Dossier : IMM-1993-19
Référence : 2019 CF 1461
Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2019
En présence de monsieur le juge Bell
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ENTRE :
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RODRIGUE ETIENNE
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demandeur
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et
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MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Cette affaire porte sur une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [« LIPR »
] à l’encontre de la décision rendue le 5 mars 2019 par une commissaire de la Section d’appel des réfugiés [« SAR »
]. La SAR a refusé la demande d’asile du demandeur, affirmant ainsi la décision de la Section de la protection des réfugiés [« SPR »
] du 28 mai 2018, en concluant que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre du paragraphe 111(1) de la LIPR. Pour les motifs ci-dessous je rejette la demande de contrôle judiciaire.
II.
Faits pertinents
[2]
Le demandeur est un citoyen d’Haïti. Il prétend dans son formulaire de fondement de demande d’asile [« FDA »
] qu’en 1988, lorsqu’il avait cinq (5) ans, ses parents ont été assassinés parce qu’ils appuyaient le politicien Leslie Manigat. Par conséquent, le demandeur est allé vivre sur une ferme avec d’autres orphelins et n’a jamais eu l’occasion d’aller à l’école. Il est en conséquence analphabète.
[3]
En mars 2011, la femme de M. Manigat est devenue une candidate présidentielle. Pendant cette période électorale, des inconnus armés sont venus dans le quartier du demandeur et lui ont demandé pour qui il allait voter. Le demandeur n’a pas divulgué qu’il voulait voter pour Mme Manigat, mais les inconnus l’ont quand même menacé en lui disant que s’il ne votait pas pour leur candidat, M. Martelly, il devra quitter le pays. Après avoir reçu cette menace, le demandeur allègue que lui et sa femme se sont cachés.
[4]
Puis, en décembre 2011, les agresseurs ont trouvé le demandeur, l’ont attaqué avec un couteau, et lui ont dit qu’il devra quitter le pays parce qu’il n’a pas voté pour le président Martelly. Le demandeur a donc vécu aux États-Unis de 2012 à 2017 et est entré au Canada le 12 août 2017. Pendant son passage aux États-Unis, il n’a pas demandé l’asile de ce pays ni des deux autres pays qu’il a traversés pour arriver aux États-Unis.
[5]
Compte tenu de ce qui précède, le demandeur alléguait devant la SPR et la SAR qu’il ne pouvait pas retourner à son pays parce qu’il serait tué par les mêmes personnes ou par le même groupe de personnes qui l’ont attaqué en 2011.
III.
Décisions préalables
[6]
La SPR a rejeté la demande du demandeur parce qu’elle a conclu qu’il n’était pas crédible. La SPR a précisé qu’elle a pris en considération les commentaires du représentant du demandeur que le demandeur souffre de la dyslexie et est très peu scolarisé. Toutefois, elle a trouvé que le témoignage du demandeur n’était pas crédible quant aux éléments centraux de sa demande d’asile. En particulier, il y avait des incohérences quant au moment quand il s’est caché et le décès de ses parents.
[7]
Pour sa part, la SAR a conclu que « la SPR a erré dans son analyse de crédibilité [du demandeur], mais qu’ultimement, l’analyse de crédibilité n’est pas un facteur déterminant de cet appel »
. Au lieu, la question déterminante était la suivante : « admettons que l’histoire [du demandeur] est véridique et exacte, est-ce qu’il sera à risque advenant un retour dans son pays quelque huit ans plus tard selon la preuve documentaire ? »
. La SAR y a répondu dans le négatif, concluant que la SPR aurait dû analyser les faits allégués, tels quels, vis-à-vis la preuve documentaire au sujet des conditions en Haïti et que cela aurait été déterminant de l’appel. En ce faisant, la SAR a conclu que l’allégation par rapport à la culture de vengeance en Haïti était trop générale parce que le demandeur a indiqué qu’il ne connaissait pas les personnes qui l’ont attaqué il y a huit (8) ans ; il n’était pas impliqué politiquement lorsqu’il a été attaqué et continue de ne pas l’être au présent ; et il n’a pas indiqué que son fils et sa femme, qui habitent toujours en Haïti, ont été ciblés depuis son départ à cause de lui. Par conséquent, la SAR a conclu que le demandeur n’a pas présenté de preuve suffisante pour démontrer que l’intérêt des partisans du parti en pouvoir de s’en prendre à lui ait persisté au-delà de la date de son départ d’Haïti.
