoir qu’il convient d’appliquer le seuil habituel pour établir si une question sérieuse a été soulevée; une question sérieuse n’est ni frivole ni vexatoire.
[44]
La jurisprudence récente est quelque peu divisée sur la question de savoir s’il faut appliquer un seuil élevé relativement à l’existence d’une question sérieuse à trancher aux fins d’une requête présentée par le ministre pour qu’il soit sursis à une ordonnance de mise en liberté, car le sursis, s’il est accordé, fait en sorte que le défendeur est maintenu en détention. C’est ce que le ministre a sollicité initialement devant la SI, et il sollicitera le même redressement ou un redressement semblable lors du contrôle judiciaire. Les partisans d’une norme élevée soutiennent que la situation analogue qui se présente lorsqu’il est demandé de surseoir au refus de reporter le renvoi d’une personne du Canada fournit une orientation. Dans ce contexte, la jurisprudence a établi que la partie qui demande le sursis doit présenter de bons arguments et démontrer qu’elle aura probablement gain de cause dans la demande sous-jacente, car le sursis, s’il est accordé, accordera effectivement la réparation sollicitée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682, au par. 11, 2001 CFPI 148, et Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, au par. 51, [2010] 2 RCF 311 [Baron]).
[45]
Dans les décisions Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Allen, 2019 CF 1194 [Allen], et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Mohammed, 2019 CF 451 [Mohammed], le juge Norris a affirmé qu’un seuil élevé devrait être appliqué dans le cas d’une demande de sursis à une ordonnance de mise en liberté. Dans la décision Mohammed, le juge Norris, au paragraphe 13, a expliqué ce qui suit :
13 M’appuyant sur mes observations dans la décision Allen, je note que la suspension d’une ordonnance de mise en liberté annule effectivement dans une grande mesure la décision ordonnée par la SI, soit la mesure même sollicitée dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente. En fait, on peut également dire que la suspension permet dans les faits au ministre de décider de l’issue du contrôle des motifs de détention, ce qu’il a sollicité sans succès devant la SI, à savoir le maintien en détention du détenu. À mon avis, cette situation est analogue à celle qui se présente lorsqu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est demandé en attendant le contrôle judiciaire d’un refus de reporter le renvoi. Dans ce dernier contexte, il est bien établi qu’une norme élevée s’applique au premier volet du critère et que la partie requérante doit démontrer qu’elle aura probablement gain de cause dans la demande sous-jacente : voir Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682, 2001 CFPI 148 (CanLII), au paragraphe 10; Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, aux paragraphes 66-67 (le juge Nadon, avec l’accord de la juge Desjardins) et au paragraphe 74 (le juge Blais). J’estime que les mêmes raisons qui justifient une norme élevée pour le premier volet du critère du sursis se retrouvent également en l’espèce.
[46]
Dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Berrios Perez, 2019 CF 452, 307 ACWS (3d) 823, le juge Martineau a cité la décision Allen pour appuyer l’application d’un seuil élevé relativement à l’existence d’une question sérieuse au moment de trancher une demande de sursis relative à la mise en liberté sous conditions d’un détenu.
[47]
Dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Asante, 2019 CF 905, 308 ACWS (3d) 611, le juge Zinn a adopté le point de vue contraire et a conclu que le seuil « habituel »
relatif à l’existence d’une question sérieuse avait, jusqu’à récemment, été reconnu comme le seuil applicable au moment de décider s’il convient de surseoir à une ordonnance de mise en liberté et que ce seuil devrait continuer d’être appliqué. Le juge Zinn a souligné, au paragraphe 9, que, concernant le critère relatif à une injonction, ou à un sursis, la Cour, dans l’arrêt RJR-MacDonald, avait cerné deux exceptions à l’utilisation du critère :
Ces exceptions étaient 1) « lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaut en fait au règlement final de l’action », ou 2) « que la question de constitutionnalité d’une loi se présente comme une pure question de droit ». Dans ces cas exceptionnels, le juge doit faire « un examen plus approfondi du fond d’une affaire à la première étape de l’analyse » [non souligné dans l’original] pour déterminer si le demandeur a établi une forte apparence de droit. Ce sont les exigences élevées à respecter pour satisfaire au volet du critère relatif à l’existence d’une question sérieuse à juger.
[48]
Le juge Zinn a ajouté que le seuil habituel s’applique aussi dans les cas relevant de la Charte. Il a expliqué ce qui suit au paragraphe 31 :
Quant au fait que le sursis de l’ordonnance rétablisse un droit à la liberté garanti par la Charte, je remarque que dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême a jugé que le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse devrait s’appliquer même dans des cas relevant de la Charte. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, si après une audience sur le fond de la demande, l’ordonnance de mise en liberté est trouvée raisonnable et la demande rejetée, la privation de liberté de l’intéressé sera de courte durée. Je suis d’accord avec le juge Norris que la liberté constitue un droit précieux; toutefois, tous les droits sont assujettis à des restrictions et à des limitations. Dans ce contexte, deux considérations s’appliquent. Premièrement, il convient de soupeser cette restriction et les conséquences que représente le risque de fuite du demandeur ou le danger que celui-ci constitue pour la sécurité publique. On ne peut l’apprécier sans tenir compte du contexte. Comme la Cour suprême l’a souligné dans l’arrêt RJR-MacDonald : « Il faut procéder à un processus de pondération soigneux ». Deuxièmement, à mon avis, la privation de liberté du détenu est une question plus correctement prise en compte lors de l’examen de la prépondérance des inconvénients que lors de l’examen de l’existence d’une question sérieuse.
