Date : 20051117
Dossier : IMM-22-05
Référence : 2005 CF 1554
Montréal (Québec), le 17 novembre 2005
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE GAUTHIER
ENTRE :
NAGAMANY, SIVANESAN
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
_1_ M. Nagamany sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (SPR) par laquelle celle‑ci a rejeté sa demande de statut de réfugié ou de personne à protéger pour le motif qu’il était visé par une exclusion aux termes de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), parce qu’il existait des raisons sérieuses de penser qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité commis par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET).
LE CONTEXTE
_2_ M. Nagamany est un Tamoul de 36 ans originaire de Jaffna, au Sri Lanka. Il affirme craindre d’être persécuté par les autorités sri‑lankaises, en particulier par l’armée et par les TLET. Il allègue que l’armée sri‑lankaise risque de le persécuter en raison de ses opinions politiques, de son appartenance aux TLET, de sa nationalité et de sa race (tamoule). Les TLET risquent également de lui faire du mal, en particulier parce qu’il a identifié deux de ses membres pendant qu’il était détenu et torturé par l’armée sri‑lankaise. Ce fait particulier ne figure pas dans son FRP, mais a été mentionné au cours d’une des trois audiences.
_3_ M. Nagamany a déclaré qu’en 1986, au moment où il achevait ses études ou venait juste de les terminer (il était alors âgé de 19 ans), il avait été contraint de travailler pour l’unité étudiante des TLET, appelée la S.O.L.T. Il a travaillé pour cette organisation toutes les fins de semaine pendant deux ans, c’est‑à‑dire jusqu’en septembre 1988, au moment où il a été arrêté et détenu par la Force indienne de maintien de la paix (FIMP) jusqu’en avril 1989. Il pense que lui et un ami ont été arrêtés dans le but d’obtenir d’eux des renseignements au sujet d’un autre de leurs amis qui était membre des TLET ou un collaborateur proche de cette organisation. Au cours des sept mois pendant lesquels il a été détenu, il a été torturé mais a finalement été libéré parce que sa mère a soudoyé ses geôliers. M. Nagamany prétend qu’il s’est rendu à Nalur et ensuite à Colombo parce qu’il était blessé et craignait la FIMP.
_4_ En mars 1990, il est retourné dans son village à Chankanai où il a habité avec ses parents dans la maison de sa soeur et de son époux jusqu’en juillet 1995. Pendant cette période, il a continué à exploiter sa propriété agricole et à travailler pour les TLET. Ses activités reliées aux TLET consistaient à faire un peu de propagande, plus précisément à distribuer des pamphlets. Il vendait également des produits en bois de rônier et remettait aux TLET le produit de ces ventes.
_5_ Il affirme que c’est parce qu’il craignait les TLET qu’il n’a pas essayé de quitter Chankanai et de se soustraire à leur emprise avant le mois de juin 1995. Il affirme que la première possibilité qu’il a eue de quitter la région s’est produite au moment où l’armée sri‑lankaise a porté la guerre dans le Nord de l’île cet été-là.
_6_ Il est alors allé vivre à Vavuniya, jusqu’en juin 1997. Pendant cette période, il a vécu avec son amie et a travaillé avec l’oncle de celle‑ci. Il a également aidé les réfugiés de son village, en essayant de leur trouver des chambres dans les maisons des personnes qu’il connaissait.
_7_ Le 30 juin 1997, son amie et lui auraient été arrêtés par l’armée après avoir été accusés par une organisation rivale d’être des espions des TLET. Ils ont tous les deux été détenus et torturés. C’est pendant cette période qu’il aurait identifié deux membres des TLET. Après sa libération, il s’est enfui à Colombo.
