Date : 20191204
Dossier : T-1252-17
Référence : 2019 CF 1553
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2019
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
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TIM GRAY ET MUHANNAD MALAS
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demandeurs
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
Aperçu
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard de deux décisions rendues par le ministre de l’Environnement et du Changement climatique [le ministre], par l’intermédiaire de son délégataire, en vertu de l’article 18 de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), LC 1999, c 33 [la LCPE]. Le ministre a refusé d’ouvrir des enquêtes relativement à trois allégations formulées par les demandeurs concernant l’importation et la vente au Canada de certains véhicules à moteur diesel. Au départ, les demandeurs avaient présenté une demande de contrôle judiciaire pour chacune de ces décisions, mais la Cour a ordonné qu’elles soient réunies. Par conséquent, je renverrai aux deux refus du ministre en employant le terme « décision »
au singulier.
[2]
En septembre 2015, Environnement et Changement climatique Canada [ECCC] a ouvert des enquêtes relativement à des infractions à la LCPE qui auraient été commises dans l’importation au Canada de certains modèles de véhicules Volkswagen, Audi et Porsche équipés de dispositifs de mise en échec prohibés. Ces dispositifs sont conçus pour produire des résultats frauduleux lorsque les véhicules sont soumis à des essais de contrôle des émissions.
[3]
L’Environmental Protection Agency des États-Unis a pris le relais des enquêtes d’ECCC. Cela a mené à des poursuites et à des règlements aux États-Unis. Volkswagen a plaidé coupable à trois chefs d’accusation d’infractions criminelles et a proposé de payer environ un milliard de dollars américains en amendes et indemnités. En 2017, un recours collectif au Canada a lui aussi mené à un règlement, après approbation par les tribunaux de l’Ontario et du Québec.
[4]
Il est juste d’affirmer que les groupes environnementalistes en sont venus à manifester leur mécontentement en raison du temps qu’a pris, et que prend toujours, ECCC pour mener son enquête et du manque d’information concernant son déroulement. C’est pourquoi certaines personnes au sein de ces groupes ont décidé d’intenter des recours individuels sur le fondement de la LCPE.
[5]
Le 14 juin 2017, le demandeur Tim Gray, directeur général chez Environmental Defence, a présenté une demande d’enquête en vertu de l’article 17 de la LCPE, dans laquelle il affirmait que les véhicules à moteur diesel de Volkswagen AG n’étaient pas conformes aux dispositions de la LCPE. Dans sa demande d’enquête, M. Gray reprochait précisément à Volkswagen AG :
d’avoir importé illégalement des véhicules non conformes aux normes réglementaires environnementales, en contravention de l’article 154 de la LCPE, par renvoi à l’alinéa 153(1)a), commettant ainsi l’infraction visée à l’alinéa 272(1)a) de cette loi;
d’avoir apposé illégalement une marque nationale (pour utilisation à l’égard des émissions) sur des véhicules non conformes et d’avoir vendu ces véhicules, en contravention des alinéas 153(1)a) et 272(1)a) de la LCPE;
d’avoir fourni des renseignements faux et trompeurs, en contravention des alinéas 153(1)b), 272(1)k) et 272(1)l) de la LCPE ainsi que des articles 35 et 36 du Règlement sur les émissions des véhicules routiers et de leurs moteurs (DORS/2003-2);
d’avoir recommencé à vendre, par l’entremise de ses concessionnaires locaux, des modèles de véhicules 2015 après avoir réglé en partie les problèmes de non‑conformité, ce qui, selon ce qui a été allégué, outrepassait le cadre réglementaire prévu au paragraphe 153(2) de la LCPE.
[6]
Le ministre a répondu à la demande d’enquête de M. Gray dans une lettre du 30 juin 2017 par laquelle il signifiait son refus d’enquêter sur les trois premières allégations :
[traduction]
Dans votre lettre, vous avez formulé les quatre allégations suivantes :
1. Volkswagen AG a illégalement importé des voitures non conformes.
2. Volkswagen AG a illégalement apposé la marque nationale relative aux émissions sur des voitures à moteur diesel puis vendu ces voitures.
