Date: 20191121
Dossier : T-1337-18
Référence: 2019 CF 1481
Montréal (Québec), le 21 novembre 2019
En présence de monsieur le juge Martineau
ENTRE :
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VILLE DE LAVAL
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demanderesse
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et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
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Suivant l’article 125 de la Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, nulle terre ou propriété appartenant à l’État fédéral n’est assujettie à la taxation provinciale. Il n’empêche, en vertu du paragraphe 3(1) de la Loi sur les paiements versés en remplacement d’impôts, LRC 1985, c M-13 [LPERI], une municipalité qui lève et perçoit un impôt foncier ou un impôt sur la façade ou sur la superficie peut néanmoins s’attendre à recevoir annuellement des paiements en remplacement d’impôts, sans que soit compromise l’intégrité de l’immunité fiscale fédérale.
[2]
C’est Services publics et Approvisionnement Canada [SPAC ou décideur] qui administre le programme de paiements en remplacement d’impôt [PERI] au nom du ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux [ministre]. En l’espèce, SPAC a autorisé, le 5 juin 2018, le versement à la demanderesse, Ville de Laval, d’un montant de 1 246 097,82$ à titre de paiement en remplacement d’impôts pour l’année 2018, lequel inclut un montant de 1 130 785,83 $ en remplacement de l’impôt foncier. Le présent litige vise la légalité de l’exclusion des tunnels identifiés par le code 000TUN dans le Tableau des valeurs immobilières fédérales et des calculs finaux de PERI [Tableau] qui est joint à la décision contestée.
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Dans la preuve au dossier, on parle tantôt de « tunnels de service »
ou de « tunnels souterrains »
du pénitencier et centre de formation de Laval [Complexe Laval]. En effet, les tunnels en question contiennent la tuyauterie nécessaire pour les systèmes mécaniques d’alimentation en vapeur, de plomberie, d’électricité ainsi que d’aqueduc et d’égout, tandis qu’ils relient également les différents immeubles du Complexe Laval et permettent essentiellement au personnel d’entretien d’y accéder sans restriction. Si l’on considère que la valeur imposable des tunnels est 1 242 365 $ et que le taux de taxation est 0,030093, la demanderesse dit perdre annuellement 37 386,49 $ en revenus.
[4]
Le Procureur général du Canada, qui s’oppose à la présente demande de contrôle judiciaire, est correctement désigné comme défendeur. Il y a donc lieu de radier Service Correctionnel Canada et SPAC de l’intitulé de la cause (Règle 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106).
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Selon la demanderesse, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique en l’espèce. En bref, il n’y a pas de clause privative; la question en jeu est une pure question de droit au sujet de laquelle le décideur n’a pas plus d’expertise que cette Cour; et il ne s’agit pas d’un régime administratif distinct et particulier (Corporation de la ville de Mississauga c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2011 CF 162 aux paras 22-25[Mississauga]). En l’occurrence, il ne s’agit pas d’une détermination relative à la valeur imposable ou au taux de taxation, et au sujet de laquelle c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique selon la jurisprudence (voir Montréal (Ville) c Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14 aux paras 12-23 (généralement) et aux paras 36-38 (norme de contrôle) [Administration portuaire de Montréal]; Halifax (Regional Municipality) c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux, 2012 CSC 29 aux paras 10-13 (généralement) et aux paras 37-44 (norme de contrôle)).
[6]
Avec égard, la demanderesse n’a pas réfuté la présomption bien établie selon laquelle le décideur administratif qui applique ou interprète sa loi constitutive est assujettie à la norme de la décision raisonnable (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 aux paras 27-28). En particulier, je suis satisfait que la question de l’exclusion des tunnels de la définition de « propriété fédérale »
constitue un point technique d’interprétation législative dans un contexte très précis relevant de l’expertise spécialisée du décideur et pour lequel c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique en principe (voir McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 aux paras 28-30 [McLean]).