_8_ En octobre 1997, il a appris que son amie avait été arrêtée une nouvelle fois. Il a immédiatement quitté le Sri Lanka pour la France où il a présenté une demande d’asile qui a finalement été rejetée. En avril 2000, il a essayé de se rendre au Canada en utilisant un faux passeport, mais a été arrêté par les autorités autrichiennes et ramené en France. Il a essayé une deuxième fois, mais a encore été repris et ramené en France. À sa troisième tentative, il a réussi à se rendre au Canada et il a déposé une demande d’asile à son arrivée le 1er octobre 2002.
_9_ Au point d’entrée, il a d’abord menti à l’agent d’immigration en niant que le statut de réfugié lui avait été refusé en France.
_10_ La SPR a tenu trois audiences dans la présente affaire. Le ministre n’était pas représenté et la question de l’exclusion a été soulevée par la SPR au cours de la première audience, après que M. Nagamany eut déclaré qu’il avait travaillé pendant de nombreuses années pour les TLET. Il a alors été décidé que le bien‑fondé de sa demande serait examiné au cours de l’audience et que l’affaire serait ajournée pour lui donner le temps de se préparer pour une audience relative à l’exclusion (article 98 de la Loi qui fait référence à la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés).
_11_ Dans sa décision, la SPR examine d’abord divers aspects qui touchent la crédibilité de M. Nagamany et concernent le bien-fondé de sa demande. Pour diverses raisons, la SPR n’a pas cru que M. Nagamany avait été arrêté et détenu en 1988, ni qu’il avait vécu à Vavuniya de 1995 à 1997. Elle n’a pas non plus donné foi à son affirmation selon laquelle il avait identifié des membres des TLET.
_12_ Malgré ces conclusions importantes (cinq pages), la SPR n’en arrive à aucune conclusion au sujet de la demande présentée par M. Nagamany au sujet des articles 96 et 97 (inclusion). Elle n’a pas rejeté sa demande en raison de son absence de crédibilité et d’un manque de preuves crédibles. La SPR a choisi d’examiner les faits se rapportant à l’exclusion du demandeur et a conclu que le demandeur devait être exclu de la catégorie de réfugié parce qu’il existait des raisons sérieuses de penser qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité commis par les TLET.
_13_ Avant d’en arriver à cette conclusion, la SPR formule plusieurs conclusions qui sont pertinentes quant aux questions soulevées par le demandeur :
1) Le demandeur a travaillé pendant au moins sept ans pour les TLET. Il a participé, peut-être de façon importante, à leurs activités.
2) Le demandeur a travaillé volontairement pour les TLET et non pas parce qu’il avait peur, comme il le prétend.
3) S’il n’a pas participé directement aux crimes contre l’humanité commis par les TLET, il a eu connaissance de ces crimes à l’époque où ils ont été commis.
4) Les TLET constituent une organisation poursuivant des fins limitées et brutales.
5) Le demandeur n’a pas tenté de se dissocier des TLET dès qu’il a pu le faire.
_14_ Enfin, la SPR a rejeté l’objection soulevée par le demandeur selon laquelle l’omission de la SPR de demander l’intervention du ministre a compromis sa capacité de se prononcer de façon impartiale sur la question de l’exclusion. La SPR a jugé que, selon ses règles de procédure, la décision de convoquer le ministre était de nature purement discrétionnaire.
LES QUESTIONS EN LITIGE
_15_ Le demandeur soutient que la SPR a commis les erreurs suivantes :
i) elle n’a pas tenu une audience équitable;
ii) elle a conclu que les TLET étaient un organisme poursuivant des fins limitées et brutales;
iii) elle a mal interprété et écarté des preuves concernant la nature de sa participation aux activités des TLET et sa connaissance des atrocités commises par eux;
iv) elle a conclu qu’il était visé par la disposition en matière d’exclusion.
_16_ Le défendeur soutient que même si la SPR avait commis une erreur sur les points mentionnés ci‑dessus, cette erreur ne serait pas déterminante parce que la SPR a implicitement décidé que M. Nagamany n’avait pas présenté de preuves crédibles étayant sa demande présentée aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.