[49]
Aux paragraphes 30 à 41, le juge Zinn a expliqué que le sursis à la mise en liberté du détenu n’équivaudrait pas à un règlement final de l’action, notant ce qui suit aux paragraphes 33 et 34 :
33 […] L’octroi du sursis n’accorde pas au ministre le redressement sollicité dans la demande sous-jacente, car si le sursis est accordé, le ministre aura encore à convaincre la Cour lors de l’audition accélérée de la demande de contrôle judiciaire que la mise en liberté était déraisonnable et doit être annulée. Comme je l’ai dit dans la décision B479, l’ordonnance de sursis ne fait que préserver le statu quo.
34 La situation en l’espèce ne correspond pas à celle prévalant dans la décision Wang. Dans les décisions comparables à la décision Wang, si le sursis est accordé, l’intéressé ne peut faire l’objet d’un renvoi qu’après l’audience de contrôle judiciaire, mais cette audience ne procède pas de façon expéditive. Les demandes de suspension administratives du renvoi comprennent toujours une demande de brève période de report jusqu’à un événement futur. En examinant les dossiers de la Cour dans le passé, on constate qu’il n’est pas rare que les demandes de contrôle judiciaire dans de tels contextes ne soient entendues qu’avant une période d’au moins un an ou plus se soit écoulée [sic] depuis la date de l’ordonnance de sursis. Même si l’état des dossiers de la Cour s’améliore, les audiences de contrôle judiciaire dans les affaires d’immigration ou concernant des réfugiés sont peu susceptibles d’être tranchées avant environ six à neuf mois suivant le prononcé de l’ordonnance de sursis. L’affaire sera souvent entendue après la date de report proposée dans la demande de report administratif.
[50]
En l’espèce, le sursis, s’il est accordé, fera en sorte que LS sera maintenu en détention dans l’unité réservée aux détenus ayant des besoins spéciaux du CDST jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire (ou jusqu’à ce que d’autres mesures de surveillance soient convenues) plutôt que jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande d’ERAR restreint. Son ERAR devrait avoir lieu en janvier 2020, au terme duquel il sera décidé s’il est renvoyé du Canada ou s’il est autorisé à rester. Si le sursis est accordé, l’audience relative à la demande de contrôle judiciaire sera accélérée, et la demande de contrôle judiciaire pourrait vraisemblablement être tranchée avant la demande d’ERAR. Le maintien de la restriction à la liberté de LS pourrait être d’une durée relativement courte dans un cas comme dans l’autre.
[51]
Lors du contrôle judiciaire, le ministre devra établir que l’ordonnance de mise en liberté n’est pas raisonnable. Si le seuil élevé relatif à l’existence d’une question sérieuse est appliqué dans le cadre de la présente requête en sursis et qu’il est établi qu’il existe une ou plusieurs questions sérieuses, cela signifierait que la Cour est d’avis que les questions ont une chance de réussite lors du contrôle judiciaire. Cela pourrait donner à penser que l’issue du contrôle judiciaire a été déterminée à l’avance, ce qui n’est pas l’intention. La demande de contrôle judiciaire devrait être tranchée sur le fond, à la lumière d’un dossier exhaustif et d’arguments complets sur le fond. En conséquence, il convient d’appliquer le seuil habituel relatif à l’existence d’une question sérieuse, mais en portant une attention particulière aux questions présentées comme étant sérieuses.
[52]
Dans la décision Asante, le juge Zinn, aux paragraphes 40 et 41, a affirmé que, lorsqu’une question sérieuse est soulevée quant au respect des conditions de mise en liberté d’un détenu qui présente un risque de fuite ou constitue un danger pour le public, il en découlera une conclusion de préjudice irréparable. Toutefois, le juge Zinn a précisé que cette approche exige que la Cour fasse preuve de vigilance et soit convaincue que les questions soulevées sont vraiment des questions sérieuses. Le juge Zinn a cité sa décision précédente dans l’affaire Cardoza Quinteros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 643, au paragraphes 13, [2008] ACF no 812 :
On ne peut pas répondre automatiquement au critère en formulant un motif de contrôle judiciaire qui, à première vue, semble être défendable. Il appartient à la Cour de mettre à l’épreuve les motifs invoqués contre la décision contestée et ses motifs, sinon le critère serait respecté dans presque toutes les affaires plaidées par des avocats compétents.
B.
Le préjudice irréparable
[53]
Le ministre doit établir, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que, selon la prépondérance des probabilités, un préjudice irréparable sera causé d’ici à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire si LS est mis en liberté aux conditions imposées. Bien qu’il y ait une jurisprudence abondante sur ce qui constitue un préjudice irréparable, particulièrement dans les cas de sursis à la mesure de renvoi, les exemples ne s’appliquent généralement pas au contexte de l’espèce.