[8]
Par surcroît, l’allégation du demandeur qu’il pourrait être ciblé par les criminels advenant son retour en Haïti en raison de son profil d’expatrié était également trop générale. Après avoir révisé la preuve documentaire, la SAR a conclu que le taux de criminalité en Haïti est très élevé, mais qu’elle se manifeste dans plusieurs formes, dans plusieurs régions, et pour plusieurs raisons. Le risque de devenir une victime de la criminalité en Haïti est donc généralisé. Même si la possibilité que le demandeur devienne victime s’accroître parce qu’il pourrait être perçu comme une personne fortunée qui a habité à l’étranger pendant longtemps, cela ne signifie pas que le risque n’est plus que généralisé.
[9]
Pour ces motifs, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et a confirmé qu’il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre du paragraphe 111(1) de la LIPR.
IV.
Questions en litige
[10]
Cette affaire soulève les questions en litiges suivantes :
Est-ce que la SAR a manqué à son obligation de justice naturelle ou d’équité procédurale en se fondant sur un nouvel ensemble d’arguments pour rejeter la demande du demandeur, sans donner ce dernier la possibilité d’y répondre ?
Est-ce que la SAR a commis une erreur en décidant qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que le demandeur devienne victime de la persécution advenant son retour en Haïti et rejetant ainsi sa demande d’asile ?
V.
Analyse
(1)
Est-ce que la SAR a manqué à son obligation de justice naturelle ou d’équité procédurale en se fondant sur un nouvel ensemble d’arguments pour rejeter la demande du demandeur, sans donner ce dernier la possibilité d’y répondre ?
[11]
La norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale comme la présente (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79, [2014] 1 RCS 502 ; Canada (Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43, [2009] 1 RCS 339, [Khosa]).
[12]
À mon avis, cette question doit y être répondue dans le négatif. Bien que la SAR ait rejeté la demande du demandeur pour un motif qui diffère de celui invoqué par la SPR, soit qu’il n’y avait pas de risque au demandeur advenant son retour au Haïti, cette question était un des motifs d’appel du demandeur devant la SAR. Par conséquent, le demandeur savait que cela était en jeu et ce n’était pas une « nouvelle question »
, comme il allègue. C’était effectivement une question avancée par lui. Il ne peut pas dire que c’était une question à laquelle il n’a pu recevoir une possibilité d’y répondre.
[13]
Selon Kwakwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 FC 600 au para 24, 45 Imm LR (4e) 263, une « nouvelle question »
est :
une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel.
Cela n’est pas la situation en l’espèce. Dans le présent cas, un des motifs d’appel du demandeur devant la SAR était que « [l]e tribunal a commis une erreur déraisonnable de droit en concluant que les éléments de preuve ne sont pas suffisants pour établir selon la prépondérance des probabilités que le demandeur risque d’être persecute [sic] »
. La SAR a également énuméré ce motif d’appel dans la section « Motifs de l’appel »
au paragraphe 11 de ses raisons. Par surcroît, le demandeur a soumis plusieurs articles par rapport à la situation en Haïti à l’appui de son appel en ce qui concerne la vengeance exercée par les gangs ou par d’autres structures du crime organisé ; les partis et activités politiques en Haïti ; et la situation sécuritaire en Haïti, y compris la criminalité et les mesures prises par le gouvernement et d’autres intervenants. Cela se distingue de l’arrêt Ojarikre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 896, 37 Imm LR (4e) 56 où la Cour a déclaré que la SAR avait commis une erreur en décidant l’appel selon un motif qui ne se figurait ni dans la décision de la SPR ni dans le mémoire du demandeur devant la SAR. En l’espèce, la question en dispute était placée devant la SAR par le demandeur. C’est donc évident qu’il était informé par rapport à cette question parce que c’est effectivement lui qui l’a soulevée.
[14]
La Cour d’appel a déjà déclaré que si la SAR conclut qu’une erreur a été commise par la SPR, elle peut effectuer sa propre analyse du dossier et soit confirmer ou casser la décision sur un autre fondement. La SAR ne peut renvoyer la décision à la SPR pour réexamen que si elle conclut qu’elle est incapable de rendre une décision définitive sans examiner les éléments de preuve présentés à la SPR (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Huruglica, 2016 CAF 93 aux para 72, 73, 78, 103, 39 Imm LR (4e) 185 [Huruglica]).