_17_ Cela a été mentionné à l’audience, je ne peux retenir cet argument. En effet, même si la SPR n’a pas cru les parties les plus cruciales de la version des faits du demandeur, elle n’a tiré aucune conclusion au sujet de la validité de la demande présentée aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.
L’ANALYSE
_18_ Les normes de contrôle applicables aux diverses conclusions de la SPR, dans le contexte de l’exclusion aux termes de la section F de l’article premier de la Convention, ont été exposées par la Cour d’appel dans Harb c. Canada (M.C.I.), _2003_ A.C.F. no 108 (C.A.F.) (QL).
_19_ Les conclusions relatives à la crédibilité et aux faits sont annulées lorsqu’elles sont manifestement déraisonnables.
_20_ La question de savoir si le demandeur était complice des crimes commis par les TLET est une question de droit et de fait à laquelle j’appliquerai la norme de la décision raisonnable. Cette norme s’applique également à la question de droit et de fait de savoir si les TLET étaient une organisation poursuivant des fins limitées et brutales. (Atabaki c. Canada (M.C.I.), _2005_ A.C.F. no 1192 (C.F.) (QL), Hussain c. Canada (M.C.I.), _2004_ A.C.F. no 1430 (C.F.) (QL), au paragraphe 30, Pushpanathan c. Canada (M.C.I.), _2002_ A.C.F. no 1207 (C.F.) (QL), aux paragraphes 35 à 40.)
_21_ S’il y a eu violation de l’équité procédurale comme cela est allégué, la décision doit être annulée (Ha c. Canada (M.C.I.), _2004_ A.C.F. no 174 (C.A.), aux paragraphes 42 à 45).
A) L’équité
_22_ Je vais tout d’abord examiner la question de savoir si le demandeur a bénéficié d’une audience équitable en l’absence du ministre, étant donné que, d’après le demandeur, la SPR et l’agent de protection des réfugiés (APR) ont joué le rôle du ministre et, par conséquent, perdu leur impartialité.
_23_ Cet argument a été soulevé dans le premier mémoire du demandeur, mais n’a pas été abordé à l’audience. Étant donné que le demandeur n’a pas officiellement renoncé à présenter cet argument, je vais brièvement en parler.
_24_ Dans Ashari c. Canada (M.C.I.), _1999_ A.C.F. no 1703 (C.A.F.) (QL), la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument de l’appelant selon lequel il y avait partialité ou crainte raisonnable de partialité parce que la SPR avait elle-même examiné la question de l’exclusion en l’absence du ministre. Dans cette affaire, l’appelant soutenait également que la SPR avait ainsi compromis la nature non contradictoire de l’instance dont elle était saisie.
_25_ Dans cette décision, la Cour d’appel fédérale a réaffirmé le principe énoncé dans Arica c. Canada (M.E.I.), _1995_ A.C.F. no 670 (C.A.F.) (QL), à savoir que la SPR a le pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu d’informer le ministre que la question de l’exclusion a été soulevée au cours d’une audience, et que l’absence du ministre ne modifie pas le droit de la SPR de se prononcer sur cette question.
_26_ Dans l’arrêt Ashari, précité, au paragraphe 7, la Cour indique clairement qu’il n’existe aucune raison de principe pour laquelle la SPR ne pourrait pas être convaincue, en se basant sur les preuves déposées par l’APR et par le demandeur, que ce dernier est visé par la clause d’exclusion.
_27_ Par conséquent, le seul fait d’avoir tenu une audience en l’absence du ministre n’a pas pour effet d’établir une crainte raisonnable de partialité. Après avoir soigneusement examiné la transcription des trois audiences, je suis convaincue qu’il n’existe absolument aucune raison de penser que la SPR a fait preuve de partialité dans la présente affaire.