[7]
L’article 3 de la LPERI a clairement confié au ministre la tâche de déterminer quel sera le montant d’un paiement en remplacement d’impôts, qui sera ultimement versé à une autorité taxatrice. Cette détermination administrative est conséquente à la question de savoir si un immeuble ou un bien réel est ou non éligible. Afin d’exercer sa compétence, le ministre doit conséquemment interpréter la LPERI pour déterminer si tel ou tel immeuble ou bien réel constitue ou non une « propriété fédérale »
. D’ailleurs, en 2010, la Cour suprême a elle-même appliqué la norme de la décision raisonnable à la question de l’exclusion d’un ouvrage mentionné à l’annexe II de la LPERI de la définition de « propriété fédérale »
(Administration portuaire de Montréal au para 48).
[8]
Dans le cas qui nous occupe, le décideur a déterminé que les tunnels du Complexe Laval sont exclus de la définition de « propriété fédérale »
en vertu de l’alinéa 2(3) b) de la LPERI du fait qu’il s’agit d’ouvrages spécifiquement mentionnés au paragraphe 12 de l’annexe II de la LPERI (« Abris contre la neige, tunnels, ponts, barrages »
) [je souligne]. Pour les motifs qui suivent, la demanderesse ne m’a pas convaincu que la décision d’exclure les tunnels du Complexe Laval est déraisonnable.
[9]
Le motif particulier pour lequel les tunnels du Complexe Laval sont exclus est clair et transparent. Cela dit, bien que les ouvrages en question soient, dans les faits, des tunnels, la demanderesse invite néanmoins la Cour à déclarer aujourd’hui que le mot « tunnels »
que l’on retrouve au paragraphe 12 de l’annexe II de la LPERI ne comprend pas ce type particulier de tunnel. Invoquant la règle d’interprétation noscitur a sociis, la demanderesse note que les expressions « abris contre la neige »
, « ponts »
et « barrages »
que l’on retrouve également au paragraphe 12 renvoient à « de grandes infrastructures de transport ou de génie civil »
, ce que conteste avec raison le défendeur.
[10]
La demanderesse se fonde également sur le paragraphe 4.1 de l’annexe II de la LPERI qui se lit comme suit :
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Ainsi, selon la demanderesse, puisque le gouverneur en conseil a pris la peine de préciser au paragraphe 4.1(2) que les « tunnels »
font partie des « fortifications »
, c’est donc dire que la mention « tunnels »
au paragraphe 12 de l’annexe II ne s’applique pas à tous les tunnels, sans exception, d’autant plus que le paragraphe 8 de l’annexe II exclut spécifiquement les « murs et clôtures de pénitenciers »
. Je suis d’accord avec le défendeur que les paragraphes 4.1 et 8 de l’annexe II ne sont d’aucune utilité particulière pour interpréter la portée du paragraphe 12 de l’annexe II.
[12]
La demanderesse ne m’a pas convaincu que l’exclusion des tunnels du Complexe Laval n’est pas une « issue raisonnable possible »
(Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9). La conclusion du décideur repose sur le texte de l’alinéa 2(3)b) de la LPERI, qui renvoie lui-même aux « constructions »
, « ouvrages »
, « machines »
ou « matériel »
mentionnés à l’annexe II. Or, les « tunnels »
sont spécifiquement mentionnés au paragraphe 12. Dans le langage courant de tous les jours, les parties conviennent que les ouvrages en question sont bien des tunnels, c’est-à-dire des structures ou des galeries souterraines reliant divers bâtiments du Complexe Laval.
[13]
En l’espèce, la conclusion du décideur est en harmonie avec le sens ordinaire et grammatical du mot « tunnels »
. La demanderesse invoque la maxime noscitur a sociis, mais le problème fondamental, c’est que la demanderesse dénature le paragraphe 12 de l’annexe II pour caractériser tous les éléments comme étant de « grandes infrastructures de transport ou de génie civil »
. Or, rien n’indique que les différents ouvrages mentionnés dans cette disposition sont grands ou petits, ni qu’ils soient reliés au transport ou à la voirie, comme le suggère la demanderesse.
[14]
Force est de constater que la structure générale du paragraphe 2(3) et de l’annexe II de la LPERI est de mentionner diverses exclusions de manière concurrente (et non exclusive, il va sans dire). Ainsi, plusieurs immeubles et biens réels peuvent être exclus de la définition de « propriété fédérale »
selon l’une ou l’autre de ces dispositions. C’est à tort qu’il faudrait rechercher à tout prix une logique à toutes et chacune des exclusions ajoutées par décret à l’annexe II de la LPERI (paragraphes 1 à 13 de l’annexe II). En particulier, l’énumération du paragraphe 12 de l’annexe II permet difficilement qu’on en détache un dénominateur commun, autre qu’il s’agit de « constructions »
ou d’« ouvrages »
spécifiquement exclus de la définition de « propriété fédérale »
par l’alinéa 2(3)b) de la LPERI.