[54]
Dans l’arrêt Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, au par. 31, [2012] ACF no 1661 (QL) [Glooscap], la Cour d’appel fédérale a établi un principe d’application générale :
[31] Pour établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante (Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, au paragraphe 14; Première nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, au paragraphe 48; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, 268 N.R. 328, au paragraphe 12; Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, au paragraphe 17).
[55]
Comme il a été mentionné précédemment, la jurisprudence appuie également la conclusion selon laquelle il y a un préjudice irréparable lorsqu’une question sérieuse est soulevée quant aux conditions de mise en liberté d’une personne qui présente un risque pour la sécurité publique (Asante, aux par. 40 et 41).
C.
La prépondérance des inconvénients
[56]
Il incombe en outre au ministre de démontrer que la prépondérance des inconvénients lui est favorable. Pour ce faire, il faut établir qui, du ministre ou de LS, subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue concernant la demande de contrôle judiciaire, selon que la demande de sursis de la mise en liberté de LS est accueillie ou rejetée (R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, au par. 12, [2018] 1 RCS 196).
V.
Les observations du demandeur
[57]
Le ministre fait valoir que les trois volets du critère relatif au sursis ont été remplis.
[58]
Le ministre affirme que, puisqu’elle est fondée sur des faits erronés et sur l’application d’un critère incorrect, la décision de la SI d’accorder à LS une mise en liberté sous des conditions minimales est erronée, voire, de façon plus générale, irresponsable et déraisonnable.
[59]
Le ministre reconnaît que la SI a ordonné la mise en liberté de LS pour deux motifs : en guise de réparation à l’égard d’une violation de la Charte et en application des facteurs prévus à l’article 248 du Règlement. Le ministre affirme que les deux motifs soulèvent des questions sérieuses. En ce qui concerne la réparation fondée sur la Charte, il soutient qu’il n’y a eu aucune analyse des options relatives à la mise en liberté et que la réparation n’est ni appropriée ni juste. Le ministre affirme aussi que la SI a commis une erreur dans son analyse de l’article 248 et sa pondération des critères. LS constitue un danger pour le public. Selon le ministre, le critère juridique relatif aux conditions de mise en liberté dans de telles circonstances ne se limite pas à l’atténuation du risque; il consiste plutôt à « éliminer presque complètement »
le danger pour le public. Toujours selon lui, les conditions imposées sont redondantes et ne réussissent pas à éliminer presque complètement le risque que pose LS ni même à l’atténuer. LS est incapable de se conformer à des conditions, comme en font foi ses antécédents, facteur qui a été aggravé par son état de santé mentale.
[60]
Le ministre convient que la SI est autorisée à examiner les violations de la Charte et à tirer ses conclusions à cet égard ainsi qu’à examiner les conditions de détention d’un détenu.
[61]
Le ministre soutient que la question de savoir si l’analyse menée par la SI relativement à l’article 12 de la Charte est correcte soulève une question sérieuse. Sans admettre que l’analyse de la SI concernant la Charte est correcte, le ministre explique que, compte tenu de l’urgence de la présente requête, si le sursis est accordé, les arguments concernant la question fondée sur l’article 12 seront préparés et présentés lors de la demande de contrôle judiciaire. Le ministre fait valoir que, même si la conclusion relative à l’article 12 était raisonnable, ce qu’il n’admet pas, la SI a entravé son pouvoir discrétionnaire en concluant que la seule réparation possible était la mise en liberté de LS. Le ministre ajoute que LS dispose d’autres recours pour remédier à toute violation de ses droits, y compris une poursuite au civil.
[62]
Le ministre affirme que la SI n’a pas correctement analysé les réparations convenables au sens de l’article 24. La mise en liberté de LS assortie de conditions minimales ou normales sans surveillance n’est ni convenable ni juste. Le ministre souligne que LS a été transféré de l’isolement il y a plus de sept mois et que sa situation a changé; il n’est donc pas convenable, compte tenu des autres facteurs pertinents, de lui accorder une mise en liberté pour remédier à une situation qui n’existe plus.
[63]
Le ministre fait remarquer que l’ASFC a examiné des solutions de rechange à la détention durant la détention de LS. Le PCT a été approché à plusieurs occasions, mais il a refusé de surveiller LS, à moins que ce dernier n’accepte de prendre des médicaments injectables pour traiter sa schizophrénie. L’Armée du Salut a elle aussi refusé d’admettre LS dans son programme en raison de ses troubles de santé mentale.
[64]
Le ministre souligne en outre que la SI a jugé que LS présentait un risque de fuite et constituait un danger pour le public, mais qu’elle n’a envisagé aucun plan relatif à sa mise en liberté ni aucune surveillance de façon à éliminer presque complètement ces risques.