B) Une organisation poursuivant des fins limitées et brutales
_28_ Le demandeur n’a pas contesté la conclusion selon laquelle les TLET ont participé à de nombreux crimes contre l’humanité, probablement pour la raison qu’il existait de nombreuses preuves au dossier qui établissaient ce fait. Il conteste toutefois la conclusion de la SPR selon laquelle il s’agissait d’une organisation poursuivant des fins limitées et brutales parce que, d’après lui, la documentation au dossier indique clairement que les TLET ont véritablement des objectifs politiques (la séparation des régions à majorité tamoule), participent à une guerre classique et font fonctionner une administration parallèle à celle du gouvernement élu dans le Nord et l’Est du Sri Lanka.
_29_ Le défendeur soutient que cette conclusion est fondée et est conforme à la décision qu’a rendue le juge Blais dans Pushpanathan, précitée, dans laquelle la Cour a confirmé qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que les TLET étaient une organisation terroriste poursuivant des fins limitées et brutales.
_30_ Le défendeur a également affirmé que ce n’était pas la première fois que la Cour fédérale était amenée à examiner les activités des TLET.
_31_ Comme la Cour dans la décision Pushpanathan, précitée, la Cour d’appel fédérale a jugé il y a plus de dix ans, dans Sivakumar c. Canada (M.E.I.), _1993_ A.C.F. no 1145 (C.A.F.) (QL), _1994_ 1 C.F. 433 (C.A.), que les TLET avaient commis des crimes contre l’humanité.
_32_ Dans Suresh c. Canada (M.C.I.), _2000_ A.C.F. no 5 (C.A.F.) (QL), la Cour d’appel fédérale a à nouveau noté que les TLET « tuent et torturent des civils innocents au hasard, commettant ainsi des actes que le droit international considère comme des “crimes contre l’humanité” ».
_33_ Le demandeur, dans l’affaire Pushpanathan, précitée, entendue par le juge Blais, soulevait le même argument que le demandeur en l’espèce, à savoir que les TLET ne commettent pas uniquement et exclusivement des crimes contre l’humanité ou des actes terroristes. Il n’est donc pas possible d’affirmer qu’il s’agit d’une organisation poursuivant des fins limitées et brutales. Cet argument a été rejeté parce qu’il n’existait aucune preuve montrant qu’il était possible de séparer les activités terroristes des TLET des autres objectifs recherchés par cette organisation. La Cour a déclaré que les TLET « ont recours à des méthodes terroristes pour parvenir à leurs objectifs et cela laisse supposer que les [TLET] sont une organisation poursuivant des fins brutales et limitées ».
_34_ Le raisonnement qu’a tenu le juge Blais dans la décision Pushpanathan, précitée, est sur ce point tout à fait conforme au point de vue que la Cour d’appel fédérale a exposé dans Moreno c. Canada (M.E.I.), _1993_ A.C.F. no 912 (C.A.F.) (QL). En règle générale, le fait d’être membre d’une organisation qui commet des crimes contre l’humanité n’entraîne pas une culpabilité par association, mais la Cour a déclaré, au paragraphe 45 de cette décision, qu’il peut y avoir une exception « lorsque l’existence même de l’organisation repose sur l’atteinte d’objectifs politiques ou sociaux par tout moyen jugé nécessaire ».
[35] En l’espèce, il n’existe non seulement aucune preuve indiquant qu’il est possible de séparer les activités répréhensibles des TLET des autres objectifs recherchés par cette organisation, mais il découle également de la liste qui se trouve aux pages 305 et 306 du dossier certifié, auxquelles le demandeur a fait référence, que l’aile politique des TLET, si nous pouvons l’appeler ainsi, est complètement distincte de cette organisation depuis 1989 et est désignée sous l’appellation People’s Front of the Liberation Tigers (PFLT).
