Date : 20020815
Dossier : IMM-4076-01
Référence neutre : 2002 CFPI 865
Vancouver (Colombie-Britannique), le jeudi 15 août 2002
EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE DAWSON
ENTRE :
ANI-EMEKA EMMANUELS,
VERONICA ALEXANDROVNA EMMANUELS
(alias Veronika Alezan Emmanuels)
demandeurs
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la SSR) a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en ne déterminant pas si Mme Emmanuels serait persécutée en raison de sa relation avec son mari nigérian si elle retournait en Russie?
[2] La SSR a décrit le fondement de la revendication de Mme Emmanuels de la manière suivante dans ses motifs :
La revendication de la revendicatrice est fondée sur son appartenance à un groupe social, à savoir qu'elle est une femme. Sa revendication s'appuie sur la persécution fondée sur des motifs liés au sexe; elle craint d'être persécutée par son ex-ami de coeur.
Cette description reflétait assez bien la prépondérance de la preuve produite par les revendicateurs, ainsi que les prétentions présentées à la SSR par leur conseil.
[3] Mme Emmanuels avait toutefois écrit dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP) : [traduction] « j'ai rencontré mon mari actuel en juillet 1996. J'ai sous-estimé l'importance du racisme en Russie. » La SSR a indiqué dans ses motifs que Mme Emmanuels « a dit qu'ils craignaient d'être persécutés en Russie du fait de la couleur et de la race du revendicateur et que les autorités soit tolèrent les actes de racisme, soit sont incapables d'assurer la protection » .
[4] Étant donné que Mme Emmanuels a affirmé que sa crainte de retourner en Russie s'expliquait, du moins en partie, par sa relation avec un Nigérian et que le tribunal a reconnu ce fait, je suis d'accord avec l'avocat des demandeurs lorsqu'il dit que la SSR a commis une erreur en ne traitant pas de cet aspect de la revendication de Mme Emmanuels.
[5] L'avocate du ministre a fait valoir qu'il ne s'agissait pas d'une erreur susceptible de contrôle puisque rien n'indiquait que les demandeurs avaient soulevé la question du racisme devant la SSR pour justifier leur revendication visant la Russie et que le conseil qui représentait les demandeurs devant la SSR (mais non devant la Cour) n'avait pas fait allusion à cette question dans ses prétentions. L'avocate a invoqué l'arrêt Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 164 (C.A.), au soutien de sa thèse.
[6] Il est compréhensible que la SSR n'ait pas abordé cette question compte tenu du témoignage de M. et de Mme Emmanuels et du fait que leur conseil n'en a pas parlé dans ces prétentions. Je suis néanmoins d'avis qu'il s'agit d'une erreur susceptible de contrôle pour les raisons qui suivent.
[7] Le passage des motifs de la SSR qui a été cité précédemment, selon lequel Mme Emmanuels a affirmé qu'elle craignait d'être persécutée en Russie en raison de la couleur et de la race de M. Emmanuels, montre que cette question a été soulevée devant la SSR.
[8] M. et Mme Emmanuels ont produit des éléments de preuve concernant des incidents qui leur sont arrivés en Russie et qui étaient attribuables à la question de la race. Mme Emmanuels a écrit dans son FRP qui a été produit en preuve devant la SSR :
[traduction] En octobre 1996, j'ai été agressée à quelques mètres d'un poste de contrôle policier alors que je revenais chez moi après être allée dans un club de nuit. Les jeunes filles russes qui m'ont agressée étaient en colère contre moi parce qu'elles estimaient que je les déshonorais en fréquentant un homme de race noire. Mon mari a essayé de mettre fin à la bagarre qui a suivi. Les policiers sont alors arrivés et ont commencé à battre mon mari. Ils ont fait des remarques racistes et ont mis en doute son audace de fréquenter une femme russe. Ils ont aussi pris tout l'argent qu'il avait sur lui. Lorsque j'ai voulu avoir des explications, ils m'ont dit que c'était parce que je fréquentais un homme de race noire.
[...]
Nous avons peur de retourner en Russie parce que nous craignons que je sois persécutée ou tuée par mon ancien petit ami. La police est corrompue et ne montre aucun empressement à poursuivre ou à punir les conjoints violents. De plus, nous sommes persécutés en raison de la couleur et de la race de mon mari. Les autorités ferment les yeux sur les agressions motivées par la race ou sont incapables de protéger les personnes de couleur.
[9] La SSR a jugé que M. et Mme Emmanuels n'étaient pas des témoins crédibles, mais elle a reconnu qu'ils étaient mariés. Or, une conclusion relative à l'absence de crédibilité seule ne règle pas la question de savoir si un demandeur satisfait aux éléments subjectif et objectif de la définition de réfugié au sens de la Convention. Ainsi, dans l'arrêt Attakora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 99 N.R. 168, la Cour d'appel fédérale a statué que le demandeur soit ou non un témoin digne de foi, cela ne l'empêchait pas d'être un réfugié à la condition que ses opinions et ses activités politiques soient susceptibles de conduire à son arrestation et à une peine.
[10] En l'espèce, la SSR disposait d'une preuve documentaire (comprenant notamment le rapport du département d'État américain Russia Country Report on Human Rights Practices for 1998) qui faisait état d'agressions à caractère raciste commises contre des membres de minorités (en particulier des Africains), d'attaques par des skinheads contre des personnes à la peau foncée ou d'arrestations et de détentions arbitraires de telles personnes.