[65]
Le ministre fait valoir que la SI a également commis une erreur dans son analyse des motifs de détention prévus par la loi et des critères énoncés à l’article 248 du Règlement, sur lesquels se fonde cette analyse. Le ministre note que, même si elle a conclu qu’il était peu probable que LS se présente en raison de ses déclarations de culpabilité antérieures pour défaut de se conformer à des ordonnances de probation, la SI a eu tort de conclure que LS n’avait jamais violé ses conditions liées à l’immigration. Le ministre souligne que, en dépit du fait qu’il avait été déclaré interdit de territoire au Canada, LS était en liberté en 2016-2017, période où son comportement criminel s’est poursuivi et les infractions qu’il a commises se sont aggravées. La conclusion erronée de la SI selon laquelle LS n’avait pas violé ses conditions de mise en liberté relatives à l’immigration et que, par conséquent, il se conformerait à celles-ci à l’avenir n’est pas raisonnable.
[66]
Le ministre soutient que, même si elle a jugé que LS constituait un danger pour le public, la SI a commis une erreur en imposant des conditions pour « atténuer
»
plutôt que pour « éliminer presque complètement »
le danger pour le public, qui est la norme établie dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lunyamila, 2016 CF 1199, au par. 45, [2016] ACF no 1489 [Lunyamila].
[67]
Le ministre affirme que la SI n’a pas expliqué en quoi les conditions de mise en liberté, qui sont ni plus ni moins des conditions normales de mise en liberté, parviendraient à atténuer le danger ou le risque de fuite qui se posent. Même si elle a reconnu les avantages d’une surveillance par le PCT ou l’Armée du Salut, la SI n’a imposé aucune condition de surveillance.
[68]
Le ministre ajoute que la SI n’a pas tenu compte du fait que, si LS est plus stable et plus disposé à prendre ses médicaments depuis qu’il a été transféré au CDST, c’est en raison de sa détention dans l’unité réservée aux détenus ayant des besoins spéciaux, où il bénéficie de soutien, est surveillé et a accès à ses médicaments. La SI n’a pas tenu compte du fait que, à sa mise en liberté et sans aucune surveillance, LS ne bénéficiera pas du soutien dont il a besoin, et son état de santé mentale risque de se détériorer. Le ministre note que, selon l’information la plus récente fournie par son déposant, LS refuse de prendre ses médicaments.
[69]
En ce qui concerne le préjudice irréparable, le ministre soutient que, lorsqu’il existe une question sérieuse relativement à une ordonnance de mise en liberté dans un contexte où il n’est pas contesté que le détenu présente un risque de fuite ou constitue un danger pour le public, un préjudice irréparable découle nécessairement de la conclusion selon laquelle une question sérieuse a été soulevée (selon la décision Asante, aux par. 40 et 41).
[70]
Le ministre ajoute qu’un préjudice irréparable découlera de la mise en liberté de LS, qui constitue un danger pour le public. Les conditions de mise en liberté n’éliminent pas presque complètement le risque ni même ne l’atténuent.
[71]
En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, le ministre soutient que la protection de la sécurité publique est le principal facteur à prendre en considération. Il ajoute que les éléments de preuve établissent qu’il ne pourra pas faire appliquer les conditions de mise en liberté en cas de violation, ce qui entraînera un risque pour la sécurité publique et minera l’intégrité de la LIPR. Même s’il reconnaît que la question de la liberté de LS est en jeu, le ministre soutient que les inconvénients occasionnés à LS par son maintien en détention avec soutien et surveillance peuvent être atténués par l’instruction accélérée de la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI.
VI.
Les observations du défendeur
[72]
Le défendeur affirme que la décision de la SI, qui a conclu que les droits de LS qui lui sont garantis par l’article 12 de la Charte ont été violés et que la mesure de réparation qu’il convient de prendre pour remédier à cette grave violation est la mise en liberté sous conditions, est entièrement raisonnable et appuyée par des motifs intelligibles et transparents. Aucune question sérieuse n’a été soulevée. Le défendeur soutient qu’il subira manifestement un préjudice irréparable si le sursis est accordé – contrairement au ministre si le sursis est refusé - et que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur.
[73]
Le défendeur soutient que le préjudice que lui ont occasionné ses 110 jours en isolement préventif est clairement étayé par les éléments de preuve, y compris la recherche sur les effets préjudiciables de l’isolement de même que les notes et les évaluations des membres du personnel infirmier qui ont suivi le défendeur, selon lesquelles celui-ci a subi les effets mentionnés dans la recherche.
[74]
Le défendeur note que, même si la demande d’ERAR est passée à la deuxième étape de son traitement, il est optimiste de penser qu’une décision sera rendue d’ici janvier 2020. En outre, si l’issue de l’ERAR est défavorable, il pourrait être difficile d’obtenir de la part des autorités jamaïcaines des documents permettant le renvoi de LS, ce qui pourrait prolonger la détention.
[75]
Le défendeur conteste l’argument du ministre selon lequel la SI n’a pas analysé les réparations possibles au sens de l’article 24 et a simplement conclu qu’il convenait d’accorder à LS une mise en liberté. Le défendeur note que plusieurs réparations ont été proposées à la SI, que peu d’entre elles étaient appropriées, vu l’ampleur de la violation de la Charte. La mise en liberté sous conditions est une réparation convenable compte tenu de la gravité de la violation de la Charte, et elle permet tout de même à l’ASFC de surveiller LS.
