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Date : 19990913


Dossier : IMM-5988-98

OTTAWA (ONTARIO), LE 13 SEPTEMBRE 1999.

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LUTFY


ENTRE :


JOSEF MITAC, JOZEF MITAC, MARTA MITACOVA,

MAREK MITAC, JULIA KINOVA et MICHAELA KINOVA,


demandeurs,


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,


défendeur.


ORDONNANCE

     VU la présente demande de contrôle judiciaire que les demandeurs ont présentée à l"égard d"une décision, datée du 27 octobre 1998, de la Section du statut de réfugié;

     VU l"examen des observations écrites des parties et l"audition tenue le 2 septembre 1999 à Toronto (Ontario);

     LA COUR ORDONNE QUE :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

2.      La décision de la Section du statut de réfugié, datée du 27 octobre 1998, soit annulée et que l"affaire soit renvoyée pour qu"une formation différemment constituée procède à une nouvelle audition de l"affaire et statue à son tour sur celle-ci d"une manière qui n"est pas incompatible avec les motifs d"ordonnance exposés aujourd"hui.


" Allan Lutfy "

J.C.F.C.




Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier, B.A., LL.B.




Date : 19990913


Dossier : IMM-5988-98

OTTAWA (ONTARIO), LE 13 SEPTEMBRE 1999.

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LUTFY


ENTRE :


JOSEF MITAC, JOZEF MITAC, MARTA MITACOVA,

MAREK MITAC, JULIA KINOVA et MICHAELA KINOVA,


demandeurs,


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,


défendeur.


MOTIFS D"ORDONNANCE


LE JUGE LUTFY

[1]      Les demandeurs sont des citoyens de la République tchèque qui ont revendiqué le statut de réfugiés en raison de leur race et de leur appartenance à un groupe social particulier, soit la minorité romanie. Les demandeurs appartiennent tous à la même famille.

[2]      Au début de l"audition, le tribunal a déterminé que la seule question litigieuse était de savoir si les demandeurs appartenaient au groupe ethnique romani. Le tribunal s"est fondé sur trois éléments pour étayer sa conclusion selon laquelle les demandeurs n"étaient pas des Romanis : a ) les traits ethniques ou raciaux des membres de la famille ne s"apparentaient pas à ceux des Romanis européens; ils ressemblaient plutôt à ceux de personnes du Pakistan ou de la Turquie; b ) les membres de la famille n"ont pas démontré qu"ils parlaient le romani et ils ne connaissaient pas bien la culture romanie; et c ) les parents n"ont pu identifier le sous-groupe de Romanis auquel ils appartiennent.

[3]      Le tribunal a également commenté le comportement des demandeurs à l"audition. Il a estimé que les demandeurs, outre Marta Mitacova, avaient [TRADUCTION] " un comportement cynique, sarcastique et irrespectueux qui était incompatible avec des personnes cherchant à obtenir le statut de réfugiées pour des motifs légitimes ".

[4]      En ce qui concerne la question de l"identité romanie des demandeurs, le tribunal a dit :

[TRADUCTION] Le revendicateur dit qu"il serait identifié en tant que Romani par d"autres personnes vu son teint foncé. Le revendicateur a la peau foncée et ses enfants ont aussi les cheveux et la peau foncés. La formation a fait remarquer au revendicateur principal que son apparence physique s"apparentait à celle d"une personne du Pakistan ou de la Turquie et qu"il ne lui semblait pas que son apparence, de même que celle de ses fils en particulier, s"apparentait à celle que l"on attribue habituellement aux personnes qui soutiennent être romanies. L"apparence physique des revendicateurs s"apparente davantage à celle de personnes du Proche-Orient ou de l"Asie qu"à celle que la présente formation et d"autres formations constatent habituellement dans le cas de Romanis européens de la République tchèque. [Non souligné dans l"original.]

