Dossier : IMM-1464-19
Référence : 2019 CF 1457
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2019
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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TONIA ESE ORIA-AREBUN
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
La demanderesse, Mme Oria-Arebun, est une Nigériane qui s’identifie comme bisexuelle. Elle craint d’être persécutée en raison de son orientation sexuelle.
[2]
Mme Oria-Arebun allègue que, vers la fin du mois d’octobre 2015, elle a autorisé une amie [Lillie] à habiter dans son appartement pendant qu’elle se trouvait à l’extérieur de la ville. Lillie aurait découvert le journal intime de Mme Oria-Arebun, qui y décrivait ses relations amoureuses avec son ancienne petite amie [Anita] et son amie [Diana], en plus d’y indiquer le nom de ces dernières. Lillie aurait communiqué cette information au petit ami de l’époque de Mme Oria-Arebun, de même qu’à la police, ce qui a conduit à l’arrestation d’Anita. Mme Oria‑Arebun n’a pas été arrêtée à ce moment-là, étant donné qu’elle n’était pas chez elle. Anita a été libérée peu de temps après et s’est rapidement enfuie en Turquie, grâce à un visa britannique.
[3]
Mme Oria-Arebun allègue aussi qu’en novembre 2015, elle a rencontré Lillie et ses amis par hasard dans un endroit public et qu’ils lui ont sauté dessus et l’ont violemment battue. Lorsque d’autres personnes ont tenté d’intervenir, Lillie leur a dit que Mme Oria-Arebun était bisexuelle et qu’elle la harcelait depuis des mois. Mme Oria-Arebun affirme qu’elle a ensuite été agressée par les gens dans la foule, qui l’ont dépouillée de ses vêtements, battue et presque immolée. Elle a hurlé à un policier qui se trouvait tout près de l’aider, mais il lui a répondu qu’elle devait mériter son sort et qu’il ne voulait rien savoir de ses problèmes. Mme Oria‑Arebun soutient qu’elle s’est évanouie pendant l’agression et qu’elle s’est réveillée à l’hôpital. Mme Oria-Arebun a quitté l’hôpital aussi vite qu’elle a pu après avoir vu un policier dans le couloir, et s’est ensuite caché. Elle s’est d’abord rendue chez une amie [Nedu, possiblement un dérivé de « Chinedu »
], puis est allée le lendemain chez des parents à Abuja, avant d’atteindre Kaduna. Elle n’a parlé de son orientation sexuelle à personne dans sa famille et a seulement informé sa sœur [Patricia] de son agression.
[4]
Finalement, Mme Oria-Arebun et sa sœur Patricia sont parties à destination des États‑Unis [É.-U.], plus précisément Atlanta (Géorgie), le 15 janvier 2016. Là-bas, Mme Oria‑Arebun a habité chez une amie [Melissa], à compter de son arrivée jusqu’à juin 2016. Après qu’elle eut informé Melissa de son désir de s’établir légalement aux É.-U. de façon permanente, cette dernière lui a présenté « Gary »
, qui à son tour lui a présenté « James »
. Mme Oria-Arebun prétend avoir versé la somme de 5 000,00 $ à James pour conclure avec lui un mariage de convenance et ainsi obtenir un statut aux É.-U. (et un montant de 500,00 $ chacun à Gary et à Melissa pour avoir agi comme intermédiaires). Ils se sont mariés le 21 mars 2016, juste avant l’expiration du visa de visiteur de Mme Oria-Arebun.
[5]
En juin 2016, Mme Oria-Arebun est partie vivre chez une autre amie dans le Connecticut, aux É.-U., après que Melissa lui eut demandé de commencer à lui payer un loyer ou de déménager. Elle a indiqué avoir travaillé illégalement pendant cette période et qu’en dépit de ses demandes répétées, James n’avait jamais rempli les documents de parrainage d’époux et qu’il avait continué à lui demander plus d’argent.
[6]
Mme Oria-Arebun est entrée au Canada en franchissant la frontière de manière non officielle et a présenté une demande d’asile ici le 27 octobre 2017. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a rejeté sa demande d’asile, au motif qu’elle manquait de crédibilité à l’égard d’éléments clés, et a conclu que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Mme Oria-Arebun a interjeté appel de la décision du 4 octobre 2018 de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Le 6 février 2019, la SAR a confirmé la décision défavorable de la SPR, conformément au paragraphe 111(1) de la LIPR, et a rejeté l’appel.
[7]
La question déterminante dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est l’évaluation faite par la SAR de la crédibilité de Mme Oria-Arebun. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande.
II.
La décision contestée
[8]
La SAR a confirmé que la question déterminante dans le cadre de l’appel était celle à savoir si la SPR avait commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité. Mme Oria‑Arebun a déposé de nouveaux éléments de preuve, mais n’a pas demandé la tenue d’une nouvelle audience, de sorte qu’aucune audience n’a eu lieu. La SAR a reconnu que son rôle consistait à procéder à une évaluation indépendante de tous les éléments de preuve pour en arriver à sa propre décision; elle ne voyait aucune raison de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par la SPR. La SAR a indiqué que, dans le cadre de son évaluation indépendante, elle a pris en considération le rapport psychologique du Dr Agarwal (qui, à première vue, semble être une évaluation psychiatrique) et que, dans son analyse, elle a examiné et appliqué les Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre et les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe.
A.
L’admissibilité de nouveaux éléments de preuve
[9]
La SAR a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve produits par Mme Oria‑Arebun.
(i)
Documents originaux du barreau nigérian, lettre d’appui originale d’Yvonne et document imprimé des renseignements concernant l’Université fréquentée par la demanderesse
[10]
S’appuyant sur l’article 42 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [le RSPR], qui exige que l’appelant transmette les documents originaux au plus tard au début de l’audience, la SAR a conclu que ces documents étaient ou auraient dû être accessibles lors de son audience. Comme Mme Oria-Arebun n’a pas démontré qu’ils ne l’étaient pas ou qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce qu’elle les produise, la SAR a refusé de les accepter : LIPR, au par. 110(4).
