Date : 20191118
Dossier : IMM‑2136‑18
Référence : 2019 CF 1444
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 18 novembre 2019
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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FAYSAL ALI NUR
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Faysal Ali Nur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté son appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) portant qu’il n’est pas un réfugié. La décision de la SAR repose en grande partie sur la crédibilité. Le demandeur fait valoir que lorsqu’elle a évalué cette question, la SAR a commis un certain nombre d’erreurs qui justifient d’annuler sa décision.
[2]
Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable.
I.
Contexte
[3]
Le demandeur est citoyen somalien et membre du clan Sheikhal. Il affirme que sa famille a commencé à recevoir des menaces d’Al‑Shabaab lorsqu’ils ont ouvert un restaurant en 2015. Al‑Shabaab a fini par réduire le restaurant en cendres et la famille a fui la Somalie. En novembre 2016, ils se sont rendus en Éthiopie où ils sont restés jusqu’en mars 2017.
[4]
Des dispositions ont été prises pour faire entrer clandestinement le demandeur au Canada où il est arrivé le 25 mars 2017. Il a présenté une demande d’asile alléguant qu’Al‑Shabaab et le clan majoritaire Hawadle l’exposeraient à des risques s’il était renvoyé en Somalie.
[5]
La SPR a instruit sa demande d’asile le 26 juin 2017 et l’a rejetée le jour même en délivrant des motifs succincts de vive voix. Soulignant que le demandeur ne disposait d’aucune pièce d’identité principale pour établir son identité, la SPR a estimé qu’il ne s’était pas suffisamment efforcé d’obtenir d’autres éléments de preuve afin de s’acquitter de l’obligation de prouver son identité. La preuve qu’il a soumise d’un individu qu’il connaissait en Somalie et celle intéressant sa connaissance du pays n’ont pas établi son identité. La SPR s’est dite disposée à reconnaître que le demandeur était [TRADUCTION] « Somalien d’un point de vue ethnique, mais que rien ne l’empêchait d’avoir obtenu une autre nationalité »
(décision de la SPR à la p. 4). La SPR a donc rejeté la demande d’asile conformément à l’article 106 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et à l’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, car le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir son identité.
[6]
Le demandeur a interjeté appel devant la SAR. Il a soumis de nouveaux éléments de preuve, soit un affidavit souscrit par son père et une convention de bail signée par ce dernier, afin de corroborer son témoignage portant que sa famille avait récemment quitté l’Éthiopie pour s’installer au Kenya. Il a aussi soumis un article de journal traitant des violences commises par des militants Al‑Shabaab. Comme la décision de la SAR est au cœur de la demande de contrôle judiciaire, elle sera analysée plus en détail ci‑après. En bref, la SAR a conclu que la convention de bail n’était pas crédible et l’a donc rejetée. Elle a également rejeté l’affidavit du père, car la convention de bail s’y rapportait et a estimé que l’article de journal n’était pas pertinent au regard des questions dont elle était saisie.
[7]
La SAR a estimé que certaines des conclusions de la SPR en matière de crédibilité étaient incorrectes, mais elle a conclu, en se basant sur sa propre évaluation de la preuve, que le demandeur n’avait pas établi son identité. Elle a estimé que les réponses du demandeur aux questions relatives à son identité n’étaient pas crédibles, qu’elles manquaient de clarté en ce qui touchait ses efforts pour contacter sa famille, et qu’elles étaient contradictoires en ce qui regardait sa soi-disant détention par la police en Éthiopie.
[8]
La SAR a estimé que la SPR avait eu tort d’imposer au demandeur le fardeau déraisonnable d’obtenir des papiers d’identité de Somalie, étant donné qu’il était difficile de s’en procurer à cause de la situation dans le pays. La SAR a toutefois conclu que la SPR n’avait pas fait d’erreur dans son évaluation de la preuve fournie par le demandeur ni lorsqu’elle a estimé qu’il n’avait pas établi avoir déployé suffisamment d’efforts pour obtenir d’autres éléments de preuve corroborants.