3. Volkswagen AG a fourni des renseignements faux et trompeurs.
4. Volkswagen AG et ses concessionnaires locaux ont illégalement recommencé à vendre des modèles de voitures 2015 après avoir réglé seulement en partie les problèmes de non-conformité.
En ce qui concerne les allégations 1 à 3, la Direction de l’application de la loi en environnement d’Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) a déjà ouvert une enquête, qui se poursuit, sur les violations potentielles résultant de l’importation au Canada de véhicules équipés d’un dispositif de mise en échec. Les infractions alléguées dans votre demande sont visées par l’enquête en cours. Par conséquent, aucune enquête ministérielle ne sera ouverte à l’égard de ces allégations.
En ce qui concerne l’allégation 4, ECCC enquêtera sur toutes les questions jugées nécessaires pour déterminer les faits relatifs à l’infraction alléguée. Comme l’exige la LCPE, je vous tiendrai au courant du déroulement de cette enquête tous les 90 jours.
[7]
Le 7 juillet 2017, le demandeur Muhannad Malas, gestionnaire de programme chez Environmental Defence en matière de produits chimiques toxiques, a lui aussi présenté une demande d’enquête en vertu de l’article 17 de la LCPE. Sa demande était identique à celle de M. Gray sur le plan de la forme et du contenu, mais elle présentait les particularités suivantes :
la demande d’enquête de M. Gray visait les actes de Volkswagen AG, tandis que celle de M. Malas visait plus largement les actes de Volkswagen AG et de ses filiales ou agents;
dans sa demande d’enquête, M. Gray affirmait que Volkswagen AG [traduction]
« avait importé au Canada les voitures et moteurs diesel visés »
, tandis que l’allégation de M. Malas était plus large et englobait la probabilité que Volkswagen Canada l’ait fait.
[8]
Le ministre a répondu à la demande d’enquête de M. Malas dans une lettre datée du 19 juillet 2017. Cette lettre était identique à celle qu’il avait envoyée en réponse à la demande d’enquête de M. Gray. En fait, la lettre envoyée à M. Malas ne présentait aucune distinction reflétant le fait que la demande d’enquête de ce dernier visait d’autres parties en plus de Volkswagen AG.
Les questions en litige
[9]
La demande de contrôle judiciaire soulève les trois questions suivantes :
Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du ministre?
Le ministre a-t-il raisonnablement/correctement interprété son pouvoir de faire enquête comme étant discrétionnaire?
La décision du ministre de refuser de faire enquête était-elle raisonnable/correcte?
[10]
Le ministre a soulevé la question additionnelle de savoir si l’affidavit supplémentaire d’Emma Billard ainsi que la transcription du contre-interrogatoire de Michael Enns, faisant tous deux partie du dossier de la présente demande, doivent être radiés au motif qu’ils ne faisaient pas partie du dossier dont disposait le décideur.
[11]
Le juge Stratas, au paragraphe 20 de l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, a résumé les quelques exceptions à la règle selon laquelle les seuls documents dont dispose régulièrement la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire sont ceux ayant été portés à l’attention du décideur.
[12]
Aucune de ces exceptions ne s’applique aux éléments de preuve contestés en l’espèce. Par conséquent, j’ordonnerai leur radiation du dossier.
Analyse
A.
La norme de contrôle
[13]
Les dispositions applicables en ce qui concerne les demandes d’enquête du public à l’égard des infractions prévues par la LCPE sont les articles 17 à 21, lesquels sont reproduits à l’annexe A.
[14]
L’article 18 de la LCPE est la disposition déterminante en l’espèce. Il prévoit que, lorsqu’une personne résidant au Canada présente une demande en vertu de l’article 17 de cette loi, « [l]e ministre accuse réception de la demande dans les vingt jours de sa réception et fait enquête sur tous les points qu’il juge indispensables pour établir les faits afférents à l’infraction reprochée »
. Cette disposition n’a fait l’objet d’aucune interprétation judiciaire à ce jour.