[11]
En outre, la SAR a refusé d’admettre un document imprimé contenant des renseignements sur l’Université Igbinedion, jugeant que ceux-ci n’étaient ni pertinents ni importants, dans la mesure où la SPR et la SAR ont toutes deux reconnu que l’Université se trouve à Benin City, au Nigéria : LIPR, au par. 110(4).
(ii)
Captures d’écran de messages textes que Mme Oria-Arebun a échangés avec Yvonne et Anita, respectivement
[12]
La SAR a conclu que ces messages étaient accessibles avant l’audience devant la SPR et a qualifié le fait qu’ils soient présentés à la SAR de tentative visant à « compléter une preuve déficiente »
en fournissant un complément aux lettres d’appui pour renforcer ces dernières. La SAR a déclaré que « [s]i [Mme Oria-Arebun] voulait présenter des éléments de preuve à la SPR sur la façon dont elle a obtenu une lettre d’appui d’Anita, elle aurait dû le faire avant l’audience, ou du moins demander plus de temps pour les présenter »
.
[13]
La SAR a reconnu qu’il n’est pas nécessaire de produire un témoin. Néanmoins, elle a conclu que Mme Oria-Arebun aurait dû appeler Yvonne comme témoin si elle voulait prouver le bien-fondé de sa cause selon la prépondérance des probabilités, puisque sa relation avec elle était l’un des éléments de preuve les plus solides disponibles pour étayer sa demande d’asile. La SAR a précisé qu’il était difficile d’établir clairement qui avait effectivement envoyé les messages textes datés du 25 au 30 septembre 2018, car il y était indiqué que l’auteur était « Assurance »
et non Yvonne.
(iii)
Photographies de Mme Oria-Arebun et d’Yvonne et messages textes échangés entre elles
[14]
La SAR était d’accord avec la SPR pour dire que les messages textes et les photos d’Yvonne et de Mme Oria-Arebun étaient irrecevables, puisque Mme Oria-Arebun aurait dû les présenter lors de son audience et non plus tard pour compléter une preuve déficiente : LIPR, au par. 110(4).
(iv)
Lettre de l’infirmier praticien
[15]
Mme Oria-Arebun a cherché à déposer une lettre d’un infirmier praticien, qui explique qu’elle présente des signes de cheveux arrachés le long de la ligne antérieure de son cuir chevelu et des traces d’éraflures sur le haut de ses bras et de ses jambes, à titre de preuve qu’elle a été agressée comme elle le prétend. La SAR a refusé d’admettre cette lettre, concluant que celle-ci n’avait pas une valeur probante suffisante, dans la mesure où Mme Oria-Arebun aurait pu, à n’importe quel autre moment, se retrouver avec de telles cicatrices pour une raison totalement différente : article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 [les RSAR].
B.
Crédibilité
[16]
La SAR a conclu que les préoccupations soulevées quant à la crédibilité au sujet des anciens lieux de résidence de Mme Oria-Arebun au Nigéria, de ses études là-bas, de ses fausses déclarations aux agents d’immigration canadiens et américains – incluant son défaut de mentionner son mariage frauduleux avec James – et de son défaut de demander l’asile aux É.-U., l’emportaient sur les éléments de preuve corroborant sa demande d’asile. Sur ce fondement, la SAR a conclu que Mme Oria-Arebun n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
[17]
Au moment de confirmer la conclusion de la SPR, la SAR n’était toutefois pas d’accord avec plusieurs des conclusions tirées par cette dernière quant à la crédibilité. Par exemple, la SAR a indiqué que l’évaluation faite par la SPR quant au traumatisme vécu par Mme Oria‑Arebun à la suite des abus sexuels qu’elle avait subis pendant son enfance était erronée, car elle équivalait à faire une lecture sélective de la preuve, et la SAR n’était pas d’accord pour dire que son mariage avec James était authentique. Toutefois, la SAR a conclu que les divergences relevées concernant ses études, ses anciens lieux de résidence et, par conséquent, sa relation avec Anita, étaient des questions déterminantes que la SPR a correctement évaluées. Ces divergences ont été observées principalement entre son formulaire Annexe A, qu’elle a rempli le jour de son arrivée au Canada, et son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], qu’elle a présenté avec l’aide de son conseil un an plus tard. Malgré l’explication de Mme Oria-Arebun selon laquelle elle n’a jamais terminé ses études et ne voyait donc pas l’utilité d’inscrire l’Université du Bénin dans son formulaire Annexe A, la SAR a jugé déraisonnable qu’elle omette cette information, dans la mesure où c’est là qu’elle prétend avoir fait la rencontre d’Anita et que sa relation avec elle s’était développée. La SAR a attiré l’attention sur le fait que Mme Oria-Arebun avait rempli le formulaire Annexe A avant de rédiger le formulaire FDA et qu’elle n’a produit aucune autre preuve concernant l’Université du Bénin. La SAR a également rejeté l’explication de Mme Oria-Arebun selon laquelle elle vivait à Kaduna au moment où fréquentait l’école à Benin City, étant donné que les 2 villes se trouvent à une distance de 10 heures. De l’avis de la SAR, ces incohérences jettent un doute sur la relation qu’a eue Mme Oria-Arebun avec Anita et l’intimité qu’elles ont partagée, sur le fait qu’elles ont fréquenté l’université ensemble et sur le fait que Mme Oria-Arebun a quitté ou non l’université et, le cas échéant, sur le moment auquel elle l’a fait. La SAR a conclu que l’état psychologique de Mme Oria-Arebun, tel qu’il ressort du rapport du Dr Agarwal, ne permettait pas de justifier adéquatement ces divergences.