[9]
Pour ces motifs, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et confirmé, aux termes du paragraphe 111(1) de la LIPR, la décision de la SPR portant qu’il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.
II.
Questions à trancher et norme de contrôle
[10]
La présente affaire soulève deux questions à trancher :
- La décision de la SAR concernant l’identité du demandeur est-elle raisonnable?
- La SAR a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur en ne tenant pas d’audience?
[11]
La première question englobe celles soulevées par le demandeur en ce qui touche l’évaluation par la SAR de sa crédibilité, son examen de la preuve du témoin qui le connaissait en Somalie, les questions intéressant la convention de bail et l’affidavit du père du demandeur, ainsi que celle de savoir si la SAR lui a imposé le fardeau déraisonnable d’établir qu’il n’avait pas d’autre nationalité.
[12]
La première question est soumise à la norme du caractère raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux par. 44 et 59 [Khosa]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au par. 35 [Huruglica]; voir l’analyse dans Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145, aux par. 11 à 26 [Rozas del Solar]). Par conséquent, la Cour ne reviendra sur la décision de la SAR que si elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47 [Dunsmuir]). Pour autant que l’issue respecte sans peine les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, il n’est pas loisible à la Cour de procéder à une nouvelle pondération de la preuve ni de substituer à la décision l’issue qu’elle estime préférable (Khosa, aux par. 59 et 61).
[13]
Comme l’explique le juge Donald Rennie dans Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 [CPR], la Cour n’applique à proprement parler aucune analyse de la norme de contrôle en ce qui touche la question de l’équité procédurale. Elle doit plutôt être convaincue que le devoir d’équité procédurale a été respecté. Comme le résumait le juge Denis Gascon dans Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, au par. 52 :
Il appartient à la cour de révision de prendre cette décision et, dans la conduite de cet exercice, de se demander [traduction] « si le processus suivi était juste et équitable, en se concentrant sur la nature des droits fondamentaux en cause et sur les conséquences en résultant pour la personne » (CPR, au para 54). Autrement dit, la cour de révision doit déterminer si le processus administratif suivi par le décideur présente le degré d’équité requis compte tenu des circonstances de l’espèce (Aleaf c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 445, au para 21).
III.
Analyse
A.
La décision de la SAR concernant l’identité du demandeur est-elle raisonnable?
[14]
Le demandeur soutient que la SAR a répété les erreurs de la SPR lorsqu’elle a évalué sa crédibilité, et fait remarquer qu’aucun de ces tribunaux n’a tiré de conclusion explicite à ce sujet ou à l’égard de son témoignage. Une conclusion défavorable en matière de crédibilité doit reposer sur des motifs clairs et convaincants, sans quoi la décision est déraisonnable (Armson c Canada (Emploi et Immigration) (1989), 9 Imm LR (2d) 150, [1989] ACF 800 (QL) (CAF), au par. 20). L’absence de conclusions claires en matière de crédibilité a empêché la SAR d’évaluer la portée des erreurs particulières commises par la SPR. Là où la première a repris ces erreurs à son compte, il était impossible pour la Cour d’évaluer quelle incidence elles ont eue sur l’analyse de la SAR. Cela a pour conséquence de rendre la décision déraisonnable.
[15]
Je ne suis pas de cet avis. Même si les conclusions en matière de crédibilité doivent effectivement reposer sur des motifs clairs et convaincants, je ne crois pas que la SAR a failli à cet égard. Elle cite deux exemples précis pour justifier sa conclusion défavorable en matière de crédibilité, notamment les contradictions qu’elle a relevées dans la preuve touchant aux contacts du demandeur avec sa famille et la déclaration incohérente de ce dernier concernant sa détention par la police. Il ne s’agit pas là de conclusions voilées ou implicites en matière de crédibilité, et la SAR n’a pas commis d’erreur en n’énumérant pas de façon exhaustive tous les motifs qui fondent son évaluation défavorable quant à la crédibilité. Je rejette cette partie de l’argument du demandeur.