[76]
Le défendeur fait valoir que les motifs pour lesquels la SI a ordonné la mise en liberté sont clairs : la SI a conclu qu’il y avait eu une grave violation de la Charte et que le ministre compétent avait laissé la situation perdurer. Le défendeur fait remarquer que ce n’est que lorsqu’il a été avancé que son isolement violait la Charte que des mesures ont été prises pour remédier à la détérioration alarmante de son état. Le défendeur fait ressortir que la SI a conclu que la détérioration de son état de santé mentale pendant qu’il était en isolement lui a causé un préjudice grave et que ce traitement violait les normes acceptées.
[77]
Le défendeur affirme en outre que l’analyse de la SI relative aux conditions de mise en liberté prévues par la loi est raisonnable. La SI s’est penchée sur tous les facteurs pertinents de même que sur les éléments de preuve se rapportant à chacun d’eux. Le défendeur ajoute que la liste des facteurs énoncés à l’article 248 n’est pas exhaustive. Par conséquent, il était raisonnable pour la SI d’accorder plus de poids à la gravité de la violation de l’article 12 et au besoin de prendre une mesure de réparation.
[78]
Le défendeur soutient en outre que la sécurité publique n’est pas un [traduction] « atout »
permettant de justifier la détention et que les questions relatives à la Charte qui sont en jeu l’emportent sur la préoccupation liée à la sécurité publique (Li).
[79]
Le défendeur conteste l’argument du ministre selon lequel les conditions de mise en liberté devraient éliminer presque complètement le risque de danger pour la sécurité publique et le risque de fuite. Le défendeur fait valoir que la Cour a reconnu, au paragraphe 59 de la décision Lunyamila, qu’il existe certaines exceptions à cet égard, par exemple lorsque la conduite du ministre a retardé le renvoi de la personne. Le défendeur affirme que des exceptions devraient s’appliquer dans d’autres cas de mauvaise conduite de la part du ministre.
[80]
Le défendeur conteste également l’affirmation du ministre selon laquelle les conditions de mise en liberté ne sont pas plus sévères que les conditions normales et il soutient que toutes les conditions sont adaptées à la personne en cause.
[81]
Le défendeur fait valoir que le préjudice irréparable est un aspect distinct du critère relatif au sursis d’une ordonnance et ne doit pas simplement découler d’une décision selon laquelle il existe une question sérieuse.
[82]
Le défendeur affirme que la prépondérance des inconvénients penche clairement en sa faveur, car il est en détention depuis un an. Le défendeur fait remarquer qu’il est également dans l’intérêt public que la liberté de chacun soit protégée et que tout le monde bénéficie de la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités; l’intérêt public ne se limite pas aux préoccupations relatives à la sécurité publique. Le défendeur affirme également que le fait que le ministre a pendant longtemps fait fi de ses conditions de détention prive celui-ci de son droit de solliciter une réparation en equity, en l’occurrence le sursis de la mise en liberté.
VII.
L’existence d’une ou de plusieurs questions sérieuses a été établie
[83]
Comme il a été noté précédemment, la Cour adopte le seuil habituel pour établir s’il existe une question sérieuse et elle conclut que le ministre a établi qu’il existait une ou plusieurs questions sérieuses - qui ne sont ni frivoles ni vexatoires et qui ont une chance de réussir lors du contrôle judiciaire - concernant les deux motifs sur lesquels s’est appuyée la SI pour décider d’accorder à LS une mise en liberté sous conditions.
[84]
La SI a jugé que LS constituait un danger immédiat et futur pour le public compte tenu de ses déclarations de culpabilité pour voies de fait en 2015 et pour agression armée et contacts sexuels en 2016, mais elle a conclu que le risque pouvait être atténué par des conditions appropriées. Une question sérieuse est soulevée quant au fait de savoir si la décision de la SI d’accorder à LS une mise en liberté sous conditions pour remédier à la violation relevée par la SI constitue une réparation convenable et juste dans les circonstances, aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte.
[85]
La SI s’est appuyée sur l’arrêt Li pour conclure que la violation d’un droit garanti par la Charte l’emporte sur le risque de fuite ou de danger pour le public. Dans l’affaire Li, les détenus présentaient un risque de fuite, mais ne constituaient aucun danger pour le public. Bien que la question du danger pour le public n’ait pas été soulevée dans l’arrêt Li, la Cour d’appel a déclaré ce qui suit aux paragraphes 74 et 75 :
74. Il est de jurisprudence constante que la Charte l’emporte sur le risque de fuite ou de danger pour le public lorsque la détention se prolonge au point de constituer « un traitement cruel et inusité ou [d’être] incompatible avec les principes de justice fondamentale, de sorte qu’elle constitue une violation de la Charte ouvrant droit à réparation conformément au par. 24(1) de la Charte » (Charkaoui, précité, au paragraphe 123). Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Romans, 2005 CF 435, la Cour fédérale a confirmé la mise en liberté de l’intimé en expliquant que la détention de l’intimé qui avait été ordonnée en vertu de la législation sur l’immigration au motif qu’il constituait un danger pour le public était devenue une détention pour une durée indéterminée, contrevenant ainsi à la Charte.