[18]
En ce qui concerne son mariage de convenance avec James, Mme Oria-Arebun a expliqué qu’elle avait mentionné ce mariage dans son formulaire FDA, suivant l’insistance de son avocat, et qu’elle avait omis de le divulguer plus tôt, parce qu’elle ne le considérait pas comme un vrai mariage et ne savait donc pas exactement où l’inscrire sur le formulaire Annexe A. La SAR a toutefois relevé qu’au cours de l’audience devant la SPR, Mme Oria‑Arebun avait expliqué qu’elle n’avait pas divulgué cette information, au départ, parce qu’elle était effrayée et désorientée et qu’elle ne voulait pas risquer d’être renvoyée et que, plus tard, elle avait omis de le faire puisqu’elle ne se considérait pas vraiment comme étant mariée. Comme l’a fait remarquer la SPR, dans son exposé circonstancié, Mme Oria-Arebun décrit cela comme une omission involontaire, car elle ne savait pas si elle devait communiquer cette information ni comment elle devait le faire. La SAR a rejeté ses explications, jugeant peu plausible qu’une avocate au Nigéria ne sache pas qu’elle fût légalement mariée lorsqu’elle est entrée au Canada, et s’est dite préoccupée par le fait que les diverses explications données étaient incohérentes et changeaient avec le temps. La SAR a estimé que l’« intention de [Mme Oria‑Arebun] de tromper les responsables de l’immigration nuit à sa crédibilité »
.
[19]
La SAR a tiré d’autres conclusions défavorables du fait que Mme Oria-Arebun n’avait pas demandé l’asile aux É.-U. Elle a rejeté la conclusion de la SPR selon laquelle le mariage était authentique et a souligné que Mme Oria-Arebun avait payé 5 000,00 $ pour conclure un mariage de convenance, avait versé une commission à un intermédiaire pour les présentations, était restée aux É.‑U. sans statut et avait travaillé illégalement « en attendant que son stratagème pour obtenir la résidence permanente par la fraude porte ses fruits »
. La SAR a attiré l’attention sur le fait que, dans le rapport « psychologique »
, il est dit que Mme Oria-Arebun avait peur de révéler sa situation à d’autres Nigérians et que son instinct de survie l’amenait à prendre des décisions sur l’impulsion du moment, sans tenir compte des conséquences à long terme. Quoi qu’il en soit, la SAR a rejeté l’explication de Mme Oria-Arebun selon laquelle elle ne savait pas qu’elle pouvait demander l’asile. La SAR a constaté que Mme Oria-Arebun a passé 21 mois aux É.-U. dans cette situation et a conclu qu’il était raisonnable pour elle – une avocate possédant un haut niveau de scolarité, une bonne maîtrise de l’anglais et de l’argent – de se renseigner sur les options légalement à sa disposition. Compte tenu de ce délai, la SAR a conclu que « l’explication la plus probable est que les circonstances qui ont amené [Mme Oria-Arebun] à quitter le Nigéria n’étaient pas fondées sur des motifs qui lui donnaient le droit de présenter une demande d’asile »
.
[20]
La SAR a également conclu que le mariage de convenance de Mme Oria-Arebun était, à première vue, un motif de douter de sa crédibilité, affirmant que même si les gestes qu’elle a posés étaient compréhensibles à son arrivée, elle a persisté dans ses efforts pour frauder le système d’immigration américain pendant plus d’un an. La SAR a conclu que, comme Mme Oria-Arebun « s’est déjà livrée à un stratagème d’immigration frauduleux aux États‑Unis dans un but précis, [la SAR] ne voi[t] pas pourquoi elle devrait maintenant être considérée comme un témoin crédible en ce qui concerne ses observations présentées devant les autorités canadiennes de l’immigration. Quelles que soient les raisons pour lesquelles [Mme Oria-Arebun] a quitté le Nigéria, elle semble prête à faire de fausses déclarations pour demeurer au Canada. »
[21]
Enfin, la SAR a examiné la preuve corroborante présentée par Mme Oria-Arebun, à savoir des lettres d’Yvonne, des photographies la montrant avec elle et des lettres d’appui d’Anita, de Patricia et de Chinedu. Contrairement à ce qu’a conclu la SPR, la SAR avait jugé que les similitudes dans le style et le format des lettres n’étaient pas assez importantes pour conclure que celles-ci ont été écrites par la même personne.
[22]
La SAR a toutefois souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle peu de poids devait être accordé à la lettre d’Yvonne, citant comme justification le manque général de crédibilité de Mme Oria-Arebun et son défaut de prendre les dispositions nécessaires pour qu’Yvonne agisse comme témoin. La SAR a conclu que, « [c]ompte tenu des défis auxquels se heurtent de nombreuses personnes de diverses orientations sexuelles quand vient le temps de fournir une preuve crédible de leur sexualité, il était d’autant plus important pour [Mme Oria-Arebun] de présenter des éléments de preuve solides de sa relation actuelle avec une personne du même sexe au Canada »
. La SAR a également accordé peu de poids à la preuve photographique, estimant que les photographies ne témoignaient pas de relations amoureuses ou intimes avec des femmes ni ne prouvaient par ailleurs l’orientation sexuelle de Mme Oria-Arebun.
[23]
La SAR a résumé les lettres d’Anita, de Patricia et de Chinedu et a indiqué que chacune d’elles était accompagnée d’une photocopie attestant l’identité de leur auteur. La SAR n’a accordé qu’un poids modéré aux lettres d’Anita et de Chinedu, précisant que, bien que ces lettres fussent des copies originales accompagnées des enveloppes indiquant leur provenance, leurs auteurs n’ont pas été appelées à témoigner. La SAR a accordé peu de poids à la lettre de Patricia, affirmant que, bien que celle-ci fut notariée, il ne s’agissait pas là d’un document original, et que Patricia n’était pas, elle non plus, disponible pour témoigner.