[11] Cette preuve, qui pouvait servir à établir le fondement objectif de la crainte de persécution, n'a pas été analysée par la SSR. Celle-ci n'a pas conclu qu'elle ne croyait pas Mme Emmanuels lorsqu'elle prétendait qu'elle avait été agressée par des jeunes filles russes qui étaient en colère contre elle parce qu'elle fréquentait un homme de race noire. En concluant à l'absence de crédibilité de Mme Emmanuels, la SSR a simplement écrit que « le tribunal détermine que la revendicatrice n'est pas, elle non plus, un témoin crédible et il rejette sa preuve selon laquelle son ex-petit ami lui a infligé de mauvais traitements, a des liens étroits avec la police et continuerait de s'intéresser à elle si elle retournait en Russie » . [Non souligné dans l'original]
[12] La SSR est loin d'avoir, en tirant cette conclusion, rejeté la totalité du témoignage de Mme Emmanuels concernant le racisme.
[13] Dans l'arrêt Ranganathan, précité, sur lequel s'appuie le ministre, la Cour d'appel a statué que l'on ne pouvait pas reprocher à la SSR de ne pas avoir abordé une question. La question en cause dans cette affaire était une question de fait, soit l'existence d'une politique interdisant aux Tamouls du Nord de demeurer à Colombo plus de trois jours. La Cour a indiqué qu'il incombait àla revendicatrice de démontrer qu'à cause de la politique des trois jours l'installation à Colombo ne représentait pas une possibilitéde refuge intérieur.
[14] Je ne suis pas convaincue que ce principe peut être étendu au défaut de la SSR de tenir compte de tous les motifs sur lesquels s'appuie une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, même si ces motifs n'ont pas été invoqués par le revendicateur. Le Guide du HCR (le Guide) prévoit aux paragraphes 66 et 67 :
Pour être considérée comme réfugié, une personne doit démontrer qu'elle craint avec raison d'être persécutée pour l'un des motifs énumérés ci-dessus. Peu importe que ce soit pour un seul ou pour plusieurs de ces motifs. Souvent, la personne qui demande la reconnaissance du statut de réfugié peut n'avoir pas, elle-même, véritablement conscience des motifs pour lesquels elle craint d'être persécutée. Elle n'est cependant pas tenue d'analyser son cas au point de pouvoir identifier ces motifs de façon très précise.
C'est à l'examinateur qu'il appartient, lorsqu'il cherche à établir les faits de la cause, de déterminer le ou les motifs pour lesquels l'intéressé craint d'être victime de persécutions et de décider s'il satisfait à cet égard aux conditions énoncées dans la définition de la Convention de 1951. Il est évident que souvent les motifs de persécution se recouvriront partiellement. Généralement, plusieurs éléments seront présents chez une même personne. Par exemple, il s'agira d'un opposant politique qui appartient en outre à un groupe religieux ou national ou à un groupe présentant à la fois ces deux caractères, et le fait qu'il cumule plusieurs motifs possibles peut présenter un intérêt pour l'évaluation du bien-fondé de ses craintes.
[15] Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême du Canada a examiné (au paragraphe 80) les opinions politiques comme motif de crainte d'être persécuté, même si ce motif avait été invoqué pour la première fois devant elle par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.
[16] En résumé, Mme Emmanuels a soulevé la question du racisme pour expliquer sa crainte d'être persécutée. Le Guide et l'arrêt Ward indiquent que, même si elle ne l'avait pas fait, il appartenait à l'examinateur - la SSR en l'occurrence - de déterminer les motifs pour lesquels elle craint d'être persécutée et de décider si elle satisfait aux conditions énoncées dans la définition de la Convention. Il y a des éléments de preuve dans le FRP de Mme Emmanuels et dans les documents sur les conditions dans le pays qui auraient dû être soupesés par la SSR.
[17] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.
[18] Pour ce qui est de la mesure de redressement qui doit être accordée, la décision de la SSR n'est pas contestée pour ce qui est de la crainte de M. Emmanuels d'être persécuté au Nigéria ou de la crainte de Mme Emmanuels d'être persécutée par son ancien petit ami en Russie. Par conséquent, la seule question qui sera renvoyée pour faire l'objet d'une nouvelle décision consiste à déterminer, selon le libellé du paragraphe 22 du mémoire des faits et du droit des demandeurs, si Mme Emmanuels craint avec raison d'être persécutée en raison de sa relation avec son mari nigérian si elle retourne en Russie.
[19] Vu qu'il semble que ce soit par inadvertance que la SSR a omis d'examiner cette question et que les autres conclusions qu'elle a tirées ne sont pas contestées par les demandeurs, il n'est pas nécessaire, à mon avis, de renvoyer l'affaire à un tribunal de la SSR différemment constitué si le tribunal qui a rendu la décision faisant l'objet du présent contrôle judiciaire peut être reformé. Si cela est impossible, l'affaire pourra être tranchée par un tribunal différemment constitué.
ORDONNANCE
[20] LA COUR ORDONNE :
1. que la question de savoir si Mme Emmanuels craint avec raison d'être persécutée en raison de sa relation avec son mari nigérian si elle retourne
en Russie soit renvoyée à la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour faire l'objet d'une nouvelle décision.
« Eleanor R. Dawson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-4076-01
INTITULÉ : ANI-EMEKA EMMANUELS et autre
c. M.C.I.
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 24 juillet 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : Madame le juge Dawson
DATE DES MOTIFS : Le 15 août 2002
COMPARUTIONS :
Arthur I. Yallen POUR LES DEMANDEURS
Pamela Larmondin POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Arthur I. Yallen POUR LES DEMANDEURS
Toronto (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada