Dossier : IMM-3377-04
ENTRE :
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
LE JUGE EN CHEF
[1] Le demandeur, maintenant âgé de vingt‑trois ans, est un réfugié au sens de la Convention et est citoyen du Sri Lanka. En janvier 1999, il est devenu résident permanent du Canada. Il est admis que le demandeur est maintenant interdit de territoire pour grande criminalité au sens de l’article 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). La principale question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si l’avis de la représentante du ministre, selon lequel le demandeur Jasindan Ragupathy constitue un danger pour le public au Canada (l’avis de danger), renferme une erreur de droit. À mon avis, il renferme une telle erreur, et l’avis de la représentante du ministre sera annulé pour les motifs qui suivent.
[2] Je conviens avec le défendeur que les dispositions relatives à la perte de l’asile aux articles 108 à 111 de la LIPR ne s’appliquent pas en l’espèce. Rien n’indique, dans l’avis de danger ou dans la position qu’a fait valoir le ministre devant la Cour, que le demandeur ne continue pas d’être un réfugié. L’argument du demandeur selon lequel l’avis de danger [traduction] « dérogeait » à la procédure de perte de l’asile prévue à l’article 108 n’est pas fondé.
[3] En sa qualité de réfugié, le demandeur ne peut pas être renvoyé du Canada, même s’il est interdit de territoire pour grande criminalité, à moins que le ministre ou son représentant conclue qu’il constitue un danger pour le public au Canada. Les dispositions législatives pertinentes sont le paragraphe 115(1) et l’alinéa 115(2)a) de la LIPR :
115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée. (2) Le paragraphe (1) ne s'applique pas à l'interdit de territoire : a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;
b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada. |
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115. (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment. (2) Subsection (1) does not apply in the case of a person (a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada; or
(b) who is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality if, in the opinion of the Minister, the person should not be allowed to remain in Canada on the basis of the nature and severity of acts committed or of danger to the security of Canada. |
Ces dispositions donnent effet aux obligations qui incombent au Canada en vertu de l’article 33 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. L’alinéa 115(2)b) qui concerne la personne qui constitue un danger pour la sécurité du Canada ne s’applique pas à M. Ragupathy.
[4] À mon avis, il doit ressortir de l’avis de la représentante du ministre qu’il a été déterminé que le réfugié constitue « un danger pour le public au Canada », au sens attribué à cette expression dans la jurisprudence en vertu de l’ancienne législation et de la nouvelle législation sur l’immigration. Par exemple, il a été statué que l’expression « danger pour le public » s’entend d’« un danger présent ou futur pour le public » : Thompson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1097 (QL) (1re inst.).
[5] Le renvoi d’une personne qui a qualité de réfugié est une exception au principe de non‑refoulement prévu à l’article 33 de la Convention et au paragraphe 115(1) de la LIPR. L’avis de danger est la condition sine qua non du renvoi d’un réfugié. En l’absence d’un avis de danger valide, le réfugié ne peut pas être renvoyé.
[6] Seul un avis de danger valide, conforme aux exigences de l’alinéa 115(2)a) et fondé sur une évaluation des antécédents judiciaires du demandeur, a pour effet de soustraire le demandeur à la protection contre le refoulement garantie par le paragraphe 115(1).
[7] À mon avis, l’avis de danger envisagé à l'alinéa 115(2)a) doit être donné sur la base de la criminalité et sans qu’il soit tenu compte des risques auxquels le réfugié peut s’exposer s’il est renvoyé dans le pays à l’égard duquel il demande l’asile. En d’autres termes, il doit être établi que le réfugié est visé par l’alinéa 115(2)a) avant que d’autres considérations deviennent pertinentes.
[8] Deux conclusions peuvent être tirées. Le représentant du ministre peut conclure que le réfugié ne constitue pas un danger pour le public au Canada. En pareil cas, la protection contre le refoulement prévue au paragraphe 115(1) continue de s’appliquer et l’analyse des risques liés à l’expulsion n’est pas pertinente.