[24]
Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, y compris la preuve psychologique/psychiatrique et les éléments de preuve à l’appui, la SAR a conclu que Mme Oria-Arebun n’avait pas réussi à prouver de façon crédible ses allégations, selon la prépondérance des probabilités. La SAR a estimé que des questions importantes subsistaient concernant les antécédents personnels de Mme Oria-Arebun, notamment l’endroit où elle vivait et sa fréquentation de l’Université du Bénin. Cela a amené la SAR à croire que Mme Oria‑Arebun n’avait jamais fréquenté l’Université du Bénin et n’y avait jamais rencontré Anita, ce qui, par conséquent, minait ses allégations concernant sa relation avec Anita et la violence qui en a résulté. La SAR a conclu, en outre, que le mariage frauduleux de Mme Oria‑Arebun à des fins d’immigration aux É.-U., le fait qu’elle n’a pas présenté de demande d’asile là-bas et son défaut de mentionner son mariage aux autorités canadiennes de l’immigration témoignaient tous de son manque de crédibilité. À ce titre, la SAR, tout comme la SPR, a jugé inutile de tirer des conclusions particulières au sujet de son agression par la foule.
III.
Les questions en litige
[25]
La principale question en litige est celle à savoir si la décision de la SAR était raisonnable. Plus précisément :
A. La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve au titre du par. 110(4) de la LIPR?
B. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son traitement des éléments de preuve à l’appui?
C. La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant d’examiner l’incident de persécution le plus grave (l’agression par la foule qui avait failli s’avérer mortelle)?
D. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation du mariage frauduleux?
IV.
La norme de contrôle
[26]
La SAR est un organisme administratif spécialisé qui applique sa loi constitutive aux questions de fait, de même qu’aux questions mixtes de fait et de droit, qui lui sont soumises. Les parties ont convenu, tout comme moi, que la norme de contrôle applicable à l’égard de toutes les questions en litige en l’espèce est celle de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], au par. 35; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh], aux par. 29 et 74; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au par. 27. Suivant la norme de la décision raisonnable, la Cour doit « déférer à toute interprétation raisonnable du décideur administratif, même lorsque d’autres interprétations raisonnables sont possibles »
: McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, au par. 40; Canada (Procureur général) c Heffel Gallery Limited, 2019 CAF 82, au par. 48; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, aux par. 27-28.
[27]
Pour que la Cour puisse intervenir, elle doit être convaincue que, lorsqu’évaluée dans le contexte de l’ensemble du dossier, la décision de la SAR présente des lacunes sur le plan de « la justification [...], [de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel »
et que la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
: Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47. Il n’est pas nécessaire de faire expressément référence à tous les éléments de preuve. Avant de tenter de contrecarrer la décision du décideur, la Cour doit d’abord chercher à la compléter : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [NL Nurses], au par. 12. Si les motifs du décideur, interprétés dans le contexte de la preuve, permettent à la Cour de comprendre pourquoi ce dernier a pris cette décision, celle-ci sera justifiable, transparente et intelligible : NL Nurses, précité, aux par. 16-18.
V.
Les dispositions pertinentes
[28]
La partie 2 de la LIPR régit le régime canadien de protection des réfugiés. Le Canada accorde l’asile aux personnes qui ont qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger : LIPR, aux art. 95 à 97.
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[29]
En première instance, la SPR est le décideur autorisé en ce qui concerne les demandes d’asile : LIPR, au par. 107(1).
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[30]
Les demandeurs qui se présentent devant la SPR doivent fournir les documents originaux : RSPR, art. 42.
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[31]
Les demandeurs qui ne sont pas autrement privés de ce droit peuvent interjeter appel devant la SAR des décisions défavorables de la SPR à leur endroit : LIPR, au par. 110(1).
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[32]
Dans le cadre d’un appel devant la SAR, les demandeurs ne peuvent présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de leur demande d’asile ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’ils n’auraient pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet : LIPR, au par. 110(4).
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[33]
Pour décider si elle admet ou non ces nouveaux éléments de preuve, la SAR tient compte de plusieurs facteurs : RSAR, aux par. 29(1) et (4); LIPR, à l’al. 171a.3).
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[34]
La SAR peut confirmer la décision de la SPR, y substituer une autre décision ou renvoyer l’affaire en vue d’un nouvel examen : LIPR, au par. 111(1).
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VI.
Analyse
[35]
À titre préliminaire, Mme Oria-Arebun a déposé un affidavit à l’appui de sa demande. Toutefois, le contrôle judiciaire se limite généralement aux documents contenus dans le dossier dont disposait le décideur administratif, à moins qu’une exception s’applique : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright], aux par. 19-20; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, au par. 17. Des exceptions peuvent s’appliquer lorsque les documents : (i) permettent au tribunal d’obtenir des informations générales qui sont susceptibles, à leur tour, de l’aider à comprendre les questions pertinentes; (ii) sont pertinents au regard d’une question d’équité procédurale ou de justice naturelle; (iii) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée : Access Copyright, précité, au par. 20. L’affidavit déposé est jugé irrecevable puisqu’il n’est visé par aucune de ces exceptions.
A.
La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve au titre du par. 110(4) de la LIPR?
[36]
Mme Oria-Arebun soutient que la SAR aurait dû faire preuve d’une plus grande souplesse au moment d’admettre les éléments de preuve et qu’elle aurait dû accepter les documents décrits ci-dessous : Jeyakumar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 241; Singh, précité.
a. La lettre originale d’Yvonne et les messages textes confirmant son absence lors de l’audience : Mme Oria-Arebun soutient que ces derniers étaient nécessaires pour réfuter les conclusions de la SPR quant à la crédibilité. Elle affirme que [traduction] « la SAR met l’accent sur l’accessibilité de la preuve au lieu de se demander s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’elle les présente à la SPR »
;
b. Son diplôme en droit original : elle ne pouvait pas raisonnablement savoir que la copie de son diplôme en droit serait jugée douteuse, compte tenu des autres documents détaillés qu’elle a présentés pour corroborer sa fréquentation de l’établissement;
c. La lettre de l’infirmier praticien : elle soutient qu’en concluant que différentes raisons pouvaient expliquer ses cicatrices, la SAR a tiré une conclusion défavorable inappropriée quant à la crédibilité pour justifier l’exclusion de ces dernières. Elle affirme que l’approche appropriée consistait à évaluer si la lettre avait une valeur probante pour ce qui est de prouver ses blessures et à examiner, seulement après l’avoir admise, le poids qu’il convenait de lui accorder, compte tenu des conclusions de la SAR quant à la crédibilité : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza], aux par. 21-29.