[5]      Se fonder sur les observations d"un membre du tribunal concernant l"" apparence physique " d"un demandeur est, en l"absence de preuve d"expert, " fondamentalement dangereux ", comme l"a souligné le juge Evans dans la décision Pluhar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration)1 :

Il est fondamentalement dangereux pour les membres de la Commission de décider si les gens dans un autre pays percevraient un revendicateur comme étant d"une origine ethnique particulière en se fondant uniquement sur l"observation de la personne en cause par les membres de la Commission.
Certes, il peut y avoir des situations dans lesquelles il sera tout à fait évident d"après l"apparence d"une personne qu"elle n"est pas d"une origine ethnique particulière. Toutefois, puisque Mme Pluharova avait les cheveux noirs et un teint " bronzé ", le " sens commun " du tribunal ne constituait pas un fondement suffisamment sûr pour apprécier une question aussi délicate. On ne peut pas classer le teint simplement comme " clair" ou " foncé " : il y toute une gamme entre ces deux extrêmes. Il se peut que des racistes soient capables d"identifier une personne comme membre d"un groupe minoritaire au moyen de caractéristiques physiques qui ne seraient pas nécessairement apparentes aux gens dans d"autres pays.

[6]      Invité à expliquer comment il pourrait être identifié comme étant de descendance romanie, M. Mitac a répondu : [TRADUCTION] " C"est très facile : la couleur de ma peau; la façon dont je parle; nos traditions - notre mode de vie, notre culture ". Même si le demandeur a renvoyé lui-même à la couleur de sa peau pour établir son appartenance au groupe ethnique romani, aucun élément de preuve permettait au tribunal d"étayer sa conclusion que l"apparence du demandeur [TRADUCTION] " s"apparente davantage à celle de personnes du Proche-Orient ou de l"Asie ". Cette conclusion ne tient pas compte du contenu d"un document rédigé par les services de recherche de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié en novembre 1997, selon lequel certains Romanis sont originaires de l"Inde. Le renvoi à l"apparence que " d"autres formations " constatent habituellement confirme aussi que le tribunal a pris cette décision sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait. Cela constitue une erreur susceptible de contrôle.

[7]      Les demandeurs ont témoigné en tchèque. Monsieur Mitac a fait remarquer que les Romanis parlent le tchèque avec un accent qui leur est propre. Il a dit que les membres de sa famille parlent en romani à la maison. Il a également témoigné à propos de certaines traditions romanies, dont celles qui ont trait à la cérémonie de mariage romanie. En réponse à un questionnement obstiné concernant le sous-clan romani auquel la famille appartiendrait, M. Mitac a maintenu que les membres de sa famille étaient des " Romanis ordinaires " n"appartenant, à ce qu"il sache, à aucun sous-groupe en particulier. Le tribunal n"a pas exposé en termes clairs et explicites les raisons pour lesquelles il n"a pas accepté le témoignage de M. Mitac.

[8]      Le tribunal a également dit qu"il n"était pas convaincu que les demandeurs connaissaient le romani. Voici comment il s"est exprimé à ce sujet :

[TRADUCTION] [Monsieur Mitac] a dit un mot qui, selon lui, voulait dire " merci ", mais il était impossible d"en vérifier l"exactitude car ni l"interprète, ni les membres de la formation ne connaissaient le romani. En outre, l"avocate des revendicateurs n"a pas insisté sur ce point, peut-être parce qu"elle n"avait pas l"impression que cela serait utile; pourtant, la formation a conclu que le revendicateur n"a pas établi de façon convaincante que lui ou les membres de sa famille connaissent le romani. [Non souligné dans l"original.]

[9]      L"avocat du défendeur a souligné à bon droit qu"il incombait aux demandeurs d"établir qu"ils appartiennent au groupe ethnique romani. Il a reconnu que le fait d"établir son appartenance à un groupe ethnique différait de celui d"établir sa citoyenneté; dans ce dernier cas, il suffira souvent de tout simplement établir l"authenticité d"un document d"identité nationale. Monsieur Mitac a donné un exemple limité de sa capacité de parler en romani lorsqu"il a répondu à une question de son avocat. Il a également témoigné, comme il a déjà été souligné, que les membres de sa famille parlaient en romani à la maison. Le tribunal n"a pas évalué davantage les aptitudes linguistiques des demandeurs pour ce qui est du romani. À mon avis, la conclusion du tribunal que les demandeurs ne connaissaient pas la langue du groupe ethnique auquel ils appartenaient a été tirée sans qu"il soit tenu compte de la preuve.