[15]
Quel lien rationnel y-a-t-il entre un abri contre la neige ou un barrage? Je l’ignore et je ne crois pas que le décideur puisse le savoir. En fait, autant les barrages que les ponts et les tunnels peuvent varier infiniment en taille ou en importance. Au passage, les barrages ne sont pas des infrastructures de transport ou de voirie. Quant au paragraphe 4.1 de l’annexe II, il s’agit simplement d’une énumération clarifiant les composantes spécifiques pour un type particulier d’ouvrage exclu, soit celui de « fortifications »
(voir le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gazette du Canada, Partie II, vol. 135, no 24, p. 2639-2641, DORS-2001-494). Enfin, le paragraphe 8 de l’annexe II ne fait qu’exclure les murs et clôtures des pénitenciers (par opposition aux murs et clôtures d’autres bâtiments fédéraux).
[16]
Je suis également conscient qu’une disposition législative ou réglementaire ne se prête pas toujours à plusieurs interprétations raisonnables. Lorsque les méthodes habituelles d’interprétation législative mènent à une seule interprétation raisonnable et que le décideur administratif en retient une autre, celle‑ci est nécessairement déraisonnable, et nul droit à la déférence ne peut justifier sa confirmation. Dans ce cas, les « issues raisonnables possibles »
se limitent nécessairement à une seule que le décideur administratif doit adopter (McLean au para 34). En l’espèce, contrairement à ce que soutient la demanderesse, nous ne sommes pas en présence de l’un de ces cas clairs où l’interprétation que suggère aujourd’hui la demanderesse était la seule possible.
[17]
C’est donc bien un cas où la Cour doit faire preuve de déférence. En effet, la LPERI prévoit une pléthore de termes à l’annexe II et de définitions plus détaillées au paragraphe 2(3) qui pourraient facilement nourrir la créativité de n’importe quel juriste. Certes, certaines déterminations administratives faites au nom du ministre par le décideur ne pourront jamais être raisonnables. Par exemple, dans Administration portuaire de Montréal, la Cour suprême a déterminé qu’un silo à grain ne pouvait tout simplement pas être considéré comme un « réservoir »
au sens du paragraphe 10 de l’annexe II. Ceci étant dit, le décideur doit ici jouir d’une certaine latitude dans l’interprétation des exclusions sans que cette Cour ne substitue sa propre interprétation (Canada (Procureur général) c Heffel Gallery Limited, 2019 CAF 82 aux paras 45-53).
[18]
Compte tenu de la conclusion à laquelle en arrive la Cour, il n’est pas nécessaire d’examiner aujourd’hui la portée de l’alinéa 2(3)a) de la LPERI qui crée une exclusion générale pour les « constructions ou ouvrages »
, à l’exception de ceux-ci qui sont énumérés aux sous-alinéas (i) à (vi). En particulier, selon le sous-alinéa 2(3)a)(i), pour qu’une construction ou un ouvrage ne soit pas exclu, il doit s’agir de « bâtiments »
dont la « destination première est d’abriter des êtres humains, des animaux, des plantes, des installations, des biens meubles ou des biens personnels »
. Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire et non d’une demande civile en jugement déclaratoire.
[19]
La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucuns dépens ne seront adjugés, les parties s’étant entendues pour que chaque partie assume ses frais.
JUGEMENT au dossier T-1337-18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée sans dépens.
« Luc Martineau »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1337-18
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INTITULÉ :
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VILLE DE LAVAL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 12 novembre 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MARTINEAU
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DATE DES MOTIFS :
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LE 21 novembre 2019
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COMPARUTIONS :
Hugues Doré-Bergeron
Jean Prud’homme
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Pour la demanderesse
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Pavol Janura
Diane Pelletier
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Services des affaires juridiques
Section droit Civil et administratif
Ville de Laval
Laval (Québec)
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Pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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