[37]
Invoquant le par. 110(4) et l’art. 171 de la LIPR, le ministre soutient que la SAR peut examiner seulement les éléments de preuve qu’elle juge crédibles ou dignes de foi. Le ministre fait valoir que les facteurs énoncés dans l’arrêt Raza, établis à l’origine dans le contexte des examens des risques avant renvoi, fournissent une orientation afin de déterminer à quel moment il convient d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance : Singh, précité, aux par. 44 et 74; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, aux par. 13-16. Une conclusion défavorable à l’égard de l’un ou l’autre de ces facteurs signifie qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ces éléments de preuve. Les facteurs énoncés dans Raza sont présentés ci-après :
1. Crédibilité : Les éléments de preuve sont‑ils crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles ils sont apparus?
2. Pertinence : Les éléments de preuve sont‑ils aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile?
3. Nouveauté : Les éléments de preuve sont-ils aptes :
a. à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?
b. à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?
c. à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?
4. Caractère substantiel : Les éléments de preuve sont-ils substantiels, c’est‑à‑dire la demande d’asile aurait‑elle probablement été accueillie si ces éléments avaient été portés à la connaissance de la SPR?
5. Conditions légales explicites :
a. Si les éléments de preuve sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l’audition de la demande d’asile, alors le demandeur a‑t‑il établi (i) que la preuve ne lui était pas normalement accessible lors de l’audition de la demande d’asile, ou (ii) qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il ait présenté les éléments de preuve lors de l’audition de la demande d’asile?
b. Si les éléments de preuve sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors ils doivent être considérés (sauf s’ils sont rejetés parce qu’ils ne sont pas crédibles, pas pertinents, pas nouveaux ou pas substantiels).
[38]
Le ministre affirme que la SAR a exclu, à juste titre, les nouvelles preuves de Mme Oria‑Arebun. Comme les photos et les messages textes sont antérieurs à l’audience de la SPR tenue le 27 septembre 2018, la SAR a raisonnablement conclu que ceux-ci n’étaient pas nouveaux : Singh, précité, au par. 54. En outre, les messages textes datés du 25 au 30 septembre 2018 désignaient « Assurance »
, et non Yvonne, à titre d’auteur, de sorte qu’il il était encore plus raisonnable de les exclure.
[39]
Le ministre soutient, puisqu’Yvonne était la petite amie de Mme Oria‑Arebun à ce moment‑là, cette dernière avait un rôle essentiel à jouer pour prouver la bisexualité de Mme Oria‑Arebun. Il était donc raisonnable que la SAR tire une conclusion défavorable du défaut de Mme Oria-Arebum de l’appeler comme témoin ou autrement d’expliquer son absence de façon raisonnable.
[40]
Le ministre soutient que Mme Oria-Arebun avait l’obligation de produire les documents originaux au plus tard au début de l’audience : RSPR, à l’art. 42. Comme elle a omis de le faire sans fournir d’explication raisonnable, la SAR a correctement exclu les copies originales de son diplôme en droit. De plus, le ministre soutient que le certificat n’est ni pertinent ni important dans le cadre de sa demande d’asile.
[41]
En ce qui concerne la conclusion tirée par la SAR au sujet de la valeur probante de la lettre de l’infirmier praticien, le ministre explique que la SAR [traduction] « a trouvé difficile, à juste titre, de déterminer si les signes de cheveux arrachés et les éraflures résultaient de l’agression par la foule décrite [...] »
et que, selon la prépondérance des probabilités, il était loisible à la SAR d’exclure cette preuve : RSAR, à l’art. 29.
[42]
J’estime que dans l’ensemble, l’appréciation faite par la SAR des nouveaux éléments de preuve présentés par Mme Oria-Arebun était raisonnable. La SAR a effectué une analyse indépendante de la crédibilité des éléments de preuve originaux dont elle disposait, a établi que la SPR avait commis une erreur en ce qui concerne les lettres d’appui, plus particulièrement, et a admis ces dernières en preuve sans avoir à examiner les « nouveaux »
éléments de preuve que constituaient les photographies et les messages textes. La SAR a malgré tout examiné si les nouveaux éléments de preuve proposés devaient être admis comme complément au dossier original de Mme Oria-Arebun et a conclu, à juste titre, qu’ils ne devaient pas l’être, puisque les messages textes et les photographies n’étaient pas nouveaux : LIPR, au par. 110(4). Mme Oria‑Arebun aurait pu fournir ces éléments de preuve, ou des explications justifiant l’absence de son témoin lors de l’audience, ou demander un délai supplémentaire afin de prendre les mesures nécessaires pour qu’elle témoigne, mais elle ne l’a pas fait. Bien que la SAR ait la possibilité d’appliquer les règles d’admissibilité avec plus ou moins de souplesse, étant donné qu’elle sert de filet de sécurité à la SPR, elle n’était pas tenue de le faire : Huruglica, précité, au par. 97; Singh, précité, au par. 64.
[43]
L’approche de la SAR à l’égard des documents originaux de Mme Oria-Arebun – son diplôme en droit nigérian et la lettre d’Yvonne, sa petite amie de l’époque – était raisonnable pour la même raison. Comme la SAR l’a fait remarquer, les demandeurs sont tenus de fournir les documents originaux ou d’expliquer pourquoi ceux-ci ne sont pas accessibles : RSPR, à l’art. 42. Il était raisonnable de la part de la SAR de rejeter l’explication de Mme Oria-Arebun selon laquelle elle croyait, au départ, que la copie du diplôme en droit qu’elle avait produite était une copie originale.