[9] Subsidiairement, le représentant du ministre peut conclure initialement que les antécédents judiciaires du réfugié justifient la conclusion selon laquelle celui‑ci constitue un danger pour le public au Canada et qu’il est visé à l’alinéa 115(2)a). Toutefois, une telle conclusion ne permettra pas en soi le renvoi du demandeur. Suivant l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, dans lequel il s’agissait d’un individu qui était censé constituer un danger pour la sécurité du Canada, l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés exige une pondération entre les risques auxquels s’expose la personne par suite de son expulsion dans le pays à l’égard duquel l’asile a été demandé et les effets préjudiciables pour la société au Canada si cette personne restait au Canada.
[10] Je continue de croire que le représentant du ministre doit établir des motifs clairs et distincts quant à la question de savoir si le demandeur constitue un danger pour le public au Canada : Akuech c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 337, paragraphe 7. Cette conclusion initiale doit être tirée indépendamment de toute considération et de toute pondération des intérêts opposés concernant la présence du réfugié au Canada ou l’injustice qui pourrait lui être causée s’il était expulsé.
[11] En août 2000, M. Ragupathy a été déclaré coupable d’infractions connexes à une tentative de vol d’objets d’une valeur inférieure à 5 000 $ et a été condamné à une peine concurrente d’emprisonnement de vingt jours et à une période de probation de dix‑huit mois. En juillet 2001, pendant qu’il était encore en probation, M. Ragupathy a été déclaré coupable de voies de fait graves en vertu du paragraphe 268(2) du Code criminel du Canada et condamné à trois ans d’emprisonnement. Il a en même temps été déclaré coupable d’une infraction connexe concernant la possession d’une arme et condamné à une peine d'emprisonnement concurrente d'un an.
[12] En l’espèce, l’avis de danger commence par un énoncé de la disposition législative pertinente. Les faits de l’affaire sont ensuite exposés brièvement. Il y a ensuite une évaluation des risques en deux parties : la première partie est un résumé des arguments du demandeur et la deuxième partie donne un aperçu de la situation actuelle dans le pays. La représentante du ministre a ensuite procédé à une évaluation du danger, laquelle est immédiatement suivie d’une brève section portant sur les considérations d’ordre humanitaire. Le fondement de la décision est ensuite expliqué juste avant le prononcé de la décision elle‑même. L’avis de danger se termine par l’énumération des documents consultés.
[13] Dans l’arrêt Suresh, la Cour suprême du Canada a clairement dit que les tribunaux doivent faire preuve de retenue à l’égard du choix par le ministre de la meilleure procédure à suivre pour arriver à un avis de danger. Il n’appartient pas à la Cour de dicter au ministre ou à ses représentants la meilleure façon de structurer l’avis de danger. Toutefois, je crains qu’un avis de danger qui commence par une évaluation des risques avant que des motifs clairs et distincts soient donnés au sujet du fait que le demandeur constitue effectivement un danger pour le public au Canada ne prête à confusion.
[14] Dans le dernier paragraphe de la section de ses motifs concernant l’évaluation du danger, la représentante du ministre dit :
[traduction] En résumé, je dois considérer que le danger que M. Ragupathy constitue pour les Canadiens est élevé. Je suis au courant du travail qu’a fait M. Ragupathy pendant qu’il était incarcéré, et je salue ses efforts. Par contre, ces infractions sont très graves. Je note qu’il ne s’agit pas de sa première déclaration de culpabilité depuis son arrivée au Canada et qu’il était en probation lorsqu’il a commis la dernière infraction.
Malgré les arguments solides de M. Provart, je ne suis pas convaincu que ce paragraphe renferme une conclusion claire que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada, et encore moins qu’il constitue un danger présent ou futur pour le public. Le libellé du paragraphe est équivoque et il est loin de constituer un énoncé formel que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada au sens de l’alinéa 115(2)a).
[15] Le manque de clarté est accentué par l’analyse que la représentante du ministre a ensuite effectuée.