[16]
Le demandeur fait valoir en outre que l’évaluation par la SAR de divers éléments de la preuve est déraisonnable. Avant d’aborder les préoccupations particulières qu’il soulève, il est important de rappeler deux propositions essentielles qui orientent le reste de mon analyse. Premièrement, comme le faisait remarquer le juge Alan Diner dans Rozas del Solar, au paragraphe 122, la SAR est tenue d’effectuer son propre examen de la preuve :
Dans l’arrêt Huruglica, la Cour d’appel fédérale n’a pas expressément utilisé le terme « examen indépendant ». Néanmoins, il a été conclu, dans des décisions postérieures à l’arrêt Huruglica, que cet arrêt appuyait la proposition selon laquelle la SAR doit faire examen approfondi, complet et indépendant (voir, à titre d’exemple, la décision Gabila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 574, au paragraphe 20; Marin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 847, aux paragraphes 32–33.
[17]
Deuxièmement, suivant les motifs expliqués par la juge Mary Gleason dans Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 [Rahal], au paragraphe 42, la cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard des conclusions factuelles du décideur, en particulier celles qui touchent à la crédibilité. Cependant, s’agissant du rôle limité que sont appelés à jouer les cours de révision dans de telles affaires, un certain nombre de principes permettent de définir les attributs d’une évaluation raisonnable de la crédibilité, à savoir notamment que les contradictions étayant une conclusion défavorable doivent être réelles et non triviales ou négligeables et qu’une « conclusion générale, imprécise, floue et non motivée quant à la crédibilité pourrait être infirmée par la cour de révision (voir, par exemple, l’arrêt Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199, [1991] ACF no 228 (CAF) »
(Rahal, aux par. 43 à 46).
[18]
C’est avec ce cadre à l’esprit que je me tourne maintenant vers les arguments que fait valoir le demandeur quant aux diverses conclusions en matière de crédibilité tirées par la SAR en ce qui touche son identité. Le demandeur soutient que la SAR a commis quatre erreurs : i) en relevant des contradictions dans la description de ses contacts avec sa famille et de l’incident avec la police; ii) en rejetant le témoignage de son ami de Somalie au motif que la preuve était obscure et mal traduite; iii) en rejetant l’affidavit du père en raison des problèmes relevés dans la convention de bail; iv) en lui imposant le fardeau déraisonnable d’obtenir des papiers d’identité, et en concluant qu’il ne s’était pas suffisamment efforcé d’obtenir des éléments de preuve corroborants de sa famille élargie.
1)
Contradictions dans le récit
[19]
La SAR a estimé que le témoignage du demandeur était incohérent à l’égard de plusieurs questions clés liées à son identité. Selon elle, il n’avait pas répondu directement aux questions qui lui ont été posées au sujet de ses communications avec sa famille et sa description des difficultés qu’il avait eues à les contacter tranchait avec le fait qu’il savait qu’ils avaient quitté l’Éthiopie pour le Kenya. Par ailleurs, la SAR a déclaré que le demandeur avait fourni une preuve incohérente quant à ses interactions avec la police éthiopienne, soulignant que même s’il avait « déclaré que […] il avait été détenu par la police pendant une semaine et que son père avait dû verser un pot‑de‑vin pour obtenir sa mise en liberté »
, cela n’était pas mentionné dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (décision de la SAR, au par. 22). La SAR a rejeté son explication selon laquelle il n’avait pas été formellement arrêté ou accusé, et qu’il ne s’agissait pas d’une détention « officielle »
. Compte tenu de ces problèmes, elle a conclu que le demandeur « manquait de crédibilité au sujet des aspects qui portaient précisément sur son identité »
(décision de la SAR, au par. 23).