[44]
La SAR a refusé d’admettre la lettre de l’infirmier praticien, compte tenu de sa valeur probante limitée apparente. Pour ce faire, la SAR s’est appuyée sur le paragraphe 29(4) des RSAR, qui l’oblige à tenir compte, entre autres, de la pertinence et de la valeur probante du document. La SAR a conclu qu’il « est difficile de déterminer à partir de la présence de signes de cheveux arrachés et d’un certain nombre de cicatrices que [Mme Oria-Arebun] a en fait été attaquée comme elle le décrit dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA). Les cicatrices peuvent avoir été causées pour des raisons tout à fait différentes et à des moments tout à fait différents. »
Bien que ces déclarations ne soient pas forcément inexactes, elles correspondent davantage à une appréciation du poids ou du caractère suffisant de la preuve plutôt qu’à une évaluation de sa valeur probante.
[45]
Comme la Cour l’a souligné dans la décision Magonza : « [d]ans bien des cas, nous n’avons pas de preuve directe des faits fondamentaux qui donnent lieu à l’application d’une règle juridique. Nous devons plutôt nous en remettre à des inférences à partir de faits connus. La valeur probante est la mesure de la solidité de ces inférences »
: Magonza, précitée, au par. 21. Autrement dit, la valeur probante répond à la question de savoir à quel degré l’information présentée est utile pour répondre à la question qu’il faut trancher : ibid. En outre, « [d]ans la mesure où un élément de preuve a une certaine valeur probante, il est pertinent. La pertinence est souvent un élément des critères qui régissent l’admissibilité de la preuve »
: Magonza, précitée, au par. 23.
[46]
À première vue, la lettre de l’infirmier praticien n’est pas incompatible avec l’incident de persécution le plus grave allégué par Mme Oria-Arebun, à savoir l’agression par la foule qui a failli s’avérer mortelle. Lorsque cette lettre est examinée conjointement avec l’évaluation psychiatrique et la preuve directe de Mme Oria-Arebun, il est possible d’affirmer qu’elle revêt une certaine valeur probante et qu’elle aurait donc dû être admise. Toutefois, dans la mesure où elle ne permet pas d’établir si une telle agression avait bel et bien été commise, étant donné que l’infirmier praticien a été consulté plusieurs années après l’incident allégué, elle aurait pu, à juste titre, se voir attribuer peu de poids, voire aucun, ou être jugée insuffisante pour prouver que l’agression a bien été perpétrée.
[47]
Contrairement à ce qu’affirme Mme Oria-Arebun, qui prétend que la conclusion de la SAR concernant la lettre de l’infirmier praticien constitue une conclusion défavorable inadmissible quant à la crédibilité, « un décideur peut également conclure qu’une preuve est insuffisante sans qu’il faille en évaluer la crédibilité »
: Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207, au par. 31. Autrement dit, le résultat aurait peut-être été le même, même si la SAR avait admis la lettre de l’infirmier praticien et lui avait ensuite attribué peu de poids ou l’avait jugée insuffisante pour prouver les faits à l’appui desquels elle a été présentée. Bien que la SAR ait commis une erreur en n’admettant pas cette nouvelle preuve, j’estime que cette erreur ne justifie pas, à elle seule, l’intervention de la Cour.
[48]
Dans le même ordre d’idées, je conclus, pour des raisons similaires, que la SAR n’était pas tenue d’accepter la conclusion du Dr Agarwal selon laquelle le trouble de stress post‑traumatique [TSPT] que présente Mme Oria-Arebun découle de l’agression par la foule alléguée, étant donné que le Dr Agarwal n’a aucune connaissance directe du ou des incidents sous-jacents à l’origine de cette affection. La SAR semble convenir que Mme Oria‑Arebun souffre d’un TSPT, mais conclut, à juste titre, que celui-ci peut avoir été causé par un autre incident.
B.
La SAR a-t-elle commis une erreur dans son traitement des éléments de preuve à l’appui?
[49]
Mme Oria-Arebun soutient que la SAR a commis une erreur en n’attribuant qu’un poids modéré ou faible aux lettres d’amis et de membres de sa famille, compte tenu de l’importance de leur contenu : Downer c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 45; Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905; Magonza, précitée. Elle fait valoir, en outre, qu’il est déraisonnable de diminuer le poids accordé à ces lettres en raison du fait qu’elle n’a pas produit de témoins, affirmant que rien ne garantissait qu’Yvonne aurait été autorisée à témoigner et que, quoi qu’il en soit, elle n’était pas tenue de convoquer des témoins : Shahaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1044 [Shahaj], au par. 9. Elle soutient que la SAR aurait dû tenir compte du contenu de ces lettres avant de leur attribuer peu de poids simplement parce que la crédibilité de leurs auteurs n’a pas été vérifiée et souligne que rien n’empêchait la SAR de tenir une audience et de délivrer une assignation à témoigner par téléphone, si elle jugeait la crédibilité des auteurs préoccupante. Elle prétend également qu’il était déraisonnable de la part de la SAR d’accorder peu de poids à la lettre de Patricia du fait qu’il s’agissait d’une copie, puisque celle-ci a été notariée.
[50]
En ce qui concerne le poids accordé aux lettres, le ministre établit une distinction par rapport à la décision Shahaj, en précisant que la SPR, dans cette affaire, a commis des erreurs cumulatives en ce qui a trait à la crédibilité, qui ont eu une incidence négative sur son appréciation de la preuve dans son ensemble : Shahaj, précitée, au par. 12. Le ministre invoque la décision Jumriany, dans laquelle la Cour a jugé que la Commission avait raisonnablement rejeté l’explication du demandeur d’asile concernant une fausse déclaration qui mettait en doute sa crédibilité : Jumriany c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 683 [Jumriany], aux par. 5-6.