[75] Il existe des situations dans lesquelles seule la remise en liberté assortie ou non de conditions permettra de remédier à une violation de la Charte. Cela étant dit, pour empêcher une violation de la Charte, il n’est pas nécessaire d’exiger la même réparation que dans le cas d’une violation effective de la Charte. En d’autres termes, les mesures préventives peuvent être différentes des mesures correctives et, selon les circonstances, seront différentes de ces dernières.
[86]
L’interprétation de l’arrêt Li par la SI et son recours à cet arrêt soulèvent une question sérieuse, étant donné que la Cour d’appel a utilisé l’expression « [i]l existe des situations »
, ce qui soulève la question de savoir si la décision de la SI concernant la mise en liberté fait partie de ces situations.
[87]
La question de savoir si les conditions de mise en liberté tiennent compte d’une analyse et d’une pondération des facteurs énoncés à l’article 248, qu’il convient de prendre en considération et de pondérer pour décider si une personne détenue doit être mise en liberté, compte tenu des éléments de preuve au dossier et de la jurisprudence qui fournit une interprétation de ces facteurs, constitue également une question sérieuse.
[88]
La question de savoir si la SI a imposé la bonne norme juridique (éliminer presque complètement le risque) ou si les circonstances justifient une norme moins exigeante constitue une question sérieuse. La SI n’a pas reconnu la norme établie dans la jurisprudence et n’a pas cherché à savoir si une exception s’appliquait pour justifier une dérogation à cette norme.
[89]
En outre, la question de savoir si les conditions imposées atténuent le risque constitue une question sérieuse.
[90]
La SI a tiré une conclusion doublement incohérente, en soulignant que le passé criminel de LS [traduction] « remet en question sa capacité à suivre les règles et à se conformer aux conditions de sa mise en liberté »
, tout en estimant qu’il était capable de respecter les conditions de sa mise en liberté, puis en concluant qu’il ne se présentera probablement pas pour renvoi, s’il y a lieu. La SI a également conclu que LS n’avait jamais enfreint les conditions imposées en ce qui concerne son immigration. Toutefois, cette conclusion fait abstraction, entre autres, de l’omission de LS de tenir compte des conditions relatives à son permis de travail en 2007 et du fait que son lourd passé criminel constitue également une violation des conditions de son immigration. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, au par. 10, [2005] 2 RCS 539, les résidents permanents sont tenus de se conformer à la loi :
[10] Les objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité. Pour réaliser cet objectif, il faut empêcher l’entrée au Canada des demandeurs ayant un casier judiciaire et renvoyer ceux qui ont un tel casier, et insister sur l’obligation des résidents permanents de se conformer à la loi pendant qu’ils sont au Canada.
[91]
L’article 248 du Règlement prévoit ce qui suit :
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[92]
Dans la décision Lunyamila, le juge en chef a examiné le caractère raisonnable de plusieurs décisions par lesquelles la SI a ordonné la mise en liberté de détenus qui présentaient un risque de fuite et qui constituaient un danger pour le public et qui n’avaient pas coopéré aux efforts visant à les renvoyer dans leur pays d’origine. Au paragraphe 41, le juge en chef a fait valoir que l’article 248 du Règlement prévoit que tous les facteurs indiqués doivent être examinés et évalués. Il a conclu que le fait de ne pas procéder à cet exercice de pondération rendait la mise en liberté déraisonnable (au par. 42).
[93]
Au paragraphe 61, le juge en chef a souligné que le principe énoncé dans l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au par. 1, [2007] 1 RCS 350, selon lequel « [l]’une des responsabilités les plus fondamentales d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens »,
se reflète dans les objectifs de la LIPR, en particulier ceux énoncés aux alinéas 3(1)h) et 3(2)g), c’est-à-dire de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne.
[94]
Le juge en chef a noté plusieurs dispositions de la LIPR et de son Règlement qui reflètent les objectifs de sécurité et de santé publique (au paragraphe 63) et a conclu, au paragraphe 65, que ces dispositions doivent être prises en compte « dans l’interprétation et dans l’examen des cinq facteurs énoncés à l’article 248 du Règlement »
.
[95]
Le défendeur invoque le paragraphe 59 de la décision Lunyamila à l’appui de son argument selon lequel l’exigence que les conditions de mise en liberté « éliminent presque complètement »
le risque posé par un détenu est assujettie à des exceptions lorsque le ministre est en faute. Au paragraphe 59, le juge en chef a déclaré ce qui suit :
[59] À mon avis, l’esprit de la LIPR et du Règlement prévoit qu’une personne qui constitue un danger pour le public ou présente un risque de fuite et qui ne coopère pas avec les efforts du ministre pour l’expulser du pays doit, sauf dans des circonstances exceptionnelles, demeurer détenue jusqu’à ce qu’elle accepte de coopérer à son renvoi. Des circonstances exceptionnelles seraient justifiées, puisqu’il est normalement très difficile de formuler des conditions de libération permettant d’éliminer complètement ou presque complètement le danger que présente la personne pour le public. Par conséquent, il serait normalement difficile d’empêcher l’exposition du public à un certain risque lors de la libération du détenu. Toutefois, cela peut se justifier dans des circonstances exceptionnelles, comme des délais inexpliqués et très importants de la part du ministre, qui ne sont pas attribuables à un manque de coopération de la part du détenu ou à un refus du ministre d’assumer les coûts substantiels associés à la poursuite de possibilités non spéculatives de renvoi.