[20]
Le problème avec ces conclusions vient de ce qu’elles ne sont pas étayées par la preuve. Premièrement, la SAR amalgame le témoignage du demandeur concernant les problèmes qu’il a eus à contacter sa famille alors qu’ils vivaient sans statut juridique en Éthiopie, et sa déposition concernant ses contacts avec eux après leur installation au Kenya. Deuxièmement, rien dans le dossier n’appuie la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur aurait déclaré qu’il avait été détenu par la police pendant une semaine. Son témoignage indique plutôt qu’il n’a jamais été officiellement emprisonné, mais plutôt que la police l’a mis sous garde et que son père est aussitôt venu verser un pot‑de‑vin pour qu’il soit relâché.
[21]
La question de l’identité est au cœur des demandes d’asile, et constitue plus généralement « la pierre d’assise du régime canadien de l’immigration »
(Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gebrewold, 2018 CF 374, au par. 21). Il n’était pas raisonnable que la SAR tire des conclusions défavorables en matière de crédibilité à l’égard d’une question aussi essentielle en se basant sur une mauvaise interprétation des éléments de preuve clés s’y rapportant. Même si ces erreurs auraient pu ne pas suffire à justifier l’annulation de la décision, leur combinaison à d’autres erreurs analysées plus loin rend la décision de la SAR déraisonnable.
2)
La preuve de l’ami originaire de Somalie
[22]
Tentant d’établir son identité, le demandeur a localisé quelqu’un au Canada qu’il connaissait en Somalie. Il a déclaré avoir rencontré ce témoin en 2010 à Mogadiscio. Ils avaient passé deux mois à faire différentes choses ensemble, alors que le demandeur était en congé scolaire. Ayant cessé de communiquer, ils ne se sont retrouvés qu’au Canada.
[23]
La SAR a estimé que la SPR avait eu tort de conclure que la rencontre fortuite du demandeur et du témoin au Canada manquait de vraisemblance. Elle a toutefois déterminé que ces derniers manquaient de crédibilité après avoir relevé d’importantes disparités dans leur témoignage :
Néanmoins, j’ai examiné le témoignage du témoin ainsi que la preuve et j’estime que le témoin et [le demandeur] manquaient de crédibilité au sujet d’un aspect crucial. Selon la déclaration du témoin, ce dernier travaillait [traduction] « comme mécanicien à Mogadiscio pour l’oncle du demandeur d’asile ». À aucun moment au cours du témoignage du témoin ce dernier n’a déclaré qu’il travaillait pour l’oncle [du demandeur]. Lorsque [le demandeur] a été questionné par la SPR au sujet de la façon dont il avait fait la connaissance du témoin, il a déclaré ce qui suit : [traduction] « Lorsque j’ai rendu visite à mon oncle en 2010, il m’a emmené au garage du témoin. » Lorsque [le demandeur] a été précisément invité à dire à qui appartient le garage, il a déclaré que le garage [traduction] « appartenait à d’autres personnes ». Même si ce témoignage semble avoir évolué lorsque l’interprète a mentionné qu’il n’était pas certain de ce qui avait été dit exactement, à savoir s’il appartenait [traduction] « au témoin ([le demandeur]) ou à d’autres personnes », à aucun moment quelqu’un n’a dit que le garage appartenait à l’oncle [du demandeur], comme il a été mentionné dans la déclaration du témoin. Par conséquent, j’estime que ces éléments de preuve minent la crédibilité de la relation entre le témoin et [le demandeur].
(Décision de la SAR, au par. 32; renvois omis.)
[24]
Le demandeur soutient que la SAR a mal compris l’explication offerte quant à l’identité du propriétaire du garage, et qu’elle n’a, de ce fait, pas adéquatement évalué cette preuve. Il ajoute que la SAR a eu tort de ne pas tenir d’audience afin de dissiper la confusion ayant découlé des problèmes de traduction, et qu’il est déraisonnable de fonder une conclusion défavorable en matière de crédibilité sur une vision microscopique des faits.