[15]
Les demandeurs soutiennent que l’article 18 de la LCPE crée deux obligations dont doit s’acquitter le ministre : (1) accuser réception de la demande d’enquête et (2) faire enquête et établir les faits se rattachant à l’infraction reprochée. Ils soutiennent que le pouvoir du ministre de faire enquête n’est pas discrétionnaire et que sa seule discrétion porte sur les points qu’il juge indispensables pour établir les faits de l’infraction reprochée dans la demande d’enquête. Dans le cas qui nous occupe, le ministre a refusé de faire enquête et, selon les demandeurs, sa décision outrepassait sa compétence et ses pouvoirs.
[16]
L’interprétation que donnent les demandeurs à l’article 18 de la LCPE repose sur plusieurs observations.
[17]
Premièrement, ils soulignent l’emploi de l’indicatif présent à l’article 18, puis renvoient à l’article 11 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I‑21, qui prévoit ceci : « L’obligation s’exprime essentiellement par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal et, à l’occasion, par des verbes ou expressions comportant cette notion. L’octroi de pouvoirs, de droits, d’autorisations ou de facultés s’exprime essentiellement par le verbe “pouvoir” et, à l’occasion, par des expressions comportant ces notions. »
[18]
Deuxièmement, les demandeurs renvoient à l’article 19 de la LCPE, lequel prévoit qu’« [à] intervalles de quatre-vingt-dix jours […], le ministre informe l’auteur de la demande du déroulement de l’enquête »
, à moins que l’enquête ne soit interrompue dans l’intervalle. Les demandeurs indiquent que comme le ministre doit impérativement informer, il doit impérativement faire enquête.
[19]
Troisièmement, les demandeurs font référence à l’avis juridique qui a été rédigé par le personnel d’ECCC à la demande du ministre pour l’aider à rendre sa décision et qui, selon eux, [traduction] « confirme qu’il a l’obligation de faire enquête »
. L’avis juridique dispose :
[traduction]
L’article 17 de la LCPE offre la possibilité aux résidents canadiens de demander au ministre d’enquêter sur des allégations d’infractions à la Loi. Le ministre est alors tenu de mener une enquête et d’informer périodiquement l’auteur de la demande au sujet du déroulement de celle-ci et du résultat des mesures prises selon le cas.
[20]
Quatrièmement, les demandeurs invoquent la Politique d’observation et d’application de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999). Cette politique a été mise au point par ECCC et indique que « l’agent de l’autorité effectue une enquête […] [s]i une personne âgée de 18 ans au moins résidant au Canada demande au ministre d’enquêter sur une infraction présumée à la loi »
.
[21]
Les demandeurs soutiennent qu’il n’y a qu’une seule façon d’interpréter correctement l’article 18 de la LCPE et que ce n’est pas celle proposée par le ministre.
[22]
Pour sa part, le défendeur soutient que l’interprétation que donne le ministre à l’article 18 de la LCPE – selon laquelle il a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’ouvrir une enquête – doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.
[23]
Le défendeur s’appuie sur une série d’arrêts de jurisprudence établissant que les décisions rendues par des organismes administratifs qui interprètent leur loi constitutive doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable : Groia c Barreau du Haut-Canada, 2018 CSC 27 [Groia], au par. 46; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, aux par. 27-28; McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 [McLean], aux par. 21, 31-33 et 40-41; Barreau du Québec c Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56, aux par. 15-16; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux par. 49-50; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au par. 54; et Canada (Procureur général) c Access Information Agency Inc, 2018 CAF 18, au par. 13. La Cour suprême du Canada a énoncé le principe de manière succincte dans l’arrêt Groia :
Dans la jurisprudence de la Cour qui a suivi l’arrêt Dunsmuir, il a été fermement établi que la décision d’un organisme administratif spécialisé qui « interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat » commande la déférence des cours de justice et que la norme de contrôle applicable à ces décisions est présumée être celle de la décision raisonnable [renvois omis].