[15]
En l’espèce, la SAR n’a pas dû trancher la crédibilité du demandeur. Elle a conclu qu’elle pouvait décider l’affaire selon la preuve parce que même si le récit du demandeur a été accepté comme étant vrai, ce n’était pas assez pour prouver selon une prépondérance de probabilités que le demandeur faisait face à un risque personnalisé advenant son retour en Haïti. Selon Huruglica, c’est correct pour la SAR de trancher l’affaire sur un autre motif que celui de la SPR si elle est capable de rendre une décision définitive selon sa propre analyse du dossier. C’était le cas en l’espèce.
(2)
Est-ce que la SAR a commis une erreur en décidant qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que le demandeur devienne victime de la persécution advenant son retour en Haïti et rejetant ainsi sa demande d’asile ?
[16]
La question à savoir si un demandeur risque d’être persécuté ou exposé personnellement à un risque advenant son retour à son pays d’origine aux fins de l’application des articles 96 et 97 de la LIPR est une question mixte de fait et de droit qui est révisée selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 51, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] ; Ali c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1231 au para 12 ; Correa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 252 au para 19, 23 Imm LR (4e) 193). Dans le cadre du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse portera sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi que sur l’appartenance de la décision aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
Dunsmuir au para 47 ; Khosa au para 59).
[17]
La décision de la SAR était raisonnable. Elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit et fait preuve de justification, transparence, et intelligibilité en démontrant les raisons suivantes pour avoir refusé la demande du demandeur. La SAR a accepté qu’il y ait des cas de crimes violents motivés par une vengeance de longue durée entre les groupes et les gangs armés en Haïti, et que les gangs armés soient souvent affiliés aux partis politiques. Néanmoins, elle a conclu que l’allégation du demandeur par rapport à cette culture était trop générale pour établir qu’il faisait face à un risque advenant son retour à son pays d’origine soit huit (8) ans après l’incident donnant lieu à sa demande. De plus, la SAR n’était pas convaincue que les menaces subies par le demandeur avaient à faire avec son appui d’un parti politique parce qu’il n’avait aucun rôle politique à l’époque. Aussi, même si les agresseurs ont mentionné l’assassinat de ses parents comme menace additionnelle, le parti politique qu'ils appuyaient n’existait pas à cette époque. Pour conclure son analyse de cette prétention du demandeur, la SAR a noté qu’il y avait peu d’information par rapport au traitement réservé aux membres du parti politique qu’appuyait le demandeur.
[18]
En ce qui concerne le risque au demandeur en tant qu’expatrié, encore une fois, la décision de la SAR est raisonnable. Elle a conclu que, selon la preuve documentaire, la criminalité en Haïti se manifeste dans plusieurs formes pour de multiples raisons. Donc, même si le statut du demandeur comme expatrié pourrait accroître sa possibilité qu’il devienne victime, cela ne signifiait pas que son risque n’était plus qu’un risque général. La SAR a conclu que la criminalité en Haïti est complexe et peut affecter tous les Haïtiens pour plusieurs motifs. Dans les circonstances, la SAR a conclu que le demandeur n’a pas rencontré le fardeau qui lui incombe. Cela est une conclusion raisonnable d’en tirer et son processus décisionnel à cet effet est justifié, transparent, et intelligible.
VI.
Conclusion
[19]
Pour toutes ces raisons, la décision rendue par la SAR rejetant la demande d’asile du demandeur et concluant que ce dernier n’a ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre du paragraphe 111(1) de la LIPR, est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Ni l’une, ni l’autre des parties ont proposé une question à être certifiée pour considération par la Cour d’appel fédérale et aucune question à être certifiée ne se trouve dans les circonstances.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens. Il n’y a aucune question certifiée à être considérée par la Cour d’appel fédérale.
« B. Richard Bell »
Juge
INDEX
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-1993-19
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INTITULÉ :
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RODRIGUE ETIENNE c MINISTRE DE L'IMMIGRATION ET DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 16 octobre 2019
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
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LE JUGE BELL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 22 novembre 2019
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COMPARUTIONS :
Me Serge Khoury
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Pour le demandeur
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Me Béatrice Stella Gagné
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Pour Le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Serge Khoury
Montréal (Québec)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour Le défendeur
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