[25]
Je suis de cet avis. L’examen par la SAR de cette preuve comporte plusieurs erreurs, notamment son défaut d’expliquer pourquoi elle a jugé ce détail « crucial »
en ce qui touche l’identité du demandeur, son défaut d’analyser l’explication qu’il a offerte au sujet du malentendu ayant trait à l’identité du propriétaire du garage, et son défaut de tenir une audience et de donner au demandeur la possibilité de s’expliquer quant à un problème surgi uniquement après la traduction de son témoignage devant la SPR, et qui aurait dû, à tout le moins, soulever des doutes quant à ce qui s’était réellement passé.
[26]
La SAR a fini par conclure que le témoin ne connaissait le demandeur que depuis peu, et qu’il ne pouvait pas établir son identité ou sa nationalité somalienne. La difficulté avec cette conclusion vient de ce qu’il est impossible d’établir de quelle manière, le cas échéant, la conclusion défavorable en matière de crédibilité tirée précédemment a influencé cette évaluation.
[27]
Il vaut la peine de rappeler les principes énoncés dans Rahal, notamment le fait que si une conclusion défavorable en matière de crédibilité repose sur une contradiction dans le témoignage, la disparité doit être « réelle […] et non pas illusoire […] »
, et que le décideur « ne peut pas monter en épingle des contradictions purement banales ou dérisoires pour rejeter une demande »
(au par. 43). J’estime que c’est précisément ce qu’a fait la SAR à l’égard de cet élément de preuve, et son évaluation ne peut subsister.
3)
Le rejet de l’affidavit du père
[28]
Le demandeur a déposé devant la SAR d’autres éléments de preuve pour tenter de corriger les lacunes relevées par la SPR quant aux efforts qu’il avait déployés pour obtenir de sa famille une preuve corroborant son identité. Cette preuve comprenait notamment un affidavit de son père, ainsi qu’une convention de bail que ce dernier avait signée au Kenya. Le demandeur tentait d’affermir sa preuve portant qu’il ne pouvait pas contacter sa famille lorsque leur existence en Éthiopie était précaire, mais qu’il arrive désormais à communiquer avec eux depuis qu’ils se sont installés au Kenya.
[29]
La SAR a estimé qu’il manquait d’importants détails dans la convention de bail, comme l’adresse précise des lieux, le numéro de boîte postale de l’adresse du propriétaire, et a également relevé une faute d’orthographe dans le document. Elle s’est fondée sur ces problèmes pour conclure que la convention de bail manquait de crédibilité.
[30]
La SAR a alors conclu que l’affidavit du père du demandeur était remis en doute parce qu’il accompagnait la convention de bail et a cité un précédent établissant que « la présentation d’un document faux ou comportant des irrégularités peut avoir une incidence sur le poids accordé aux autres documents fournis par [la partie], en particulier lorsqu’ils sont interreliés, ainsi que sur la crédibilité générale [du demandeur] »
. Elle a donc rejeté l’affidavit parce qu’il n’était pas « nouveau »
au sens du paragraphe 110(4) de la LIPR et qu’il manquait également de crédibilité (décision de la SAR, au par. 13).
[31]
Le demandeur a fait valoir que le rejet par la SAR de l’affidavit de son père, un élément de preuve crucial étayant la question essentielle de son identité, était déraisonnable. En généralisant à l’affidavit ses préoccupations concernant la fiabilité de la convention de bail et en n’examinant pas séparément la crédibilité de l’affidavit lui-même, la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle.