_36_ Tout récemment, dans Kanendra c. Canada (M.C.I.), _2005_ A.C.F. no 1156 (C.F.) (QL), le juge No_l a également conclu que les TLET exerçaient des activités subversives ou terroristes. Dans cette affaire, la Cour examinait le cas d’une personne exclue aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, mais cette conclusion est peut-être pertinente en l’espèce si la Cour faisait référence à la période d’activité en cause ici.
_37_ Je mentionne cet aspect parce qu’il ne faut pas oublier qu’il convient d’évaluer la nature d’une organisation par rapport aux activités qu’elle exerçait à l’époque où le demandeur en cause y aurait joué un rôle. Par exemple, si les TLET avaient été une organisation pacifique entre 1986 et 1995, la période qui concerne la présente espèce, il ne serait pas pertinent qu’elle soit devenue une organisation terroriste après que le demandeur eut cessé d’y jouer un rôle. De la même façon, il ne serait pas non plus pertinent qu’une organisation ayant des fins brutales et limitées soit devenue une organisation pacifique ou une organisation recherchant uniquement des buts politiques après que le demandeur eut cessé d’y jouer un rôle.
_38_ Dans l’affaire Kanendra, précitée, le demandeur avait participé aux activités des TLET entre 1994 et 2001. Dans Pushpanathan, précitée, le demandeur participait aux activités des TLET entre 1975 et 1987. Dans Sivakumar, précitée, la Cour a examiné les activités des TLET entre 1982 et 1988.
_39_ Dans sa décision, la SPR fait référence à des événements qui sont survenus après le mois de juin 1995, mais elle renvoie également au fait que des civils avaient été tués et maltraités avant 1986. Elle examine aussi d’autres types d’activités qu’exerçaient les TLET, comme la déportation massive de musulmans (60 000 à 100 000) en 1990, qu’elle qualifie de « purification ethnique ».
_40_ Après avoir soigneusement examiné les documents mentionnés par le demandeur, y compris la chronologie des événements dans le Country Report d’avril 2004 cité par la SPR, je suis convaincue qu’il existait des preuves permettant à la SPR de conclure raisonnablement que les TLET étaient à l’époque en cause une organisation dont l’existence même reposait « sur l’atteinte d’objectifs politiques ou sociaux par tout moyen jugé nécessaire ».
_41_ Par conséquent, même si la décision de la SPR aurait pu être mieux structurée[1], sa conclusion selon laquelle les TLET constituaient une organisation ayant des fins limitées et brutales était raisonnable et ne devrait pas être annulée.
C) La connaissance qu’avait le demandeur des activités exercées par les TLET
_42_ Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en se fondant sur des preuves vagues et générales concernant la connaissance qu’il avait des activités des TLET sans examiner avec précision la façon dont il avait été informé de ces activités.
_43_ Il est admis qu’il n’existe aucune preuve indiquant que le demandeur ait directement participé aux crimes contre l’humanité qu’auraient commis les TLET.
_44_ Je ne peux cependant admettre que le témoignage du demandeur au sujet de ce qu’il savait était de nature trop générale pour être pris en considération lorsqu’il s’agit de déterminer si le demandeur partageait une intention commune avec cette organisation.
_45_ Après avoir soigneusement examiné la transcription des audiences, je suis convaincue que le demandeur a clairement déclaré au cours de son témoignage qu’il savait fort bien que les TLET assassinaient des civils et des membres des autres mouvements tamouls même avant 1986 (dossier certifié, aux pages 475 à 479, 503 et 504). Il était également au courant de l’expulsion massive de musulmans qui a eu lieu en 1990 (page 488).
[46] Le demandeur s’est en outre fondé sur sa connaissance des méthodes violentes auxquelles avaient recours les TLET pour justifier le fait qu’il avait accepté de travailler pour eux pendant plus de sept ans.
_47_ La Cour juge que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur était parfaitement au courant de la violence exercée par les TLET pour réaliser ses buts n’est pas déraisonnable et certainement pas manifestement déraisonnable.