[24]
Je conviens avec le défendeur que le ministre devait interpréter l’article 18 de la LCPE avant de prendre la décision de refuser d’ouvrir une enquête sur les allégations des demandeurs. Je conviens aussi que la LCPE est la loi constitutive qui habilite le ministre et que, conformément à la jurisprudence susmentionnée, sa décision [traduction] « est fondée sur son expérience relative à l’application de sa loi habilitante dans un contexte réglementaire complexe, où il est le mieux placé pour apprécier les conséquences opérationnelles de son interprétation »
. L’interprétation du ministre commande la déférence et la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable.
[25]
Les demandeurs n’ont relevé aucune des exceptions énoncées dans l’arrêt Dunsmuir ni même laissé entendre qu’une de ces exceptions pourrait réfuter la présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Ils n’ont pas non plus fait valoir que, selon une analyse contextuelle, il existait « une intention claire du législateur de ne pas protéger la compétence du tribunal à l’égard de certaines questions » :
Bradfield c Canada (Affaires autochtones et Nord), 2018 CF 682, au par. 25.
[26]
Par conséquent, je conclus que l’interprétation que donne le ministre à l’article 18 de la LCPE doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Il en va de même pour sa décision de refuser d’ouvrir une enquête sur les allégations en l’espèce.
B.
L’interprétation de l’article 18 de la LCPE donnée par le ministre
[27]
Comme je l’ai mentionné plus haut, les demandeurs soutiennent qu’il n’existe qu’une seule interprétation raisonnable de l’article 18 de la LCPE : le ministre doit faire enquête lorsqu’une demande en ce sens lui est présentée en vertu de l’article 17 de cette loi.
[28]
D’une part, les demandeurs prétendent que l’interprétation selon laquelle le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’ouvrir une enquête va à l’encontre de l’avis juridique qui a été rédigé à son intention, reproduit plus haut au paragraphe 19. Selon cet avis juridique, la LCPE offre la possibilité aux résidents canadiens de demander une enquête relativement à des allégations d’infractions à la LCPE et « le ministre est alors tenu de mener une enquête »
. En clair, les demandeurs soutiennent qu’[traduction] « [i]l n’est pas raisonnable pour le procureur général de soutenir que l’interprétation que donne le ministre à sa loi “habilitante” diffère de celle qu’il a utilisée et sur laquelle il s’est appuyé dans les faits pour prendre la décision »
.
[29]
En tout respect, bien que cet avis fasse partie du dossier certifié du tribunal et qu’il ait effectivement été porté à l’attention du ministre, rien ne prouve que celui‑ci s’est « appuyé »
sur cet avis pour prendre sa décision. Aussi, bien que je ne souscrive pas à l’interprétation des demandeurs, même si le document énonce ce qu’ils affirment, il n’en demeure pas moins qu’une interprétation allant à l’encontre d’un avis juridique n’est pas forcément déraisonnable pour autant. D’ailleurs, les avocats sont bien placés pour savoir que leurs clients ne suivent pas toujours leurs conseils, et qu’ils ne sont pas tenus de le faire non plus.
[30]
D’autre part, pour appuyer leur thèse, les demandeurs renvoient aux débats publics portant sur la LCPE, au paragraphe 24 de leur mémoire. Cependant, je conviens avec le défendeur que la partie la plus importante des débats entourant l’article 18 de la LCPE affaiblit l’argument des demandeurs.
[31]
Le 15 juin 1999, des représentants du Bureau de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement du ministère de l’Environnement ont témoigné devant le comité sénatorial permanent de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles dans le cadre d’un examen article par article de la LCPE (projet de loi C-31). Le sénateur Nicholas W. Taylor, un membre du comité, s’est dit préoccupé par le fait qu’en vertu de l’article 17 de la LCPE, « des infractions [pouvaient] être signalées sans preuve à l’appui ou pour des motifs sans importance […] auxquelles il [faudrait] répondre, en vertu de l’article 18, dans un délai de 20 jours »
, et que cela allait constituer un fardeau administratif. M. Harvey Lerer, directeur général du Bureau de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, a répondu ceci :
Tout particulier […] peut demander au ministre l’ouverture d’une enquête, mais c’est le ministre qui décide. […] Le ministre peut décider de ne pas donner suite à une affaire s’il estime qu’elle n’est pas sérieuse ou qu’il existe d’autres moyens de la régler de façon satisfaisante. Bien sûr, il existe toujours un autre recours si le particulier en question estime qu’on ne l’a pas entendu. C’est la révision judiciaire.