[32]
Je suis de cet avis. Il est maintenant établi en droit que la SAR doit examiner chaque élément de preuve séparément, et même si des préoccupations liées à l’authenticité de documents soumis par un demandeur peuvent justifier de soumettre à un examen minutieux les autres éléments présentés à l’appui de la demande, il n’est ni raisonnable ni justifiable de regrouper les éléments de preuve et de les considérer comme une masse indifférenciée (Hohol c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 870, au par. 29). La SAR doit plutôt examiner les éléments de preuve individuellement, et elle peut alors tirer des conclusions globales concernant la crédibilité ou le caractère suffisant de la preuve prise dans son ensemble. En l’espèce, la SAR était tenue de se demander si d’autres aspects de la preuve du père concernant l’identité du demandeur étaient crédibles. Elle ne l’a pas fait et, à mon sens, cela était déraisonnable.
4)
Le fardeau de preuve imposé au demandeur pour corroborer son identité
[33]
La SAR a convenu avec le demandeur que la SPR lui avait imposé un fardeau déraisonnable d’obtenir des papiers d’identité, compte tenu de la preuve attestant la difficulté de se procurer des documents fiables en Somalie. Cependant, elle a conclu du même coup que la preuve montrait que le demandeur avait de la famille élargie en Somalie et au Kenya, mais qu’il ne s’était pas suffisamment efforcé d’obtenir des éléments corroborant sa présence dans les pays où il prétendait avoir vécu, ou confirmant sa citoyenneté somalienne.
[34]
La SAR cite le témoignage du demandeur durant lequel il avait déclaré qu’il était possible d’obtenir des documents scolaires, mais qu’il ne l’avait pas fait. Par ailleurs, elle a écarté la lettre qu’il avait obtenue de Dixon Community Services, selon laquelle il avait démontré qu’il parlait le Somalien, connaissait la géographie de ce pays et répondu à des questions précises concernant son clan. La SPR avait estimé que cette preuve avait une valeur probante limitée, ce qu’a convenu la SAR.
[35]
Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en lui imposant le fardeau déraisonnable d’obtenir une preuve corroborant son identité. En l’espèce, la SAR elle-même a estimé que la SPR avait eu tort d’imposer une telle obligation, mais elle a ensuite conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté d’un fardeau semblable. Le demandeur fait par ailleurs valoir que la SAR a ignoré ou écarté de manière déraisonnable la preuve qu’il a soumise sur la question, notamment son explication quant aux difficultés qu’il avait eues à contacter sa famille, le témoin qu’il connaissait de Somalie et la lettre de Dixon Community Services.
[36]
J’estime que la manière dont la SAR a traité une partie de cette preuve est déraisonnable. Par exemple, le demandeur a déclaré durant son témoignage qu’il lui était possible d’obtenir des documents scolaires de la Somalie, ce qui a amené la SAR à conclure qu’il aurait dû tenter de le faire et que son défaut à cet égard minait sa crédibilité. De même, la SAR a estimé qu’il n’avait pas démontré avoir pris des mesures suffisantes pour tenter d’obtenir de sa famille élargie une preuve corroborante, et que cela minait sa crédibilité.
[37]
Le problème que posent les deux conclusions vient de ce que la SAR ne semble pas tenir compte du témoignage du demandeur concernant les nombreuses difficultés qu’il a rencontrées ou qu’il est susceptible de rencontrer en tâchant d’obtenir de telles pièces de la part de la Somalie, difficultés que corroborent les renseignements sur le pays. La SAR ne tient pas compte non plus de cela dans son évaluation de la preuve. Les faits en présence sont semblables à ceux de la décision Abbar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1101, dans laquelle le juge Michel Shore a conclu, au paragraphe 40, qu’il était contradictoire de conclure que la demanderesse ne pouvait être une citoyenne somalienne en raison de l’absence de preuve, alors qu’un membre de sa famille avait attesté son identité, qu’elle avait produit une lettre de Dixon Community Services étayant sa connaissance du pays et que la preuve documentaire établissait qu’il était difficile de se procurer des papiers d’identité.