[16] Sous le titre [traduction] « Motifs », la représentante du ministre examine, dans le premier paragraphe de son analyse, les risques auxquels le demandeur pourrait s’exposer à son retour au Sri Lanka. Dans le deuxième paragraphe, elle examine les antécédents judiciaires du demandeur et les rapports des agents de correction. Elle ne donne pas d’avis dans cette partie de sa décision.
[17] Dans l’avant-dernier paragraphe de l’avis de danger, la représentante du ministre tire la conclusion suivante :
[TRADUCTION]
Après avoir minutieusement examiné et soupesé tous les aspects de l’affaire, notamment les questions d’ordre humanitaire et la nécessité de protéger la société canadienne, je conclus que cette dernière considération l’emporte sur la première. Les intérêts de la société canadienne l’emportent sur les considérations liées à la présence permanente de M. Ragupathy au Canada. Je conclus donc que M. Ragupathy constitue un danger pour le public au Canada et j’ai signé la décision ci‑jointe en ce sens. [Non souligné dans l’original.]
Selon moi, la seule interprétation possible des mots [traduction] « examiné et soupesé tous les aspects de l’affaire » est que la représentante du ministre faisait allusion au danger qui existerait pour le public si le demandeur restait au Canada ainsi qu’aux risques auxquels il s’exposerait s'il était expulsé. Je ne sais pas trop ce que voulait dire la représentante du ministre lorsqu'elle a déclaré que la [traduction] « dernière considération l’emporte sur la première ». Cela donne l’impression que les « questions d’ordre humanitaire » comprennent les risques liés à l’expulsion.
[18] La représentante du ministre était tenue de fournir des motifs clairs et distincts au sujet de la question de savoir si le demandeur constituait un danger pour le public au Canada. Tant qu’elle n’avait pas tiré une telle conclusion, il ne pouvait pas être question de renvoyer le demandeur au Sri Lanka en sa qualité de réfugié. Ce n’est qu’une fois qu’il a été conclu que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada et est donc visé par l’alinéa 115(2)a) qu’il était nécessaire, en vertu de l'arrêt Suresh et l’article 7 de la Charte, d’analyser les risques auxquels il s’exposerait à son retour au Sri Lanka et de soupeser ces risques en fonction du danger que présenterait pour le public au Canada sa présence permanente dans ce pays.
[19] En résumé, après avoir minutieusement examiné les motifs de la décision, je ne peux pas conclure qu’ils indiquent d’une façon claire et distincte que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada. De plus, je ne peux pas conclure que la représentante du ministre a compris qu'il était nécessaire de fournir de tels motifs, conformément à l’alinéa 115(2)a), indépendamment de l’examen et de la pondération des risques. La pondération des intérêts opposés n’est pertinente que si la représentante décide que la présence permanente du demandeur au Canada constituerait un danger pour le public dans ce pays.
[20] Pour ces motifs, à cause de l’erreur de droit qui ressort à la lecture du dossier, une ordonnance sera rendue en vue d’annuler l’avis de danger. L’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision par un autre représentant du ministre. Le défendeur veillera à ce que l’affaire soit traitée avec célérité. Les parties pourront déposer des observations dans les sept jours suivant la date des présents motifs d’ordonnance si elles souhaitent proposer la certification d’une question grave.
« Allan Lutfy »
Juge en chef
Montréal (Québec)
Le 13 juin 2005
Traduction certifiée conforme
Suzanne Bolduc, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3377-04
INTITULÉ : JASINDAN RAGUPATHY
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENENTÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
LIEUX DE L'AUDIENCE : TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)
DATE DES AUDIENCES : LES 23 MARS ET 29 AVRIL 2005
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE EN CHEF
DATE DES MOTIFS : LE 13 JUIN 2005
COMPARUTIONS :
Ronald Poulton POUR LE DEMANDEUR
John Provart POUR LE DÉFENDEUR
Neela Logsetty
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mamann et associés POUR LE DEMANDEUR
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)