[32]
En outre, l’argument des demandeurs selon lequel l’emploi du présent de l’indicatif à l’article 18 de la LCPE dénote une obligation semble convaincant à première vue; toutefois, comme l’a reconnu Elmer Driedger dans son traité Construction of Statutes, 2e éd (Toronto : Butterworths, 1983), à la page 87, l’interprétation législative ne saurait être uniquement tributaire du libellé de la loi :
[traduction]
Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
[33]
Je souscris au point de vue exprimé récemment par le juge Grammond dans la décision Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1251, selon lequel le rôle de la Cour dans des affaires comme celle-ci n’est pas de dégager l’interprétation qui constitue la « seule bonne réponse »
, mais bien de décider si l’interprétation donnée est raisonnable :
En réalité, les méthodes d’interprétation des lois fournissent des guides, des « indices » ou des « pistes ». Elles exposent les raisons pour lesquelles une interprétation sera privilégiée plutôt qu’une autre. Le poids qui leur est accordé dépend du problème à résoudre. Par exemple, dans une situation, la méthode littérale pourrait se révéler non concluante, tandis que la méthode téléologique pourrait être convaincante. Dans certaines situations, toutes les méthodes tendent vers une même interprétation; dans d’autres cas, elles suggèrent des directions différentes. Elles réduisent l’incertitude quant au sens de la loi, mais ne sauraient l’éliminer dans tous les cas. Par conséquent, lors d’un contrôle judiciaire, le recours aux méthodes d’interprétation des lois devrait permettre non pas d’arriver à une seule bonne réponse, mais plutôt de savoir si l’interprétation choisie par le décideur est une interprétation que « permet raisonnablement le libellé de la disposition en cause » [McLean, au par. 40].
[34]
La jurisprudence a reconnu il y a longtemps que, lorsqu’il s’agit d’interpréter le libellé d’une loi, il faut présumer que le législateur n’a pas voulu que celle-ci entraîne des conséquences absurdes : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, au par. 27.
[35]
Le défendeur fait remarquer que l’interprétation proposée par les demandeurs mène à un résultat absurde. En effet, leur interprétation de l’article 18 est telle qu’elle enlève au ministre son pouvoir de surveillance; selon eux, le ministre serait au contraire tenu d’enquêter sur toute allégation, même celles qui sont futiles ou sans fondement. Les demandeurs prétendent que le ministre doit ouvrir une enquête pour chaque demande, pour ensuite faire enquête et informer les parties intéressées du déroulement de l’enquête à intervalles de 90 jours, à moins qu’il ne l’interrompe. Or, ainsi que l’a fait remarquer le ministre, une telle interprétation entraînerait la multiplication d’enquêtes et de réponses répétitives dans l’éventualité où il serait saisi de nombreuses demandes d’enquête identiques. En plus de constituer un fardeau considérable pour les ressources du ministère, un tel résultat serait contraire à l’objet et à l’économie de la LCPE en général.
[36]
Le défendeur insiste sur l’importance de la phrase « fait enquête sur tous les points qu[e] [le ministre] juge indispensables »
à l’article 18 de la LCPE et soutient que celle‑ci confère expressément au ministre le pouvoir discrétionnaire de décider si un point nécessite véritablement une enquête. Au regard de cette interprétation, le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire en décidant qu’aucun point ne nécessitait d’enquête en l’espèce (mis à part le nouveau point sur lequel il a convenu d’enquêter), étant donné qu’ECCC faisait déjà enquête sur ces allégations. Autrement, il serait absurde d’obliger le ministre à enquêter lorsque les demandes en ce sens sont futiles ou sans fondement.
[37]
À mon avis, même si l’interprétation que donne le ministre à l’article 18 de la LCPE n’est pas la seule interprétation possible, elle est néanmoins raisonnable.
C.