[96]
Dans la décision Lunyamila, le juge en chef a mis l’accent sur la « tension »
entre, d’une part, le refus du détenu de coopérer à une mesure de renvoi exécutoire et, d’autre part, la durée de la détention et l’incertitude concernant la durée de la détention future. Dans ce contexte, le juge en chef s’est penché sur la nécessité que les conditions de mise en liberté soient adaptées au danger pour le public et au risque de fuite que présente la personne détenue. Bien que le défendeur soutienne que la décision Lunyamila n’établit pas que les conditions de mise en liberté doivent satisfaire à la norme relative à l’élimination presque complète du danger posé par un détenu et que le juge en chef a noté qu’il existe des exceptions à cette norme, à mon avis, l’exception notée découle des circonstances de l’affaire Lunyamila. De plus, le juge en chef n’a appliqué aucune exception. La reconnaissance par le juge en chef du fait qu’il peut y avoir des circonstances exceptionnelles où le public pourrait être exposé à un certain risque venant d’un détenu doit être mise en contexte et interprétée à la lumière des nombreux autres renvois, dans la décision Lunyamila, à la nécessité d’imposer des conditions de mise en liberté pour « éliminer presque complètement »
le danger posé par un détenu, notamment aux paragraphes 45, 85 et 116. Le juge en chef a également souligné, au paragraphe 66, que les facteurs énoncés à l’article 248 du Règlement devraient être examinés dans le contexte de la LIPR dans son ensemble, y compris ses objectifs, qui appuient l’argument selon lequel un danger important pour le public joue fortement en faveur de la détention.
[97]
Au paragraphe 116, le juge en chef a déclaré ce qui suit :
116 En ce qui concerne les conditions de libération du détenu que le commissaire Cook a décrites dans sa décision, je suis d’accord avec le ministre qu’elles étaient déraisonnables puisqu’elles n’abordaient pas adéquatement les tendances à la violence de M. Lunyamila et son risque de fuite. À mon avis, compte tenu de ces motifs de détention et de la priorité accordée à la sécurité publique dans la LIPR, il faudrait que les conditions de libération éliminent presque complètement, et sur une base quotidienne, tout risque posé par M. Lunyamila pour les personnes vivant ou travaillant dans une résidence où il pourrait habiter, ainsi que le public en général. Les conditions devraient également éliminer presque complètement tout risque qu’il disparaisse dans la population afin d’éviter un renvoi futur. Les conditions de libération formulées par le commissaire Cook n’étaient pas suffisantes pour satisfaire à cette norme, même si elles étaient certainement plus robustes que celles qu’auraient imposées les autres commissaires dont les décisions font l’objet d’un contrôle dans ces motifs.
[Non souligné dans l’original.]
[98]
La question de savoir si les conditions de mise en liberté sont appropriées – peu importe que la norme soit celle de l’élimination presque complète du risque posé ou celle de l’atténuation de ce risque – soulève une question sérieuse. Bien que la SI établisse une longue liste de conditions de mise en liberté, bon nombre sont répétitives ou se chevauchent, certaines sont redondantes et d’autres sont probablement impossibles à respecter. Les conditions se résument à maintenir la paix et à avoir une bonne conduite, car si LS le fait, il se gardera de manquer à son ordonnance de probation et évitera d’autres accusations et déclarations de culpabilité pour des infractions de nature criminelle ou autre. D’autres conditions, comme celle de signaler toute déclaration de culpabilité pour des infractions de nature criminelle, ne sont pas utiles parce que l’arrestation de LS attirerait l’attention de la SI et pourrait entraîner une détention bien avant qu’il soit jugé et reconnu coupable d’une infraction. Ordonner à LS de se conformer à des conditions de probation, alors que, de toute évidence, il est déjà tenu de le faire, faute de quoi il pourrait faire l’objet d’autres accusations, n’est pas très utile pour éliminer le risque qu’il pose. De même, le fait d’ordonner à LS de ne pas entrer en communication avec sa victime ou de se conformer à la LERDS sont des conditions redondantes, car elles s’appliquent déjà et continueront de s’appliquer qu’il soit ou non mis en liberté. La condition de faire des efforts raisonnables pour obtenir et suivre un plan de traitement relatif à la santé mentale est plus adaptée à la situation de LS, mais, à la lumière des éléments de preuve, il ne lui est probablement pas possible d’obtenir ou de suivre un tel plan sans surveillance ni aide. Les conditions de mise en liberté actuelles feront en sorte que LS passera d’un environnement restreint, mais qui offre soutien et assistance, y compris de la part du Centre de toxicomanie et de santé mentale, à une complète autonomie, sans aucune surveillance ni aucune aide professionnelle, et sans aucun soutien ni encouragement à l’égard de la prise de ses médicaments. Il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que LS puisse, seul, se conformer aux conditions, et il est encore plus improbable qu’il fasse des efforts pour se conformer à un plan de traitement alors qu’aucun plan n’a été établi. La SI aurait dû chercher un compromis et ordonner une mise en liberté sous surveillance, même si cela entraînerait un certain retard en ce qui concerne la mise en liberté de LS.