[38]
De plus, la SAR n’aborde pas la preuve particulière de Dixon Community Services, directement pertinente au regard de son évaluation de l’identité. La lettre précise que le demandeur [TRADUCTION] « a obtenu un score très élevé à l’examen portant sur la géographie de la Somalie, la culture somalienne ou l’histoire, les lieux somaliens en général et la région Hiraan en particulier »
. Le demandeur a indiqué durant son témoignage qu’il avait dû répondre durant son entrevue avec l’organisme à des questions concernant des quartiers précis de Somalie, l’hymne national, et les anciens présidents du pays.
[39]
La SAR a imposé au demandeur l’obligation d’établir son identité, laquelle était en quelque sorte plus stricte que la « prépondérance des probabilités »
, mais peut-être pas aussi exigeante que la norme « hors de tout doute raisonnable »
. À mon sens, l’analyse de la SAR sur ce point était, de ce fait, déraisonnable (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 169, aux par. 4 à 6).
5)
Résumé
[40]
Le contrôle judiciaire suivant la norme du caractère raisonnable oblige la Cour à déterminer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir, au par. 47). La décision doit cadrer avec les principes « de justification, de transparence et d’intelligibilité »
(Khosa, au par. 59). Comme l’expliquait le juge Russel Zinn dans Jakutavicius c Canada (Procureur général), 2011 CF 311, au par. 31 : « Le critère de justification exige que le décideur concentre son attention sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents. Le critère de transparence exige que le décideur énonce clairement le fondement de la décision à laquelle il est arrivé. Le critère d’intelligibilité exige que le décideur en arrive à un résultat qui découle clairement des motifs donnés »
.
[41]
En d’autres termes, lors du contrôle judiciaire suivant la norme déférente du caractère raisonnable, un enjeu clé est de savoir si le processus et la décision attestent que le décideur a véritablement effectué « un examen approfondi »
de la preuve, en appliquant le critère juridique approprié. La perfection n’est pas la norme. Il faut rappeler que c’est au décideur administratif que le législateur a confié la tâche de l’examen initial des faits (en l’espèce la SPR, puis la SAR). Il faut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions d’un décideur, notamment lorsque l’enquête regarde principalement les faits et qu’elle relève de son domaine de spécialité, dans une situation où il peut y avoir avantage à être exposé plus directement aux nuances du dossier de preuve ou mieux informé du contexte politique. Si le raisonnement du décideur peut être compris et qu’il atteste que ce type d’examen approfondi a été effectué, la décision sera généralement jugée raisonnable : voir Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431.
[42]
En l’espèce, c’est surtout l’évaluation par la SAR de la preuve qui est en cause, plutôt que son interprétation des principes juridiques. Je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable, parce qu’elle ne démontre pas que cette dernière a effectué « un examen approfondi »
de la preuve dont elle était saisie quant à plusieurs aspects clés de l’affaire. Cela suffit à infirmer la décision.
[43]
Compte tenu de mes conclusions sur la question, il n’est pas nécessaire d’examiner celle de l’équité procédurale.
IV.
Conclusion
[44]
Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. Son analyse n’est pas à la hauteur de ce qu’exige la norme de contrôle du caractère raisonnable, car à mon sens, la décision n’est ni justifiable, ni transparente, ni intelligible, compte tenu de la preuve au dossier.
[45]
La décision de la SAR datée du 10 avril 2018 est infirmée et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la SAR pour qu’il la réexamine.
[46]
Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale, et aucune question de ce type ne se pose en l’espèce.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑2136‑18
LA COUR STATUE que :
Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.
La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 10 avril 2018 est infirmée et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il la réexamine.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 11e jour de décembre 2019.
Claude Leclerc, traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑2136‑18
|
INTITULÉ :
|
FAYSAL ALI NUR c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 20 DÉCEMBRE 2018
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE PENTNEY
|
DATE DES MOTIFS :
|
le 18 NOVEMBRE 2019
|
COMPARUTIONS :
Kristina Cooke
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Leanne Briscoe
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Davis & Grice
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|