La décision du ministre
[38]
La décision du ministre de refuser d’ouvrir une enquête est raisonnable dans la mesure où elle fait partie des issues possibles pouvant se justifier.
[39]
Je mentionne que les parties n’ont pas contesté le fait que le ministre a accepté d’enquêter partiellement à la suite des demandes d’enquête, c’est‑à‑dire sur la quatrième allégation. Ce faisant, il appert que le ministre a examiné les demandes d’enquête ainsi que chacune des quatre infractions reprochées.
[40]
Le ministre faisait déjà enquête sur les trois premières allégations et il en a informé les demandeurs. Il ne fait aucun doute que le fait d’ouvrir des enquêtes duplicatives parallèlement aux enquêtes en cours serait contraire à l’objet de l’article 17 de la LCPE, lequel vise à informer ECCC des manquements possibles à la LCPE et de protéger l’environnement. Lorsqu’une infraction reprochée fait déjà l’objet d’une enquête, il est raisonnable de conclure que la duplication constituerait un gaspillage de ressources gouvernementales ne procurant aucun avantage pour la protection de l’environnement.
[41]
Même si la réponse du ministre à la demande d’enquête de M. Malas ne traitait pas expressément des allégations additionnelles concernant d’autres sociétés Volkswagen, ce fait est insuffisant selon moi pour conclure que le ministre n’a pas examiné tous les aspects de sa demande d’enquête. Il ne ressort pas clairement du dossier que l’enquête en cours ne vise pas ces sociétés additionnelles.
[42]
Je conviens avec le ministre que l’argument des demandeurs concernant la suffisance du dossier certifié du tribunal ou l’actualité de l’enquête est dépourvu de fondement. Ainsi que le confirment les débats devant la protonotaire Aylen puis devant la juge Kane en appel, l’actualité ou la suffisance de l’enquête d’ECCC en cours ne faisaient pas partie des motifs de contrôle invoqués par les demandeurs dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Les demandeurs ne peuvent donc les faire valoir au stade actuel de l’instance. Les observations se trouvant aux paragraphes 77 à 90 de leur mémoire ne font pas partie de leur avis de demande.
Dispositif
[43]
La décision du ministre de ne pas ouvrir de nouvelles enquêtes relativement à des points couverts par une enquête en cours fait partie des issues possibles pouvant se justifier et ne peut être infirmée.
[44]
Les demandeurs ont soutenu, dans l’éventualité où ils seraient déboutés, qu’ils ne devraient pas être condamnés aux dépens, car la présente affaire constitue une « cause type »
et un débat d’intérêt public.
[45]
Je ne suis pas convaincu que la partie obtenant gain de cause en l’espèce ne devrait pas avoir droit aux dépens. Bien que les demandeurs puissent être mécontents de l’inaction apparente d’ECCC et de l’absence de renseignements concernant l’enquête en cours, il ne convient pas de demander l’ouverture d’enquêtes additionnelles sur des allégations existantes.
[46]
À la suite de l’audience, les parties ont informé la Cour qu’elles convenaient que les dépens, s’ils devaient être adjugés, devraient être de l’ordre de 3 500 $. J’en conviens également.
JUGEMENT dans le dossier T-1252-17
LA COUR STATUE que l’affidavit supplémentaire d’Emma Billard et la transcription du contre-interrogatoire de Michael Enns sont radiés du dossier, que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et que les dépens fixés à 3 500 $ sont adjugés en faveur du défendeur.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 19e jour de décembre 2019.
Mylène Boudreau, traductrice
Annexe A
Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), LC 1999, c 33
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1252-17
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INTITULÉ :
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TIM GRAY ET MUHANNAD MALAS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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OTTAWA (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 21 octobre 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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Le juge ZINN
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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Le 4 décembre 2019
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COMPARUTIONS :
Amir Attaran
Randy Christensen
Anna McIntosh
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POUR LEs DEMANDEURs
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Michael Roach
Mary Roberts
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Clinique de droit de l’environnement
Ecojustice de l’Université d’Ottawa
Ottawa (Ontario)
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POUR LEs DEMANDEURs
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Procureur général du Canada
Ministère de la Justice
Ottawa (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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