[51]
À mon avis, la SAR a traité la preuve à l’appui soumise par Mme Oria-Arebun de façon déraisonnable. Le ministre a affirmé que dans la mesure où la crédibilité de Mme Oria-Arebun était clairement mise en doute, il était loisible à la SAR d’accorder peu de poids à la preuve à l’appui qu’elle a produite. Ce n’est toutefois pas ce que la SAR a fait. Cette dernière a plutôt diminué le poids accordé aux lettres à l’appui présentées par Mme Oria-Arebun, du fait que leurs auteurs n’étaient pas disponibles pour témoigner :
[94] En examinant ces éléments de preuve indépendamment des autres problèmes de crédibilité, j’accorderais un poids modéré aux lettres d’Anita et de Chinedu. Les lettres sont détaillées et concordent avec l’histoire de l’appelante. Les lettres originales ont été présentées à la SPR, accompagnées des enveloppes indiquant leur provenance. Toutefois, la crédibilité de chacun des témoignages de ces auteurs n’a pas été vérifiée, car ni l’un ni l’autre des auteurs n’a été appelé à témoigner par téléconférence […]
[95] En ce qui concerne la lettre de Patricia, je lui accorde peu de poids. Il s’agit de la seule lettre d’appui qui semble avoir été notariée. Toutefois, l’appelante a inexplicablement omis de présenter l’original de cette lettre notariée à la SPR. Comme cela a été le cas pour les autres auteurs, Patricia n’était pas disponible pour se livrer à un contre‑interrogatoire au sujet de sa lettre. Pour ces raisons, j’accorde peu de poids à la lettre.
[52]
Je suis d’accord avec Mme Oria-Arebun pour dire qu’il était inapproprié de tirer une telle conclusion, étant donné que la présence des auteurs n’était pas obligatoire : Shahaj, précitée, au par. 9; voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Navarrete, 2006 CF 691, aux par. 24-25. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale, « il n’appartient pas à la Section du statut de réfugié de s’imposer à elle-même ou d’imposer à des demandeurs des restrictions dont le Parlement les a libérés en ce qui a trait à la preuve »
: Fajardo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 915, 157 NR 392.
C.
La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant d’examiner l’incident de persécution le plus grave (l’agression par la foule qui avait failli s’avérer mortelle)?
[53]
Mme Oria-Arebun soutient que de façon générale, la SAR a commis une erreur dans l’approche globale adoptée pour évaluer sa crédibilité, notamment en omettant d’évaluer sa crédibilité relativement à l’expérience qu’elle avait vécue au Nigéria lorsqu’elle avait presque été laissée pour morte par la foule. Elle prétend qu’en omettant de tenir compte de son témoignage ou de l’interroger au sujet de cet incident fondamental, la SAR a renoncé à la possibilité de tirer une conclusion défavorable en ce qui a trait à la crédibilité de sa demande d’asile, dans la mesure où ainsi, sa version des faits bénéficie toujours de la présomption de véracité : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302; Feboke c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 855 [Feboke], aux par. 3-4; Sothinathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 154, aux par. 24-26. La SAR ne peut pas tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait pour défaut de produire une preuve à l’appui et a commis une erreur en le faisant : Dayebga c Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 842, aux par. 27-28.
[54]
Le ministre affirme que la SAR n’est pas tenue d’admettre un élément de preuve qu’elle ne juge pas crédible ou digne de foi : LIPR, à l’art. 171; Siad c Canada (Secrétaire d’État), [1996] ACF no 1575, [1997] 1 CF 608, au par. 23 (CAF). Le ministre soutient que la SAR a correctement évalué l’essentiel de la demande d’asile de Mme Oria-Arebun lors de son examen des éléments de preuve à l’appui (plus particulièrement de la lettre de Patricia) et à la lumière de l’ensemble de son témoignage jugé non crédible. En outre, le ministre fait valoir que [traduction] « les cicatrices ne prouvent pas qu’il y a eu agression »
et qu’il n’était pas déraisonnable de la part de la SAR de douter de l’explication de la demanderesse d’asile au sujet de ces événements. Il soutient que Mme Oria-Arebun n’a tout simplement pas prouvé l’agression alléguée, selon la prépondérance des probabilités, et que les motifs de la SAR étaient donc clairs, convaincants et complets : Medina c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] ACF no 926 (CAF); Boulis c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1974] RCS 875; Ayanru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1017, aux par. 4-8; NL Nurses, précité, aux par. 14-22; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au par. 3; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux par. 51-53.
[55]
La SAR n’est pas tenue de faire preuve de déférence à l’égard de l’évaluation de la crédibilité faite par la SPR, sauf dans les cas où cette dernière bénéficie véritablement d’un avantage lors de cette évaluation : Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145, aux par. 102-104. La SAR, tout comme la SPR, a toutefois « l’obligation de justifier, en termes clairs et explicites, pourquoi elle doutait de la crédibilité de l’appelant »
lorsqu’elle procède à sa propre évaluation de la crédibilité : Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1991) 130 NR 236 (CAF), au par. 6; Zaytoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 939, au par. 7. Dans cette optique, je suis d’accord pour dire que la SAR a commis une erreur déterminante en omettant d’évaluer la crédibilité de Mme Oria-Arebun en ce qui concerne l’agression par la foule qu’elle prétend avoir subie. Son témoignage au sujet de cet incident est au cœur de son allégation de persécution, puisque ce dernier marque la première fois où elle a été victime de violence en raison de sa bisexualité et est ce qui l’a amenée à déposer sa demande d’asile. Compte tenu de l’importance de cette information et du fait que la SPR n’a tiré aucune conclusion à cet égard, la SAR était tenue d’évaluer la crédibilité de Mme Oria-Arebun relativement à l’agression alléguée : Rasiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 408 [Rasiah], aux par. 22-23 et 26; Ndudzo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 261, au par. 11.