D) La durée de l’association du demandeur avec les TLET
_48_ Le demandeur n’a pas contesté la conclusion selon laquelle il avait été associé aux TLET pendant au moins sept ans. La Cour note également qu’à la lumière du fait que la SPR n’a pas cru que le demandeur avait vécu à Vavuniya pendant deux ans (de juin 1995 à juin 1997), il est fort possible qu’il ait travaillé pendant plus de neuf ans pour cette organisation.
E) L’omission de se dissocier de cette organisation
[49] Avant d’examiner les conclusions de la SPR au sujet du rôle qu’a joué le demandeur au sein des TLET, la Cour souhaite faire un commentaire au sujet d’une autre conclusion importante tirée par la SPR, selon laquelle M. Nagamany n’a pas essayé de se dissocier des TLET dès qu’il a pu le faire et qu’en fait, il est volontairement retourné dans une région qui était contrôlée par eux en mars 1990.
_50_ D’après les preuves présentées, la Cour est convaincue que la SPR pouvait raisonnablement tirer cette conclusion. Le décideur a tenu compte de toutes les explications fournies par le demandeur et n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire pour rejeter ces explications, après avoir correctement expliqué son raisonnement sur ce point.
F) Le rôle du demandeur au sein des TLET et sa complicité
_51_ Le demandeur soutient que l’erreur la plus grave qu’ait commise la SPR est sa conclusion selon laquelle « le demandeur d’asile a contribué, peut-être de manière importante, aux activités des TLET » [Non souligné dans l’original.].
[52] Il soutient qu’en l’absence de preuves établissant clairement qu’il avait participé de façon importante ou substantielle aux activités des TLET, la SPR ne pouvait conclure qu’il était complice de leurs crimes. C’est une question sur laquelle la SPR ne pouvait se fonder sur des hypothèses.
_53_ Les parties ont cité à la Cour plusieurs décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale sur la question de la complicité (Penate c. Canada (M.E.I.), _1994_ 2 C.F. 79 (1re inst.), Ramirez c. Canada (M.E.I.), _1992_ 2 C.F. 306 (C.A.), Moreno c. Canada (M.E.I.), _1994_ 1 C.F. 298 (C.A.), Sivakumar, précité, Sumaida c. Canada (M.C.I.), _2000_ 3 C.F. 66, à la p. 79 (C.A.), et Bazargan c. Canada (M.E.I.) (1996), 205 N.R. 282 (C.A.F.).) Elles ont également parlé de l’effet de documents publiés récemment par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés en septembre 2003 (Principes directeurs sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, HCR/GIP/03/05, 4 septembre 2003, Note d’information sur l’application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Genève, septembre 2003).
_54_ Enfin, après l’audience, le demandeur a demandé à la Cour d’examiner la décision récente qu’a rendue la Cour d’appel fédérale dans Zazai c. Canada (M.C.I.), _2005_ A.C.F. no 1567 (C.A.F.) (QL), qui traite de la question certifiée suivante :
La définition de « crime contre l’humanité » figurant au paragraphe 6(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre vise-t-elle le fait d’être complice de ces crimes?
_55_ Le demandeur ne soutient pas que le droit a été modifié au Canada puisque la Convention sur les réfugiés n’a jamais été modifiée, mais il prétend que les décisions et les commentaires européens récents sur la question montrent une évolution de la notion de « complicité » et contiennent maintenant des directives plus précises quant au type de participation qui entraîne l’application de l’article 98 de la Loi.
_56_ Je vais tout d’abord examiner une autre erreur factuelle mentionnée par le demandeur au sujet de cette conclusion. La décision attaquée indique que l’expression « peut-être » a été utilisée parce que la SPR ne savait pas très bien si le demandeur mentait au sujet de sa participation réelle aux activités des TLET ou s’il essayait simplement d’embellir son histoire lorsqu’il a mentionné que les TLET avaient offert de le nommer au grade de colonel.
