Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20191122


Dossier : IMM-2974-19

Référence : 2019 CF 1490

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2019

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

JANE HARRIET MULIISA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]   La demanderesse est à la fois citoyenne de l’Ouganda et du Rwanda. En juin 2017, elle est arrivée au Canada en provenance des États-Unis et a présenté une demande d’asile. Sa demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (la SPR). Son appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a également été rejeté. La SAR a conclu qu’elle n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (LIPR).

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La SAR a raisonnablement évalué les risques allégués par la demanderesse ainsi que la disponibilité de la protection de l’État.

Contexte

[3]  La demanderesse a vécu plusieurs années dans une relation de violence avec son conjoint de fait. Elle habitait alors avec lui et leurs deux enfants en Ouganda. Elle affirme que son ex‑conjoint est riche et a de bonnes relations en Ouganda.

[4]  La demanderesse affirme qu’elle s’est rendue au Rwanda en 2015 pour habiter avec la famille de sa mère, mais sa famille l’a rejetée et elle est donc retournée auprès de son conjoint en Ouganda. En 2017, son conjoint l’a envoyée aux États-Unis, lui disant qu’il viendrait la rejoindre plus tard. Après son arrivée aux États-Unis, il lui a dit qu’il était dans une relation avec une autre femme et qu’elle ne devait pas retourner en Ouganda.

[5]  Dans sa demande d’asile, la demanderesse dit craindre que son ex-conjoint cherche à engager des gens pour lui faire du mal ou la tuer si elle retourne en Ouganda ou au Rwanda. Elle croit ne pas être en mesure de retourner au Rwanda sans que son ex-conjoint le sache, et qu’elle ne serait donc pas sécurité au Rwanda.

[6]  La demanderesse affirme également ne pas pouvoir bénéficier du soutien de sa famille au Rwanda, puisqu’elle croit que sa famille dirait à son ex-conjoint où elle se trouve si elle y retournait.

Décision de la SAR

[7]  Devant la SAR, la demanderesse a soulevé deux motifs d’appel : 1) la conclusion en matière de crédibilité de la SPR contredit sa décision; 2) la SPR a commis une erreur en n’évaluant pas les risques posés par la propre famille de la demanderesse.

[8]  Dans sa décision, la SAR a conclu qu’il n’y avait aucune contradiction dans les conclusions de la SPR. La SPR a jugé la preuve présentée par la demanderesse crédible, mais insuffisante pour établir le bien-fondé de sa demande d’asile. La SAR a souscrit à cette conclusion au paragraphe 17 des motifs de sa décision [motifs de la décision de la SAR] :

Les conclusions de la SPR n’ont rien de contradictoire. Conclure […] que le récit et les convictions de l’appelante sont crédibles n’équivaut pas […] à juger que l’appelante a établi le bien-fondé de sa demande d’asile. L’argument ne tient pas compte du fait que la crédibilité n’est qu’un des deux critères à considérer pour bien évaluer la preuve [...]. Le poids à accorder à un élément de preuve donné est établi en fonction de sa crédibilité et de sa valeur probante.

[9]  La SAR a également conclu que la SPR « a évalué correctement la protection offerte par l’État au Rwanda et a bien apprécié les éléments de preuve pertinents et probants liés à cet aspect de la demande d’asile » (motifs de la décision de la SAR, par. 22). Cette évaluation comprenait entre autres le risque que pourrait poser la famille de la demanderesse.

[10]  En ce qui a trait à la protection de l’État, la SAR a conclu ce qui suit aux paragraphes 26 et 27 :

La jurisprudence concernant la protection de l’État dans le contexte d’une demande d’asile présentée à la SPR a été correctement énoncée par le commissaire de la SPR [...] : [traduction] « Un État qui a le contrôle de son territoire est présumé capable de faire des sérieux efforts pour protéger ses citoyens; il incombe au demandeur d’asile de réfuter cette présomption au moyen d’une preuve claire et convaincante que l’État ne peut ou ne veut pas le protéger. » Le commissaire de la SPR a cité un passage pertinent des Directives du président : « Les décideurs doivent examiner la preuve démontrant l’absence de protection de l’État si l’État et ses mandataires dans le pays d’origine de la revendicatrice ne voulaient pas ou ne pouvaient pas assurer une protection appropriée contre la persécution fondée sur le sexe. » Le commissaire de la SPR a ensuite conclu que, dans le cas de l’appelante (à supposer que « pays d’origine » se rapporte au « pays de nationalité »), le Rwanda a la volonté et la capacité de fournir une protection adéquate contre la persécution fondée sur le sexe. Le commissaire de la SPR a conclu que l’appelante n’a pas fourni de preuve claire et convaincante que l’État rwandais ne pourrait pas ou ne voudrait pas la protéger en cas de besoin. Je souscris à l’énoncé de droit et à l’évaluation de la preuve du commissaire de la SPR.