[10]      En l"espèce, c"est à tort que le tribunal a suggéré qu"il se pouvait que l"avocate des demandeurs ait décidé de ne pas continuer d"interroger ses clients à propos de la langue romanie, " parce qu"elle n"avait pas l"impression que cela serait utile ". Il semble que la seule raison pour laquelle la question des aptitudes linguistiques des demandeurs a été abandonnée était l"absence d"un interprète romani. Les autres remarques du tribunal concernant les motifs de l"avocate ne sont que des hypothèses. Il ressort d"un examen de la transcription de l"audition, qui comprend tant les témoignages que les observations orales, que le tribunal n"a exprimé aucune réserve quant à la capacité du demandeurs de parler en romani.

[11]      Lorsque la question de l"identité d"une personne est liée au groupe ethnique auquel celle-ci appartient, par opposition à la citoyenneté de la personne, il se peut, dans certains cas, que la langue soit particulièrement pertinente. Si le tribunal doutait de la capacité des demandeurs de parler en la langue du groupe ethnique auquel ils appartiennent, il aurait été sans aucun doute préférable qu"il en fasse mention dans le dossier. L"absence d"un interprète romani à l"audition a pu avoir pour effet d"empêcher tant le tribunal que l"avocate des demandeurs de poser d"autres questions à ces derniers en ce qui concerne leurs aptitudes linguistiques. Si l"avocate avait su que le tribunal avait des réserves sur cette question, il aurait peut-être été convenable de sa part de demander un ajournement afin d"obtenir les services d"un interprète romani.

[12]      Les motifs font état, dans une certaine mesure, du comportement que les demandeurs auraient eu à l"audition. Après avoir souligné que l"aîné Mitac [TRADUCTION] " souriait et riait " pendant son témoignage et avoir fait référence aux " expressions faciales " des autres jeunes enfants adultes, le tribunal a conclu :

[TRADUCTION] La formation a tiré une conclusion défavorable en ce qui concerne leur crédibilité, et ce comportement, de même que le manque de preuve convaincante étayant leur appartenance au groupe ethnique romani, ont revêtu un caractère décisif quant à l"issue de leur revendication.

[13]      Ayant minutieusement examiné le raisonnement du tribunal, je ne saurais le maintenir. Premièrement, le tribunal a commis une erreur lorsqu"il a souligné dans ses motifs que le dossier faisait état à plusieurs reprises de ses réserves à l"égard du comportement des demandeurs. Dans la transcription, l"un des membres du tribunal y a renvoyé une seule fois2. Deuxièmement, il était erroné de dire que l"avocate des demandeurs avait remarqué que [TRADUCTION] " les trois jeunes adultes avaient des expressions faciales particulières ". Ce n"est que relativement à l"unique occasion à laquelle un membre du tribunal a souligné le comportement d"un seul demandeur que l"avocate a traité de cette question. Troisièmement, chose plus importante, il n"y a pas de lien rationnel, dans les circonstances de la présente affaire, entre le comportement des demandeurs à l"audition et la conclusion du tribunal selon laquelle ils n"étaient pas des Romanis, mais plutôt originaires " du Proche-Orient ou de l"Asie ".


[14]      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l"affaire est renvoyée pour qu"un tribunal différemment constitué statue à son tour sur celle-ci. Ni l"une ni l"autre partie n"a proposé de question grave à certifier.



" Allan Lutfy "

J.C.F.C.

Ottawa (Ontario)

Le 13 septembre 1999.









Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier, B.A., LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


NO DU GREFFE :              IMM-5988-98


INTITULÉ DE LA CAUSE :      JOSEF MITAC, JOZEF MITAC, MARTA MITACOVA,

                     MAREK MITAC, JULIA KINOVA et MICHAELA                      KINOVA


LIEU DE L"AUDIENCE :          Toronto (Ontario)


DATE DE L"AUDIENCE :          le 2 septembre 1999


MOTIFS D"ORDONNANCE EXPOSÉS PAR MONSIEUR LE JUGE LUTFY


EN DATE DU :              13 septembre 1999



ONT COMPARU :


Rocco Galati                              pour les demandeurs


Martin E. Anderson                          pour le défendeur


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


Galati, Rodrigues & Associates                  pour les demandeurs

Toronto (Ontario)


Morris Rosenberg                              pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

__________________

1      (27 août 1999), IMM-5334-98 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 10 et 11.

2      Dossier du tribunal, à la p. 467.