[57] La transcription indique que le demandeur a bel et bien déclaré au cours de son témoignage qu’on lui avait fait cette offre, mais il semble que la SPR ait mal interprété les preuves concernant le moment auquel cette offre avait été présentée. Le demandeur affirme que c’était au tout début, au moment où les TLET essayaient de le convaincre de se joindre à leur armée. La SPR a compris à tort que cela s’était produit un peu plus tard dans le cadre des relations entre le demandeur et les TLET.
[58] Il s’agit bien là d’une erreur, mais elle n’est pas suffisamment importante pour justifier l’annulation de la décision parce qu’il n’était pas nécessaire dans cette affaire de conclure que la participation du demandeur à ces activités était effectivement importante. Il ressort clairement de la jurisprudence canadienne que, lorsqu’il s’agit d’une organisation poursuivant des fins limitées et brutales, la personne qui a connaissance des activités du groupe, qui ne prend aucune mesure pour empêcher ces activités lorsqu’elle a le pouvoir de le faire, qui ne se dissocie pas du groupe dès qu’elle peut le faire et qui accorde un soutien actif à ce groupe est considérée comme un complice. On considère alors qu’il y a une intention commune. (Penate, précitée, au paragraphe 6.)
[59] À mon avis, le droit sur ce point n’a pas été modifié par l’arrêt Zazai, précité, rendu récemment par la Cour d’appel fédérale.
[60] Il est vrai que, lorsque le juge Létourneau, parlant au nom de la Cour, a examiné la notion de complicité dans cette affaire, il a reconnu que cette notion se retrouvait en droit pénal international et il a cité diverses décisions du Tribunal pénal international pour l’ancienne Yougoslavie. Au paragraphe 16, le juge cite également un extrait de la décision de la Chambre de première instance dans Le Procureur c. Miroslov Kvocka et al., 2001, affaire no IT-98-30/1, dans laquelle le Tribunal fait notamment référence au fait que l’accusé « doit avoir agi de manière à aider substantiellement cette entreprise ou à favoriser la réalisation de ses objectifs de manière importante ».
[61] Cependant, dans cette affaire, la Cour n’avait pas à trancher la question qui m’est soumise, et je n’interprète pas cette citation comme une indication selon laquelle le droit canadien exige aujourd’hui des preuves établissant que la personne visée doit avoir participé de façon substantielle ou importante aux activités d’une organisation recherchant des fins limitées et brutales à titre d’élément essentiel ou de condition préalable à une conclusion de complicité. Cela est particulièrement vrai lorsqu’on tient compte du fait que la décision Kvocka, précitée, qu’a citée le juge Létourneau a aujourd’hui été révisée par la Chambre d’appel du TPIY (arrêt du 28 février 2005). La Chambre d’appel était expressément invitée à préciser le type de participation exigé pour démontrer qu’il y avait effectivement participation à l’entreprise criminelle commune. Elle a déclaré au paragraphe 97 :
[traduction] La Chambre d’appel note qu’en général, il n’est pas juridiquement exigé que l’accusé participe de façon substantielle à l’entreprise criminelle commune. Cependant, il peut y avoir des cas particuliers qui exigent, à titre d’exception à la règle générale, que l’accusé participe de façon substantielle à cette entreprise pour décider s’il y a véritablement participé. En pratique, l’importance de la participation de l’accusé permet de déterminer si l’accusé avait effectivement l’intention de poursuivre l’objectif commun.
[62] Pour ce qui est des commentaires sur ce point que l’on trouve dans la documentation de 2003 préparée par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, il convient de noter que celle‑ci se fonde également largement sur des décisions qui ont maintenant été révisées par la Chambre d’appel.
[63] Il est en outre important de rappeler que le contexte dans lequel ces affaires pénales ont été tranchées est quelque peu différent de celui dont était saisie la SPR.