Dans cette affaire, la présomption est que le Rwanda peut protéger ses citoyens. Le critère est le caractère adéquat. Comme cette présomption est réfutable, il incombait à l’appelante de démontrer, au moyen d’une preuve claire et convaincante, que le commissaire de la SPR a commis une erreur en concluant que le Rwanda offrirait une protection adéquate à une femme dans les circonstances de l’appelante.

Questions à trancher

[11]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse soulève les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la décision de la SPR?

  2. La SPR a-t-elle commis une erreur en omettant d’évaluer le risque que représente pour la demanderesse sa propre famille?

  3. L’analyse de la protection de l’État effectuée par la SAR est-elle raisonnable?

Norme de contrôle

[12]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, par. 35 [Huruglica]).

[13]  Pour ce qui est de la norme de contrôle applicable à la conclusion de la SAR quant à la protection de l’État, la norme applicable est également celle de la décision raisonnable (Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1157, par. 23).

Analyse

A.  La SAR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la décision de la SPR?

[14]  La demanderesse soutient que la SAR n’a pas effectué un examen approprié de la décision de la SPR. Elle fait valoir que, selon l’arrêt Huruglica (par. 103), la SAR doit examiner les décisions de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte et effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis les erreurs alléguées.

[15]  La demanderesse soutient que la SAR s’en est tout simplement remise aux conclusions de la SPR, en plus de ne pas avoir adéquatement examiné la preuve et évalué le bien‑fondé de sa demande d’asile. Ses observations à cet égard font référence au fait que la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle ses antécédents en matière de violence étaient crédibles. À l’instar de la SPR, la SAR a accepté la preuve présentée par la demanderesse en ce qui concerne la violence. La SAR a déclaré ce qui suit au paragraphe 21 : « Le commissaire de la SPR a admis la preuve fournie dans le FDA au sujet des circonstances et des événements passés, et il a précisé qu’il n’était pas nécessaire de raconter de nouveau les mêmes événements à l’audience. »

[16]  La demanderesse soutient qu’il n’est pas possible que la SAR, après avoir effectué une analyse adéquate de la preuve, admette ses antécédents en matière de violence mais conclue par la suite qu’elle n’avait pas établi une crainte fondée de persécution au Rwanda. La demanderesse soutient essentiellement que la SAR n’a pas dûment tenu compte de la preuve et n’a pas su reconnaître que son ex-conjoint avait les moyens de la poursuivre au Rwanda, et qu’il l’a poursuivrait, étant donné sa richesse, son pouvoir, son influence et le fait que le Rwanda est un pays voisin de l’Ouganda.

[17]  La conclusion de la SAR concernant cette question se trouve au paragraphe 23 :

L’appelante affirme que son ancien conjoint [traduction] « ne tolérera pas que l’appelante vive aussi près de lui », c’est-à-dire au Rwanda, et qu’il « se vengera ». Elle soutient que son ancien conjoint, l’agent de sa persécution, a des relations avec des hauts plac[é]s en Ouganda, et qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il s’en serve pour la retrouver et lui poser préjudice au Rwanda. Selon l’appelante, si elle est victime de sévices, voire morte, les refuges et les centres pour femmes du Rwanda lui seront peu utiles. Elle soutient que la protection de l’État ne lui sera pas offerte au Rwanda, principalement parce qu’elle subira des sévices et qu’elle pourrait être tuée avant qu’elle demande de l’aide. Ce sont essentiellement les mêmes arguments qui ont été soumis au commissaire de la SPR et que le commissaire de la SPR a qualifiés d’hypothétiques. Comme [il est souligné] plus haut, le commissaire de la SPR note que les convictions de l’appelante quant à l’influence de son ancien conjoint ne s’appuient sur aucune preuve. Selon la preuve qui m’a été soumise, les convictions de l’appelante quant à l’influence probable de son ancien conjoint ne suffisent pas à démontrer que son ancien conjoint pourrait la poursuive au Rwanda. Je souscris à la conclusion du commissaire de la SPR.

[18]  Il n’était pas déraisonnable de la part de la SAR (ou de la SPR) de conclure que les antécédents en matière de violence de la demanderesse étaient crédibles et d’admettre qu’elle a la « conviction » que son ex-conjoint la poursuivra dans un autre pays, mais de ne pas être d’accord avec l’interprétation de la demanderesse quant à ces antécédents et sa prédiction. La « conviction » de la demanderesse n’est pas suffisante pour établir qu’elle sera exposée à un risque aux mains de son ex-conjoint dans un autre pays. C’est d’autant plus vrai que rien n’indique que son ex-conjoint l’ait poursuivie au Rwanda par le passé ou qu’il ait tenté de la poursuivre au Canada. En fait, selon la preuve, il ne voulait pas qu’elle retourne en Ouganda.

[19]  Bien que la demanderesse affirme que la SPR l’a empêchée de témoigner à propos de la violence qu’elle a vécue, cette question ne peut être examinée en l’espèce, puisqu’il s’agit du contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Néanmoins, cette affirmation n’est aucunement corroborée par le dossier, et la demanderesse n’a présenté aucune demande en vue de déposer de nouveaux éléments de preuve devant la SAR.