[56]
Le ministre, cherchant à établir une distinction par rapport à la décision Rasiah, soutient que la SAR a correctement considéré l’agression par la foule, mais qu’elle a rejeté cette dernière en raison du manque d’éléments de preuve crédibles. Je ne suis pas d’accord. Dans ses remarques au sujet de la crédibilité générale de Mme Oria-Arebun, la SAR ne fait qu’incidemment référence à l’agression, sous la rubrique des « événements qui en ont découlé »
(caractères gras ajoutés) :
[99] [...] Il est clair qu’elle serait prête à tout pour obtenir le statut d’immigrant à l’étranger, notamment à commettre des fraudes. En ce qui concerne les motifs de la demande d’asile de l’appelante, j’estime que le défaut de l’appelante de présenter une demande d’asile aux États‑Unis reflète également que sa décision de quitter le Nigéria n’a pas été précipitée par la persécution qu’elle affirme y avoir subie.
[100] Ces problèmes de crédibilité suffisent pour que je doute de la crédibilité des allégations de l’appelante, y compris à propos de son orientation sexuelle, de son différend avec Lillie et des événements qui en ont découlé. L’appelante soutient que la SPR n’a pas abordé le principal incident de persécution dans l’exposé circonstancié de l’appelante et qu’elle n’a pas tiré de conclusions précises à ce sujet. Bien qu’il soit vrai que la SPR ne tire pas de conclusions précises sur cet incident, il est évident, d’après les motifs de la SPR, que celle‑ci estimait que l’appelante et son récit n’étaient pas crédibles. Je suis d’accord avec la SPR sur ce point.
[57]
Il est clair que ni la SPR ni la SAR n’ont évalué le témoignage de M. Oria-Arebun relativement à l’agression par la foule alléguée, parce qu’elles croyaient que d’autres préoccupations quant à la crédibilité de son témoignage rendaient l’ensemble de ce dernier invraisemblable. Comme le fait remarquer Mme Oria-Arebun, le problème avec cette approche est qu’elle suppose que, si un demandeur ment au sujet d’un aspect de sa demande d’asile, tout autre aspect de sa demande touchant également au cœur de son témoignage ne peut pas être vrai, même si les deux n’ont aucun lien entre eux : Guney c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1134, au par. 17; Feboke, précitée, au par. 4. Que la SAR croie ou non le témoignage de Mme Oria-Arebun au sujet de sa relation avec Anita, elle se devait d’évaluer la crédibilité de Mme Oria-Arebun relativement à l’agression par la foule – un élément central de sa demande d’asile – avant de tirer une conclusion générale.
[58]
Je ne souscris pas à la conclusion de la SAR selon laquelle la relation de Mme Oria‑Arebun avec Anita était si inextricablement liée à l’incident de l’agression par la foule allégué qu’en mettant en doute sa crédibilité à cet égard, elle s’acquittait ainsi entièrement de son obligation d’examiner l’incident. Même si la SAR a jugé que Mme Oria-Arebun avait menti au sujet de sa véritable orientation sexuelle ou de sa relation avec Anita, les faits tels qu’ils ont été décrits auraient pu s’avérer suffisants pour que la SAR conclue que la demanderesse risquait d’être persécutée en raison de son orientation sexuelle [mal] perçue [par des tiers]. La question de savoir si la SAR en serait venue ou non à une telle conclusion est maintenant hypothétique, puisqu’elle a totalement omis de procéder à cette analyse, commettant ainsi une erreur susceptible de révision. La Cour a expliqué ceci dans la décision Rasiah, précitée, au par. 27 :
« [...] Le rôle de la cour de révision n’est pas de réexaminer la preuve. Il incombe toutefois à la cour de révision de déterminer si la décision est justifiée, transparente et intelligible. En l’absence totale d’analyse de l’incident qui se trouve au centre du récit du demandeur, la décision est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité. Elle est déraisonnable et doit donc être écartée. »
D.
La SAR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation du mariage frauduleux?
[59]
Il ressort clairement de la décision de la SAR que le défaut de Mme Oria-Arebun de mentionner son mariage dans le formulaire Annexe A n’est pas, en soi, la raison pour laquelle sa crédibilité a été mise en doute; ce sont plutôt les explications incohérentes et changeantes qu’elle a données pour justifier cette omission qui en sont à l’origine. En outre, la SAR a raisonnablement évalué et rejeté l’explication donnée par Mme Oria-Arebun pour justifier le fait qu’elle n’avait pas demandé l’asile aux É.-U. Bien que la SAR ait admis la conclusion du Dr Agarwal selon laquelle l’état psychologique de Mme Oria-Arebun peut expliquer le mariage de convenance qu’elle avait contracté, elle a justifié sa conclusion défavorable définitive quant à la crédibilité de cette dernière en insistant sur le fait que celle-ci avait persisté pendant 21 mois pour tenter de mener à bien ce « plan »
. Quoi qu’il en soit, cette évaluation raisonnable ne peut pas justifier, en soi, la conclusion ultime de la SPR, puisqu’il n’en demeure pas moins que la SPR n’a jamais évalué la crédibilité de Mme Oria-Arebun relativement à un aspect central de sa demande d’asile.
VII.
Conclusion
[60]
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Comme la SAR a omis d’évaluer la crédibilité de Mme Oria-Arebun à l’égard d’un aspect central de sa demande d’asile et qu’elle a imposé de façon déraisonnable des exigences inutiles à l’égard de la preuve à l’appui, l’affaire doit être renvoyée devant un tribunal différemment constitué de la SAR en vue d’un nouvel examen.
[61]
Aucune des parties n’a proposé que soit certifiée une question grave de portée générale.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1464-19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
La décision de la SAR datée du 6 février 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué de la SAR en vue d’un nouvel examen;
Il n’y a pas de question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 7e jour de janvier 2020
Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-1464-19
|
INTITULÉ :
|
TONIA ESE ORIA-AREBUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 16 OCTOBRE 2019
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE FUHRER
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 19 NOVEMBRE 2019
|
COMPARUTIONS :
Richard Wazana
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Suzanne Bruce
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Wazana Law
Avocat et notaire
Toronto (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|