[64] Il est évident que pour bien exercer sa mission, la SPR doit se tenir au courant des développements internationaux et il serait très souhaitable qu’elle examine ces documents ainsi que les décisions récentes prononcées par d’autres tribunaux d’immigration. Par exemple, la décision du Tribunal d’appel anglais en matière d’immigration dans Gurung c. The Secretary of State for the Home Department, [2002] UKAIT 04870, fournit d’excellents renseignements sur la façon dont un décideur devrait aborder les affaires mettant en jeu la section F) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.
[65] Comme cela est mentionné dans cette décision, la SPR doit procéder très soigneusement à l’évaluation des preuves et appliquer une approche strictement analytique, en raison des conséquences très graves qui peuvent découler d’une conclusion selon laquelle la personne visée est exclue aux termes de la section F) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Cela est particulièrement le cas lorsqu’elle décide de prendre une telle décision en l’absence du ministre.
[66] En l’espèce, il aurait été préférable de rechercher d’autres renseignements concernant la participation du demandeur aux activités des TLET. Je ne suis toutefois pas convaincue que l’omission de le faire ici constitue une erreur susceptible de contrôle.
[67] Il faut tenir compte du fait que la propagande et le financement sont deux des fonctions particulièrement essentielles pour toute organisation comme les TLET. La participation du demandeur n’était pas de nature passive, comme l’aurait été le fait de fournir un refuge aux membres des TLET. M. Nagamany a volontairement et activement participé à ces deux fonctions essentielles pendant plusieurs années.
[68] Le demandeur avait la possibilité de préciser ses activités, et d’établir, si c’était bien le cas, qu’il n’avait joué qu’un rôle très mineur et que ses activités n’avaient pas vraiment contribué au financement de l’organisation. Il ne l’a pas fait.
[69] Il n’était donc pas déraisonnable que la SPR conclue, après avoir décidé que les TLET étaient une organisation poursuivant des fins limitées et brutales et que le demandeur l’avait activement et volontairement appuyée pendant plusieurs années, que le demandeur partageait une intention commune avec cette organisation. Cet élément moral peut se déduire des conclusions factuelles valides qu’a tirées la SPR.
[70] En outre, dans son témoignage (à la page 475 du dossier certifié), le demandeur a effectivement déclaré que, malgré le fait qu’il connaissait les méthodes violentes des TLET, il savait que ces personnes luttaient pour la liberté et que c’était la raison pour laquelle ils recrutaient de force des civils. Il est possible qu’il ait été victime de la propagande qu’il a distribuée pendant des années. Cela n’a toutefois pas pour effet de rendre déraisonnable la conclusion qu’a tirée la SPR.
[71] La Cour est convaincue qu’il était loisible à la SPR de tirer la conclusion selon laquelle M. Nagamany avait été complice des crimes contre l’humanité commis par les TLET et que cette conclusion était raisonnable.
[72] Les parties n’ont pas demandé la certification d’une question et la Cour estime que la présente affaire doit être tranchée en fonction de ses propres faits.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
La demande est rejetée.
« Johanne Gauthier » Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Boulanger, LL.M.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
INTITULÉ : NAGAMANY, SIVANESAN
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 12 JUILLET 2005
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE GAUTHIER
DATE DES MOTIFS : LE 17 NOVEMBRE 2005
COMPARUTIONS :
Pia Zambelli POUR LE DEMANDEUR
François Joyal POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Pia Zambelli POUR LE DEMANDEUR
Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Montréal (Québec)
[1] Le fait que les TLET ne figurent dans la liste des organisations terroristes du British Home Office qu’à partir de février 2001 n’est pas pertinent. Cette organisation avait déjà été interdite en Inde en 1991 après l’assassinat du premier ministre Rajiv Gandhi. Elle a été interdite au Sri Lanka en janvier 1998 en raison des activités exercées depuis le début des années 80.