[20]  Une lecture simple de la décision de la SAR indique que la SAR a dûment examiné la question.

B.  La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant d’examiner le risque que représente pour la demanderesse sa propre famille?

[21]  La demanderesse soutient que si elle devait retourner au Rwanda, elle dépendrait de sa famille, qui dirait à son ex-conjoint où elle se trouve.

[22]  La SAR a répondu à cet argument en faisant remarquer que la demanderesse n’avait fourni aucune preuve objective à l’appui de cette affirmation. La SAR a pris note des problèmes de la demanderesse avec sa famille au Rwanda, notamment que sa famille avait refusé de la soutenir lorsqu’elle lui a demandé de l’aide en 2015.

[23]  La SAR a également précisé que la conclusion de la SPR était que, même si la demanderesse croyait que son ex-conjoint avait donné de l’argent à sa famille, elle n’en avait aucune preuve (motifs de la décision de la SAR, par. 22). Dans le témoignage qu’elle a rendu devant la SPR concernant sa famille, la demanderesse a indiqué que les membres de sa famille étaient négligents et ne voulaient pas l’aider. Elle n’a pas expressément affirmé qu’ils lui avaient causé du mal de façon délibérée, pas plus qu’elle n’a fourni de preuve que son ex-conjoint avait cherché à influencer sa famille par le passé (ou qu’il exerçait une influence actuellement). Par conséquent, la SAR a conclu que le risque posé par sa famille était en grande partie fondé sur des suppositions.

[24]  La SAR est arrivée à la même conclusion que la SPR concernant cette question, mais cela ne veut pas dire que la SAR a omis d’examiner la preuve. La SAR a affirmé avoir examiné la preuve et a conclu que la crainte de la demanderesse à l’égard de sa famille découle de celle qu’elle entretient pour son ex-conjoint, ce qui correspond exactement à la conclusion de la SPR. La SAR a ensuite soupesé cette crainte par rapport à la présomption de la protection de l’État, tout comme la SPR l’avait fait, et elle est parvenue à la même conclusion, à savoir que la preuve présentée n’était pas suffisante pour réfuter la présomption de la protection de l’État. En procédant à l’analyse, en tirant sa propre conclusion et en précisant si elle était en accord ou non avec la conclusion de la SPR, la SAR a effectué une analyse raisonnable du dossier selon la norme de la décision correcte.

[25]  La présente affaire est semblable à l’affaire Olivares Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 443, par. 20 [Sanchez], dans laquelle la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire parce que la demanderesse n’était pas en mesure de fournir une preuve objective démontrant que l’agent persécuteur cherchait à la retrouver. La Cour a conclu qu’il était encore moins probable que l’agent persécuteur se lance à sa recherche, puisqu’il avait déjà « obtenu ce qu’il recherchait » (Sanchez, par. 20).

[26]  Dans l’affaire qui nous occupe, l’ex-conjoint de la demanderesse lui a expressément demandé [traduction] « de le laiss[er] tranquille », ce qu’elle fera si elle retourne au Rwanda (motifs de la décision de la SAR, par. 22). La demanderesse n’a pas démontré que son ex‑conjoint aurait la motivation nécessaire pour la poursuivre au Rwanda ou que sa famille l’aiderait si c’était le cas. En l’absence de preuve, la conclusion de la SAR est raisonnable. Elle a appliqué le bon critère juridique à son analyse de la décision de la SPR.

C.  La conclusion de la SAR concernant la protection de l’État est-elle raisonnable?

[27]  La SAR s’est penchée sur l’évaluation effectuée par la SPR de la situation dans le pays et a reconnu que bien qu’il [traduction] « reste encore d’importants obstacles sociaux qui empêchent les femmes rwandaises de jouir pleinement de tous leurs droits protégés par la loi, [...] le droit canadien des réfugiés n’exige pas que la protection de l’État soit parfaite » (motifs de la décision de la SAR, par. 32). La SAR a conclu que, bien que la demanderesse croie que l’État ne l’aidera pas avant qu’il ne soit trop tard, cela ne suffit pas à réfuter la présomption de la protection de l’État.

[28]  La SAR a conclu que la situation au Rwanda n’était pas parfaite, mais la demanderesse n’a pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État et à prouver qu’elle ne serait pas en mesure de recevoir cette protection (motifs de la décision de la SAR, par. 27). La SAR a apprécié et évalué la preuve relative à la situation dans le pays et a conclu qu’il y existait une protection adéquate de l’État (motifs de la décision de la SAR, par. 29). La conclusion de la SAR est compatible avec la preuve et est donc raisonnable.

[29]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[30]  Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2974-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’il n’y a aucune question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de décembre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2974-19

 

INTITULÉ :

JANE HARRIET MULIISA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 octobre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge McDonald

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 novembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Mojdeh Shahriari

 

Pour la demanderesse

 

François Paradis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mojdeh Shahriari

Avocate

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.