VIII.
L’existence d’un préjudice irréparable est établie
[99]
En ce qui concerne le préjudice irréparable, la question est de savoir si le ministre subirait un préjudice irréparable d’ici à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire, ce qui, en l’espèce, pourrait arriver d’ici deux mois. L’ordonnance de mise en liberté, si elle est mise en œuvre, permettrait que LS soit libéré avant qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire. La formulation d’hypothèses sur le préjudice irréparable ne permet pas de satisfaire au critère. Bien que la jurisprudence (Asante, aux par. 40 et 41) ait établi qu’un préjudice irréparable découle de la conclusion selon laquelle une question sérieuse est soulevée quant aux conditions de mise en liberté lorsque le détenu constitue un danger pour le public, en l’espèce, la preuve relative au préjudice irréparable satisfait à la norme établie dans l’arrêt Glooscap.
[100]
Si le sursis est refusé, LS sera mis en liberté et assujetti à des conditions qui soulèvent des questions sérieuses quant à leur efficacité pour ce qui est d’éliminer presque complètement ou même d’atténuer le risque qu’il pose pour la sécurité publique. Le danger pour le public est clair et n’est pas hypothétique, et cette constatation est étayée par les conclusions de la SI et par les éléments de preuve versés au dossier concernant les antécédents criminels de LS, notamment les infractions sexuelles et violentes qu’il a commises ainsi que son défaut de respecter les conditions de son ordonnance de probation. La conclusion de la SI selon laquelle la violation d’un droit garanti par la Charte l’emporte sur la sécurité publique ne tient pas compte du fait que les droits garantis par la Charte sont assujettis à des limites raisonnables.
[101]
De plus, si les préoccupations du ministre, qui ne sont pas spéculatives, se concrétisaient et que LS, qui présente clairement un risque de fuite, ne respectait pas les conditions de sa mise en liberté, cela minerait l’intégrité du système d’immigration. Dans un tel scénario, la capacité du ministre de faire respecter les conditions de l’ordonnance de mise en liberté et d’assurer la présence de LS à sa procédure d’immigration, y compris son renvoi éventuel du Canada, serait compromise.
[102]
Même si le maintien en détention de LS le prive de sa liberté, ce qui est, par nature, préjudiciable, sa mise en liberté assortie des conditions imposées, qui ne lui offrent aucun soutien, aucune surveillance ni aucun plan de traitement relatif à la santé mentale, lui serait probablement préjudiciable également.
IX.
La prépondérance des inconvénients joue en faveur du ministre
[103]
En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, il semble que LS, qui est en détention depuis un an, et le ministre subiront tous deux un préjudice. Je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que la conduite du ministre, qui a fait en sorte que LS a langui en isolement préventif, où son état mental s’est détérioré, prive le ministre du droit à la réparation en equity demandée. Le droit du public d’être protégé ne peut être sacrifié sans un examen plus attentif des autres conditions de mise en liberté visant à éliminer le risque. Bien que je sois d’accord avec le défendeur pour dire que le public a également intérêt à ce que les droits de toutes les personnes soient respectés, y compris la protection de la liberté, l’intérêt public comprend le droit d’être à l’abri des personnes reconnues comme constituant un danger. La preuve établit également que le ministre ne sera probablement pas en mesure de faire respecter les conditions de la mise en liberté en cas de manquement, ce qui mettrait en danger la sécurité publique et minerait l’intégrité de la LIPR.
[104]
Dans les circonstances, la prépondérance des inconvénients joue en faveur du ministre.
[105]
Je souligne que LS sera de nouveau admissible à un contrôle réglementaire de sa détention à la fin du mois de novembre 2019. L’instruction de la demande de contrôle judiciaire de l’ordonnance de mise en liberté rendue le 29 octobre 2019 sera accélérée et sera fixée au 5 décembre 2019 au moyen d’une ordonnance distincte.
ORDONNANCE dans le dossier IMM-6551-19
LA COUR ORDONNE :
La requête est accueillie.
Il est sursis à l’ordonnance de mise en liberté jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant la demande de contrôle judiciaire.
L’intitulé de la cause est modifié, avec effet immédiat. Le défendeur sera désigné par les initiales LS.
« Catherine M. Kane »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 17e jour de décembre 2019.
Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-6551-19
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INTITULÉ :
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c LEIGHTON SMITH
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 8 NOVEMBRE 2019
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :
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LA JUGE KANE
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DATE DES MOTIFS :
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Le 19 novembre 2019
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COMPARUTIONS :
Judy Michaely
Chris Araujo
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POUR LE DEMANDEUR
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Simon Wallace
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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McCarten Wallace Litigation
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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